Le fiduciarisme face au sécularisme

Traduit par Haibatna Elhairech 

En 2014, le philosophe Taha Abderrahmane, dont l’œuvre est très influente dans le monde arabe, publie un livre sur la morale laïque (si l’on veut adopter la terminologie de Durkheim) et lui donne le titre significatif suivant : Misère du sécularisme. Disons tout de suite qu’il a en vue, en choisissant le titre, une tradition philosophique qui remonte au moins au XIXème siècle, et citons là-dessus deux titres : Philosophie de la misère de Proudhon, et Misère de la philosophie de Marx, sachant que le travail de Taha est d’un autre registre ; voyons maintenant de quoi il retourne. 

D’abord, fin connaisseur de la philosophie occidentale, depuis l’époque grecque, lisant, à coup sûr parlant, le grec et le latin, jusqu’à l’époque actuelle, fonctionnant dans plusieurs langues dont le français, l’anglais et l’allemand, passant par l’âge philosophique arabe, maîtrisant parfaitement la langue arabe, ayant un style à part dans la culture arabe contemporaine qui n’a rien à envier à celui d’Al-Jahiz ou d’ibn Khaldoune, et la reprise de la pensée philosophique en Europe et en Amérique à partir du XVIIème siècle, si l’on veut schématiser, il n’a pas tardé à remarquer que les penseurs arabes les plus célèbres sont tout simplement dans l’imitation aveugle des penseurs occidentaux sur presque tout, surtout concernant le sujet de la laïcité. À ce propos,  il dit tout clairement et distinctement : 

«Quant aux philosophes musulmans de l’époque actuelle, ils ne se donnent même pas la peine de concilier philosophie occidentale et Islam, ils se démènent, plutôt, pour capter ses questions, les avalant en guise de réception, tout en imitant aveuglément ses penseurs, sans se soucier le moins du monde si cette imitation n’aggravait leur incapacité de philosopher, croyant par là bien faire ; ces gens sont plus éloignés de la philosophie islamique que leurs prédécesseurs, étant incapables d’exploiter ce qu’ils captent, encore moins concevoir autre chose que ce qu’ils imitent.»

Misère du sécularisme  a un sous-titre, savoir : critique fiduciariste de la séparation de la morale et de la religion. Le mot fiduciarisme, de fiducia en latin, confiance, est forgé par l’auteur même pour qualifier sa propre tendance philosophique par opposition à la tendance séculariste dominante ; et pour asseoir son projet critique de la laïcité et du paradigme séculariste, il a dû mobiliser tout un arsenal conceptuel englobé dans ce qu’il appelle paradigme fiduciariste. 

Le livre comporte sept chapitres qui exposent tout d’abord les conceptions sur lesquelles repose le paradigme séculariste, savoir : la conception compartimentiste, la conception incarnationniste, la conception dominationniste (ou souverainiste) et la conception adorationniste (ou servitoriste, du latin servitor, dévoué) ; toutes ces conceptions s’inscrivent dans le cadre du rejet de la prescriptorité divine pour lui substituer la prescriptorité humaine. Autrement, le prescripteur, sur le plan juridique et moral,  est l’homme et non Dieu. Le mot prescriptorité est le caractère du prescripteur, et c’est nous qui traduisons de l’arabe آمرية. 

Le séculariste a tendance à regarder les choses, le monde, comme phénomènes à étudier, apparemment suivant la fameuse distinction opérée par Kant entre le phénomène et le noumène (chose en soi), tandis que le fiduciariste regarde les choses comme signes (ou signums) derrière lesquels il y a des valeurs morales et des sens spirituels à chercher.

Le paradigme fiduciariste est fondé sur des principes opposés aux conceptions du paradigme séculariste, que sont : le principe de testimonité شاهدية, le principe de signumité آياتية, le principe de dépositarité إيداعية , le principe d’innéité فطرية, et le principe d’intégrité جمعية. 

