Individu/société : Quelle articulation ?

Par Abdelmajid Baroudi

Je sais d’emblée que la relation : individu/société est problématique. C’est-à-dire que toute réflexion autour de cette relation ne peut aboutir qu’à des interprétations dont les représentations ne sont définitives, dans la mesure où les concepts avec lesquels on approche cette dualité complexe ne peuvent engendrer que des divergences, voire des conflits selon lesquels chaque paradigme prétend détenir les clefs lui permettant d’accéder à cet univers où les paradoxes ne cessent de croître. Ma curiosité d’assister à ce passionnant combat intellectuel entre les érudits, conjuguée au hasard, m’a incité à tenter ma chance avec Bernard Lahire ( BL) dans l’espoir de déplier les plis singuliers du social(1). Je me suis donc penché sur cet ouvrage tout en espérant que ce livre m’apporte davantage d’explications sur la complexité de la relation entre la singularité et la collectivité, l’individuel et le social. Ma curiosité, est-elle satisfaite?

Compte tenu de la complexité du sujet traité, la réponse à la question que je viens de poser ne peut nullement être tranchée par un oui ou un non. Dans ce cas, la seule réponse qui à mon avis peut nous aider à exposer la piste de réflexion que BL emprunte pour décortiquer le genre d’articulation du social avec l’individuel, ne peut se formuler que sous forme de questions. Comment BL conçoit-il l’individu ? Peut-on l’assimiler dans son autonomie, loin des structures sociales ou bien sa portée ne doit-elle être dégagée que dans sa dimension collective?

C’est la deuxième fois que j’assiste à un débat intellectuel autour du concept philosophique de la part des sociologues. La première fois c’était Michel Maffesoli dans son livre : L’ordre des choses qui a qualifié le concept en tant que production théorique, voire abstraite « d’apanage de la tribu des savants. »(2) En réduisant l’entreprise philosophique à une « narration savante » détachée du réel, Michel Maffesoli dévalue le concept à tel point qu’il n’intéresse plus grand monde et « que l’on cantonne (tolérance qui risque de ne plus perdurer) dans ces garderies d’enfants attardés que sont devenues les universités. »(3) Cet acharnement sur l’entreprise philosophique représentée par la conceptualisation a fait oublier ce postmoderniste que la philosophie est la création de concepts, pour reprendre Deleuze.D’autant plus que cette attaque non ciblée l’a fait tomber dans l’amalgame, sans distinguer entre le concept philosophique et celui du styliste. Le contraste de ce genre de critique, c’est qu’il ne peut pas analyser le réel sans se servir du concept. C’est ce qui caractérise L’ordre des choses : Maffesoli. Il ne peut pas se passer de citations philosophiques pour alimenter sa perception de la postmodernité. Par contre, BL ne prend pas le risque de spéculer sur les notions philosophiques telles que Autonomie, Liberté qui laissent entendre que l’individualité prend le dessus sur la sociabilité, et sur lesquelles s’arc-boutent des approches sociologiques, objet de sa critique.

Quelle est la thèse des sociologues qui prônent l’individualisme?

BL, pour élucider la thèse individualiste portée par des sociologues postmodernes, nous renvoie, entre autres, à Henri Mendras et Pierre Bréchon. Le premier selon BL, « diagnostiquait en novembre 2002, lors d’un grand colloque sur la culture, une « dévalorisation des grandes institutions symboliques » et une « montée de l’individualisme » (et notamment une « individualisation de la culture »), « l’enrichissement moyen et la diffusion de la culture scolaire conduisant les Français à vouloir se construire, chacun, sa propre culture personnelle.» »(4) Dans la même optique relevant le déficit de cette approche qui nuit en quelque sorte au lien social dont le fonctionnement institutionnel se nourrit des relations d’interdépendance, B L cite le politiste Pierre Bréchon : « La place de l’individu comme acteur autonome, comme personne ayant prise sur sa vie devient centrale. On passe d’une situation où les individus étaient contraints, sous des dominations diverses et variées, à une situation où les personnes sont davantage maîtres de leur avenir. »(5) Que reproche l’auteur à ce discours?

