«Sans cesse la langue défait et refait le jeu de son tissage de signes» Lorand Gaspar

Femmes tisseuses : Des mot(ifs) au text(ile), Ecriture du silence

Prélude :

Mots et femmes, binôme de deux termes lourds de signification et de signifiance. Deux termes qui semblent se soumettre à une force attrayante, à une relation dialogique sous- entendue. Ce qui prévaut, dans cette attirance implicite, ce sont les idées que peut suggérer ce rapprochement. Parmi ces suggestions, il y’a, entre autres, la question de la culture savante, domaine bel et bien réservé aux femmes lettrées qui se dotent d’une culture érudite. Si ces femmes ont atteint un niveau plus élevé, dans différents champs de savoir et de connaissance, c’est parce qu’elles ont su, depuis leur tendre âge, user des mots pour apprendre et acquérir. Cet usage leurs a permis d’accéder  aux sources du savoir.

Jusqu’à l’aube du Maroc moderne, rares sont les femmes qui ont vécu ces «épousailles» avec les mots. Pourtant, au IX ème siècle, une femme au nom de Fatima Al Fihriya, incarnait cette conjugalité intellectuelle, traduisant un rapport convivial entre les mots et les femmes. Elle se dotait d’un savoir raffiné qui faisait d’elle un symbole de l’intelligentsia féminine marocaine. Son rayonnement intellectuel a gagné de brillance, suite à sa fondation de la plus ancienne université au Maroc, El Qaraouiyine l’un des rares phares des sciences et des savoirs, qui abritait une bibliothèque  renfermant  presque 30000 ouvrages et prés de 4000 manuscrits, une mine inépuisable de mots.

A une époque plus récente, une autre femme, nommée Fatima Mernissi se considère comme l’une précurseurs qui ont ouvert la voie aux femmes vers l’univers des idées et des pensées, un voyage initiatique et continu vers la cité des mots et des lumières. Pour des générations de ses consœurs, au Maroc des femmes, elle demeure une pionnière dans l’art de manier les mots pour en faire de belles œuvres.

A travers ces deux figures féminines phares, F. Al Fihriya et F. Mernissi, la consécration de la gente intellectuelle devait son aura à l’engouement précoce de ces femmes au  bon usage des mots. Toutefois, qui dit mots, dit apprentissage et qui dit apprentissage dit école. Parmi les moments forts de la modernisation de la société, il y’a celui où la femme a pu accéder à l’école. Privilège rarissime à l’époque, réservé à la femme citadine qui, en s’intégrant dans l’univers scolaire, a eu la chance de découvrir la magie des mots.

Si ce tournant de l’histoire était profitable pour la femme de la cité, qu’en était-il des autres ? Celles qui n’avaient pas la chance de prendre le chemin de l’école ? Celles qui n’ont pas eu l’opportunité de savoir manier les mots ? Qu’en était-il surtout des femmes rurales ? Celles qui vivaient loin des grandes cités des lumières ?

Certes, toutes analphabètes qu’elles étaient, les femmes rurales, pour des raisons sociales, n’ont pas pu accéder aux lumières des mots, mais, ayant évoluées dans un cadre socioculturel rural, marqué par les traditions et les coutumes populaires, et basé sur l’oralité,  se sont investies dans les travaux manuels. Or au sein de ces travaux, le tissage occupe une place centrale.

A ce propos, l’ouvrage de Francis Romirèz et Christian Rolot, intitulé Tapis et tissage au Maroc, une écriture du silence(1), porte un nouveau regard sur le travail des femmes tisseuses. Pour ces deux chercheurs, qui adoptent une approche sémantique, dans leur ouvrage, la femme qui tisse pratique à sa façon une autre forme d’écriture où les motifs se substituent aux mots et le textile, et dans lequel le fragment tissé, devient texte.

Motifs-mots et Textile-texte :

Pris comme deux modes de création, l’écriture et le tissage sont deux pratiques qui s’entrecoupent et interfèrent. Ecrire et tisser, ces deux verbes se dotent d’une signification qui s’inscrit sur une base sémantique commune. De ce fait, ils partagent plusieurs synonymes communs, dont entre autres, combiner, monter, narrer, tramer, …Prenons les termes Texte, textile, texture et tisser, selon les définitions successives données par le dictionnaire, ils laissent relever beaucoup d’intersections et d’entrecoupements significatifs (2) :

Texte : (lat., textus), «tisser, tresser, entrelacement» de textus ce qui est tramé, tissé de texere «tramer, enlacer» également appliqué au domaine de la pensée.

Texture : (de tisture, issu du latin textura), «tissu» a deux significations, «la trame» et «l’action de tisser», ce dit aussi de l’agencement des parties d’un texte, d’un discours, ce terme évoquant aujourd’hui une métaphore du tissage.

Textile : (lat., textilis) « tisser, tresser, entrelacer », ce qui peut être divisé en fils propres à faire un tissu.

Tisser : (lat., texere) «fabriquer un tissu» voire «tramer, enlacer» expressions concernant tout ouvrage dont les matériaux s’entrecroisent et s’applique également aux choses de l’esprit.

Ainsi, le textile qui se pratique à la main, fils noués et motifs dessinés, à travers les sens donnés par les définitions citées ci-haut, s’avère un vrai texte.