Pour donner un avant goût de ces principes, nous citons ce passage assez long traduit par nous-mêmes :

«Selon ce premier principe fiduciariste, « la testimonité divine est le fondement de la moralité » ; si le paradigme séculariste, avec ses quatre formes, renie la prescriptorité divine, le paradigme fiduciariste, affirme au contraire, cette prescriptorité comme fondement des règles morales, plus encore, il affirme une autre qualité divine qui lui est liée, à savoir ce que  nous appelons « la testimonité », tout en l’érigeant comme fondement de la moralité humaine ; à l’opposé du prescripteur humain dont les prescriptions et les proscriptions ne présupposent pas nécessairement le contrôle de leur mise en œuvre, le contrôle du prescripteur divin ne se sépare pas de ses prescriptions et proscriptions ; Il prescrit et voit – ou disons témoigne- et il ne témoigne pas seulement des actes apparents, mais aussi de leurs aspects cachés, en les jugeant bons et les acceptant, ou mauvais et les rejetant ; sans le témoignage de Dieu pour ou contre ces actes, aucune moralité n’est possible pour l’homme, encore moins la perfection de cette moralité ; ainsi, l’homme se réalise de la morale en obtenant ce témoignage divin qui lui procure les deux mérites que voici: le mérite du regard divin et celui du  jugement divin ; et malgré l’évidence de cette liaison entre la moralité humaine et le témoignage divin, les prescriptions divines, qui sont les règles suivies dans la moralité, ont suscité un grand intérêt, alors que le témoignage divin, qui est la vraie cause qui mène vers cette moralité, n’a pas été pris en considération, ou du moins, la réflexion sur la prescriptorité divine l’a largement emporté sur la réflexion sur la testimonité divine.»

Dans le sixième chapitre, le philosophe adresse aux penseurs arabes, qu’il qualifie tout justement d’imitateurs, une critique acerbe pourvu qu’ils la saisissent. C’est nous qui traduisons le passage : 

«L’imitateur a l’air de n’imiter les autres que sur ce qui représente une minimisation de soi, témoignant en fait du complexe d’infériorité qui ne le quitte d’un pouce ; il avance, dans sa négation de cette richesse qui réside dans sa tradition et sa culture, des preuves qui ne présentent aucune nouveauté dans sa pensée, preuves figées et réitérés pareilles à des monnaies frappées passées par différentes mains, qui, même dépassées et usées par le temps, continuent d’être débitées par ceux qui sont dans l’incapacité totale de vivre une expérience purificatrice, à même de distinguer le vrai d’avec le faux… » 

En esquissant ce papier, nous lisons un petit texte de Jean Giono intitulé L’homme qui plantait des arbres. Dans ce très beau récit, le narrateur fait un saut dans un endroit désert où il rencontre un homme solitaire qui trie des glands et les plante. Le narrateur va aux champs de bataille pour participer à la guerre de 1914, puis revient après de longues années et trouve toute une forêt de chênes ! Gland, puis chêne, et forêt, ce qui rappelle étrangement une métaphore hégélienne à propos de la vérité : « Le bourgeon disparaît dans l’éclosion de la floraison, et l’on pourrait dire qu’il est réfuté par celle-ci, de la même façon que le fruit dénonce la floraison comme fausse existence de la plante, et vient s’installer, au titre de la vérité de celle-ci, à la place de la fleur. » 

Un comité administratif, apparemment composé d’écolos, visite les lieux croyant que les arbres ont poussé d’eux-mêmes. Génération spontanée. « Forêt naturelle », dit-il tout naturellement ! « Forêt culturelle » dirai-je bien évidemment.  En parcourant le texte, m’est venue l’idée que Taha est l’homme qui plante des fleurs. Sauf que lui, il plante des fleurs symboliques, des concepts, des idées authentiques, que les lecteurs découvriront un jour (espérons-le proche !) et là ils diront : « En voilà un espace fleurissant où l’on peut respirer l’air frais, loin, très loin, des idées reçues, rabâchées à la nausée. », et peut-être découvriront-ils, enté sur le livre objet de cet article, son dernier ouvrage intitulé Les concepts moraux : deux sacrés volumes qui se proposent d’engager un dialogue aussi profond que pertinent avec les grands penseurs de la modernité occidentale, à commencer par Kant, passant par Weber, arrivant à Rawls et Jonas… 

Osons souhaiter, par le présent, susciter la curiosité du lecteur pour plonger dans ce livre, et peut-être même dans toute l’œuvre de Taha Abderrahmane, œuvre-fleuve, rien que pour s’écarter un peu des sentiers battus, du déjà-vu…

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