L’une des critiques majeures de cet individualisme d’après B L, c’est que ces discours jugent souvent que les institutions familiales, scolaires, culturelles seraient en déclin.» (6) Autrement dit , la société n’occupe plus son rôle défini par le fait qu’elle est responsable de déterminer la conscience de la personne par le biais de son intégration dans des structures susceptibles d’enrichir son mode relationnel par rapport aux instances sociétales. Et BL d’ajouter que le choix individuel ou tout simplement la liberté indépendamment des contraintes sociales ne doit pas être perçue comme élément déterminant de la relation : individu/société. C’est pour cela qu’il faut dissiper cette confusion autour de ce rapport si complexe. Pour argumenter sa thèse , l’auteur de Dans les plis singuliers du social, se réfère au sociologue Norbert Elias afin d’élucider la relation immanente de l’individu à la société , tout en écartant l’hypothèse de l’autonomie. Elias, écrit-il:«fait remarquer que, dès lors que l’on part de l’individu isolé et clos sur lui-même, on ne peut que se demander comment la « société » influence l’individu en question, de l’extérieur. Mais si on y réfléchit un peu, ce type de découpage (individu/société) est une sorte de tour de passe-passe théorique dans la mesure où, d’une part, l’individu fait bel et bien partie de ce qui est censé extérieur à lui.»(7) L’essentiel de ce propos réside dans le fait que l’individu ne peut exister et évoluer que dans son environnement. L’exemple de la famille illustre cette appartenance de l’individu, représentée par l’enfant, à une structure constituant l’ensemble d’autres individus qui ne sont autres que les parents, les frères et sœurs. C’est dans cette optique d’appartenance sociale que BL puise son concept d’interdépendance dans le but d’accorder à cette relation : individu/société un sens relationnel au lieu de se demander selon lui quels sont les rapports entre individu et société, entre acteur et système?Son objectif, à mes yeux, est d’ôter à l’individu son statut de sujet, voire d’acteur et le cantonner dans un déterminisme social. Et si jamais il y a individualité, celle-ci ne peut être considérée que dans sa dimension collective, sous forme de dispositions que la société, de par ses institutions, prépare, en vue d’une certaine interdépendance sociale. « En effet qu’est ce qu’un individu, si non une production de part en part sociale, produit des relations d’interdépendance, passées et présentes , dans lesquelles il est entré et qui lui- même contribue à faire exister en tant que telles.»(8)

La stratégie de bannissement de l’autonomie de l’individu, soutenue par les thèses de N. Elias s’accorde avec cette sociologie interdépendante dont le dénominateur commun est de tuer le Je pour que le Nous institutionnel éternise sa contrainte à laquelle l’individu doit se soumettre. Finalement, le pluriel arrive à vaincre le singulier. « En fait, la conscience d’un individu particulier ne prend forme que dans les relations d’interdépendance avec autrui et avec les produits objectivés de l’activité humaine ; son comportement n’est le produit d’une « pure intériorité » ni l’effet « d’un contexte extérieur » à lui, mais le fruit des relations d’interdépendance passées et présentes qui se sont exercées et continuent à s’exercer sur lui.» (9) Et pourtant, BL n’ignore pas que les conditions sociales de production d’une individualisation sociale dans les pays économiquement développés exigent une individualité qui se singularise avec son parcours, ses compétences, et ses expériences. Son bémol, c’est qu’il réduit ce potentiel individuel à une politique n’ayant qu’un seul et unique objectif : « diviser pour régner » sans tenir compte de la compétitivité qui appelle la méritocratie. Une telle robinsonnade, pour le paraphraser, qui s’aligne sur la thèse de N. Elias est due à l’accentuation de la division du travail et le progrès de civilisation qui ont produit chez l’individu le sentiment « qu’il n’est devenu ce qu’il aurait pu devenir. »(10)

La critique est un métalangage qui se distancie du langage ordinaire et créatif. Ce deuxième degré de langage doit se munir et du savoir et d’outils permettant de décortiquer le premier langage, objet de critique. BL , a-t-il emprunté ce chemin pour élucider la carence de l’autonomie et la liberté que prônent des sociologues en capitalisant sur les spéculations philosophiques portées par Marcel Gauchet, Alain Renaut, Gilles Lipovetsky, Daniel Bell, Ulrich Beck ou Charles Taylor dont le souci est d’avantager l’individualité au détriment de la sociabilité?