Les deux auteurs de Tapis et tissage au Maroc, une écriture du silence, parlant des tapis, affirment que : «Leur beauté supérieure, si l’on peut dire, celle du sens : sens caché, sens crypté, qui fait d’eux, plus qu’un textile, un véritable texte» (3). Ces propos laissent entendre que, dans le domaine du tissage, la notion de sens est capitale, Cette elle  laisse que ces auteurs considèrent aussi le tissage comme un système de signes qui se déchiffrent selon ses deux facettes, le signifiant et le signifié. Donc, une forme d’écriture systématique où les motifs se déchiffrent comme des mots et où le textile se lit comme un texte.

Dans cet ordre d’idées, beaucoup d’expressions, prises  dans leur portée métaphorique, concourent à la concrétisation de l’idée d’interpénétration entre ces deux pratiques : l’écriture et le tissage. Dans l’expression «l’écrivain artisan de mots», l’acceptation du sens de l’écriture tend à englober aussi l’idée du travail manuel, ouvrage de celui qui façonne la matière à la main pour en créer une œuvre artistique. A l’instar de ces écrivains artisans de mots, les femmes tisseuses nouent et dénouent les fils de laine, symbiose harmonieuse entre la forme et la matière et finissent par inscrire, tel un manuscrit, les motifs-mots sur le tapis tissé, support de leur écriture secrète

Concernant le glissement de la signification entre le tissage et l’écriture, F. Ramirez et Ch. Rolot soulignent que : «Le tapis ancien, sorti des mains des tisseuses domestiques, apparait comme le manuscrit d’une écriture du silence» (4).

Des filandières tissent les fils de leur histoire de femmes :

«J’ai eu lieu d’admirer plus d’une fois comment se noue et se dénoue la trame de nos destinées, et de combien de fils déliés et fragiles le tissu en est composé». Cette  sentence de Marmontel in Mémoire II, en guise de question rhétorique, apporte une vive lumière sur ce qui est occulté, sous le voile de silence, dans la vie et l’œuvre de ces femmes tisseuses. C’est que ces filandières, fileuses de laine qu’elles nouent et dénouent, par le biais du tissage, se trouvent doublées par des narratrices qui ont l’art du récit, narration qui se défile pour laisser raconter mille et une histoires extraites de leur vie secrète. Du motif au textile, elles procèdent à la réécriture d’une série de récits autobiographiques qui s’articulent autour d’un «je» féminin marqué d’un profond trauma psychosocial.

Ces filandières ne cessent, nuits et jours, de tisser les filatures d’un récit-fleuve, murmures de ces voix réduites au silence. Ces femmes, infatigables fileuses, s’appliquent corps et âme dans la rédaction d’un interminable manuscrit, texte dont les messages se transmettent de génération en génération. D’après les auteurs de Tapis et tissage au Maroc, une écriture du silence : «  quand une femme tisse un tapis, elle ne le fait pas uniquement pour l’usage. C’est comme une lettre qui sort de sa main qui sera lue par d’autres familles. Le tapis est d’abord message et, comme tous les messages, fait pour circuler » (5).

Etant donc une formulation manuscrite, où motifs et nœuds créent sens et signification par leurs formes géométriques diverses, le tissage s’avère aussi une vraie grammaire dotée de règles intrinsèques que seules les tisseuses arrivent à comprendre et appliquer. Ces règles sont à la base d’un langage brut et naïf, né de la magie des gestes et  de la finesse d’un maniement finement artistique. Ces retouches subtiles permettent de verbaliser les récits de la condition difficile de ces femmes, qui habitent la marge et l’ombre.

Ces maitresses de l’art de filer prennent le tissage comme moyen pour donner voix à leur vie intime, l’utilisent comme langage pour parler de leurs préoccupations et de l’univers silencieux où elles sont tenues prisonnières. L’histoire de ces tisseuses rappelle le destin d’une autre femme, Philomène qui, d’après les métamorphoses d’Ovide, est violée et mutilée par son beau père Térée qui lui a coupé la langue pour qu’elle ne parle pas, et qui arrive à communique le crime à sa sœur en tissant le récit de son histoire.

A l’image du destin de Philomène, les femmes tisseuses qui, dans leur majorité sont analphabètes et illettrées, semblent être symboliquement aphones, avec une langue coupée, n’arrivent pas à raconter leurs souffrances silencieuses, se servent du tissage pour faire part aux autres des douleurs qui pèsent sur leur condition de femmes. F. Ramirez et Ch. Rolot soulignent que : «Ainsi conçu, le tapis emprisonne les secrets de la tisseuse qui y noue ses craintes intimes (…) La femme met dans son tapis quelque chose d’elle-même, le tapis devient châsse et reliquaire» (6).

Postlude :

Pour clore, il n’a pas meilleure parole à méditer profondément, concernant ces tisseuse, doublées d’écrivaines, que celle de Khoukha Mouzaia, auteur de La fille du Berger (7), qui par son cri, telle une clameur, déclame : « Ecriture mon deuxième souffle, mon espoir, mon refuge, bouée de sauvetage, jetée à la dérive, et qui semble me dire – Tu es, donc tu vis» (8).Echos à ce cri, expression douloureuse de la femininité, que ce soit le destin de celles qu’incarnaient F. Al Fihriya et F. Mernissi, praticiennes de l’alchimie des mots,  ou celui des femmes tisseuses anonymes, maitresses de la magie des motifs, toutes ces femmes ce sont ingénieusement servi de leur savoir-faire féminin pour tenter d’apaiser leurs maux et leurs blessures. Khoukha Mouzaia, voix incarnant ces maux et ces blessures, enchaine par cette interrogation, telle une lame déchirant le silence : «Que serais-je devenue ayemma si l’écriture maligne et bienfaisante avait échappé à ma main ?».

Ecrit par Rachid Fettah.:

  1. