Le premier maître

Adieu Nour Eddine Saïl

«Il avait l’intelligence de Godard et l’humour de Woody Allen… »

Il était l’homme des défis et des challenges. Suffit-il de rappeler dans cette urgence qu’il est l’auteur d’un roman, La disparition,  où il avait réussi la prouesse de rédiger un texte de deux centaines de pages sans recourir à la lettre « a ».

Oui, c’est bien lui qu’on vient de perdre Monsieur Nour Eddine  Saïl ; l’homme aux multiples talents, intellectuel au sens noble du mot. Toute une vie engagée au service du cinéma, sa passion qui a fait de lui l’une des références majeures de la cinéphile à dimension internationale. Philosophe (il enseigne Kant dans universités internationales), cinéphile, professionnel du cinéma (auteur de scénario, producteur), homme de la télévision et théoricien de l’audiovisuel. Cet homme des toutes les batailles culturelles, vient de perdre son ultime combat contre le vilain virus. Qu’il repose en paix. Le repos du guerrier.

On ne peut réduire son apport à une seule dimension. Des ciné-clubs au festival international de Marrakech en passant par ses émissions de radio, sa contribution à tvm, son rôle à Canal plus Horizons, son apport à la tête de 2M ou du CCM, Nour Eddine Saïl a marqué définitivement le paysage ausiovisuel et culturel de notre pays.  Il est tout simplement pour la génération, la mienne, qui est arrivée à l’université au début des années 1970, le premier maître. Les années 1970 qui resteront gravées en lettres/images indélébiles dans la mémoire des cinéphiles marocains.

Le cinéma était non seulement vécu comme la pratique culturelle domainante chez les nouvelles élites urbaines (52 salles de cinéma dans la seule ville de Casablanaca) mais il était aussi le lieu ou plutôt le champ d’expression et de production d’un discours critique inédit puisant dans les acquis des sciences huamaines et dans le paradigme d’analyse produit par l’idéologie en vogue à l’poque, celle du marxime.

Le  cinéma était une composante essentielle du champ culturel en tant que référence intellectuelle moderniste dans la mesure où la production locale proprement dite n’arrivait pas encore à s’imposer au sein du marché de circultation des objets symboliques…L’appartenance au cinéma signifiant l’adhésion à un projet qui s’inscrivait dans la modernité en symbiose avec un projet plus global. Disons celui de la gauche.

Une figure intellectuelle va très vite s’imposer comme emblème de cette période, c’est Nour Eddine Saïl. Il en était l’incarnation de par sa formation et ses engagements multiples. Il avait les outils qui en font l’homme de son temps ; philosophe nourri de Spinoza, Nietzche et Bergson ; marxiste, plutôt dans sa version du matérialisme dialectique que dogmatique ou mécanique ; tout cela porté par un riche background de culture arabo-islamique. Cinéphile, fin connaisseur du cinéma mondial, très tôt il était inscrit dans un vaste réseau international avec de fortes amitiés parmi les grands noms du cinéma mondial. En septembre 1970 il lance une revue au titre significatif : Cinéma 3.

Dans ses trois numéros on retrouve de grandes signatures (Alain Bergala,Guy Hennebelle…), des interviews avec des cinéastes d’Afrique, du monde arabe, et d’Amérique latine ; des textes de théorie (une célèbre contribution de Hamid Bennani sur psychanalyse et cinéma)…Le sommaire du premier numéro de « Cinéma 3» est une indication majeure : il y a un dossier sur le cinéma cubain ; un entretien avec Jean Rouch; le fonctionnement du sens dans le cinéma moderne ; évolution de recherches cinématographiques; filmographie palestinienne…Une information sur un tournage marocain, celui du film «Les enfants du Haouz » de (feu) Driss Karim.

Son terrain de prédilection sera principalement le ciné-club. « Les ciné-clubs étaient jusque-là contrôlés par des coopérants français dont l’intérêt pour le cinéma national était minimal, et organisés dans une « Fédération marocaine des ciné-clubs ». De retour de Beyrouth où il avait enseigné comme cadre de l’UNESCO et où il avait surtout côtoyé les militants palestiniens pratiquement dans le feu de l’action, il met en pratique ce qui constitue désormais sa raison d’être : « Très vite j’ai eu la conviction que le changement ne pouvait se faire qu’à travers l’action culturelle. Je le pense toujours ».