La critique émise par BL à l’encontre de cette sociologie postmoderne, c’est qu’elle s’alimente de thèses philosophiques pour assigner à l’individualité une autonomie et liberté sans s’intéresser au social en tant que facteur déterminant de la personnalité de l’individu. « Parler de « liberté » de l’acteur ou de « libre-arbitre », c’est tout simplement abdiquer toute ambition explicative. »(11) Autrement, la liberté telle qu’elle est perçue par ses détracteurs, est en quelque sorte un sujet de débat philosophique, plutôt qu’un objet de recherche sociologique. « De manière générale, les auteurs s’appuient plus volontiers pour légitimer ces « grandes idées » sur des philosophes ou des essayistes libres de toute contrainte empirique que sur les travaux de chercheurs en sciences sociales (historiens, anthropologues ou sociologues).»(12)

Toutefois, tant que la question du sens est posée, les bornes et les limites entre les sciences humaines et la philosophie ne sont que méthodiques. Qui plus est, la complexité de la condition humaine exige, pour ne pas dire impose un dialogue entre ce qui relève de la réflexion d’ordre théorique et l’expérimentation, sans se retrancher dans une « objectivité » et prétendre qu’elle est déterminante par rapport à la relation : individu/société. Du coup, toute approche philosophique, psychanalytique, anthropologique, entre autres, est utile pour comprendre les diverses articulations de la condition humaine. D’où la nécessité d’une agrégation de composantes dans lesquelles le pluriel et le singulier s’interfèrent.

Quelle discipline peut-elle synthétiser la complexité de l’articulation du singulier avec le pluriel ?

La philosophie problématise et conceptualise. Sa tâche d’exposer les contradictions liées à une situation problème invite à réfléchir sur les différentes approches de cette situation. Il s’ensuit que la situation problème qu’engendre la relation : individu et société exige un traitement conceptuel.

Contrairement au traitement que BL fait subir aux concepts de liberté et autonomie qu’il qualifie en capitalisant sur les jugements de N. Elias de « faux langage qui amène au faux problèmes de l’articulation ou de lien entre l’individu et la société »(13). Le rôle du sujet en tant qu’acteur, de par sa liberté et son autonomie, revêt une dimension éthique dans cette articulation. Si la nature humaine est caractérisée par un penchant de désirs en vue d’une satisfaction, laquelle ne peut se traduire que par la négation telle que Hegel la conçoit, la liberté, prescrite par la raison, est au contraire une négation de Soi ou auto-négation. Au demeurant, le libre arbitre n’est pas une disposition selon laquelle l’agir est conditionné par ce que la société impose comme situation à laquelle l’individu doit se soumettre, mais il est une autonomie d’ordre éthique.

La négation de Soi qui est une liberté, transgresse le mécanisme de déterminisme que la nature veut imposer et préserve à l’agir son autonomie. Car « pour penser vraiment à la morale, il faut faire une place à l’idée de la liberté, à la notion de choix, à la possibilité de l’Humain à s’arracher à la logique naturelle des égoïsmes. »(14) L’agir doit être guidé par ce que Kant appelle l’impératif catégorique, autonome visant une volonté désintéressée, antinaturelle, pour paraphraser Luc Ferry.

Force est de constater que la liberté n’apparaît pas comme palabre consommable que l’on peut facilement éclipser face au déterminisme social, mais elle est le fruit d’agir d’une manière autonome à la loi de la nature qui voit en l’Homme un moyen et non une fin. On peut reprocher à cette conception Kantienne son idéalisme qui ne correspond pas parfois aux opportunités sociales obligeant l’individu à sacrifier son autonomie en faveur de la nature. Une chose est sûre, c’est que ce paradigme, aussi métaphysique soit-il, a ouvert la voie vers « le règne des Fins » où l’Humain se dessine comme une fin et non pas seulement comme moyen et dans lequel le rapport de l’individu à la société est géré par l’association du Devoir au Droit.

Notes

(1) Bernard Lahire

Dans les plis singuliers du social

La Découverte, 2013

(2) Michel Maffesoli

L’ordre des choses

Penser la postmodernité

CNRS Editions, 2014

Page 46

(3) Ibid. Page 46

(4) Bernard Lahire

Dans les plis singuliers du sociale

Page 26

(5) Ibid. Page 27

(6) Ibid. Page 28

(7) Ibid. Pages 39-40

(8) Ibid. Page 41

(9) Ibid. Page 42

(10) Ibid. Page 46

(11) Ibid. Page 39

(12) Ibid. Page 31

(13) Ibid. Page 39

(14) Luc Ferry

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