C’est ainsi  qu’à son initiative en 1973 (mars), la FMCC est « marocanisée » et devient la « Fédération nationale des ciné-clubs du Maroc », la plus puissante d’Afrique. Elle parvient à fédérer plus de 40 000 adhérents (on s’amusait alors à dire que ce fut le plus grand « parti politique du Maroc ») ; portant les films souvent inédits et absents du circuit commercial dans les contrées les plus éloignées du pays.  N. Saïl en sera le  président pendant 10 ans. Une présidence qui a permis de réaliser d’énormes acquis. Grâce à son réseau international, la FNCCM pouvait avoir des films provenant de la cinémathèque d’Alger, l’une des plus dynamiques à l’époque ou de Paris grâce au soutien des Cahiers du cinéma qui n’hésitaient pas à envoyer leurs collaborateurs les plus prestigieux (cinéastes et critiques) pour animer des débats à Tanger, Meknès, ou Khouribga .

C’était un levier puissant” reconnaît-il.  Nous passions les classiques du cinéma soviétique. Nous avons fait découvrir le très riche cinéma sud-américain aux Marocains.  Nous leur avons montré une autre facette du cinéma égyptien avec les films de Youssef Chahine. Mais jamais personne n’a osé m’interdire de dire tout ce que le cinéma mondial devait à John Ford.

N. Saïl va être également l’initiateur d’une pratique qui va marquer l’histoire de la cinéphilie marocaine à savoir celle des pages « Cinéma » dans les grands quotidiens nationaux. Il avait ouvert la voie avec sa page hebdomadaire du quotidien « Maghreb-Informations », proche de la puissante centrale syndicale l’Union marocaine du travail (UMT) ; une page d’une grande teneur intellectuelle : je me souviens ainsi d’une célèbre interview de Godard sur trois numéros ; une lettre ouverte à Pasolini et surtout une ligne éditoriale bien pensée et bien fondée théoriquement pour défendre « le droit à l’existence d’un cinéma marocain et dénoncer sans ménagement les manœuvres mercantilistes et bassement « cinépicières » des distributeurs de films et des propriétaires de salles ».

L’autre événement cinéphilique qui marque la décennie est la création  des Rencontres des cinémas africains de Khouribga en mars 1977. L’alter ego de Carthage et d’Ouagadougou. Ce sera le premier festival de cinéma d’envergure internationale qui est organisé au Maroc (je ne tiens pas compte ici de l’éphémère festival du cinéma méditerranéen lancé par le ministre de l’information en 1968 et 1969 qui n’a pas eu de suite).

Le festival   va connaître un franc succès malgré son destin qui demeure aléatoire. Il reste le festival le plus prisé des cinéphiles marocains et jouit d’une immense estime à travers le continent.  “À Khouribga, nous étions censés porter le cinéma à un public d’ouvriers. Nous n’avons pas rencontré d’ouvriers, mais nous avons tout de suite été reçus par la population mélangée de la ville, très fière d’accueillir un festival cinéphilique de qualité. Pas de paillettes ni de tapis rouge, mais des débats passionnés qui duraient jusqu’à pas d’heure, pour chacun des films projetés, comme c’est d’ailleurs toujours le cas » rappelle-t-il. Il faut juste préciser que ces débats cinéphiliques et ses séances de minuit sont animés par Nour Eddine Saïl lui-même.

Cet immense bagage culturel fera de lui la personnalité idoine quand il s’agit de donner une nouvelle dynamique à la télévision ou au cinéma. On fera appel à lui quand la Tvm tenta une ouverture au début des années 1980 ou quand il vit à la rescousse de 2M au début des années 2000 ou encore au CCM en 2003. Au festival international du film de Marrakech, il joua un rôle primordial pour défendre le cinéma marocain et globalement pour pousser dans le sens d’une diversité cinéphilique du festival. Bref, Il faut plus qu’un article de circonstances pour décrire cet acquis immense, ce dévouement sans faille pour le cinéma, pour son pays, pour ses proches et ses amis.

 Pour le définir ou plutôt tenter d’approcher son profil, j’aime souvent dire à mes amis « Saïl ? C’est l’intelligence de Godard et l’humour de Woody Allen ! »

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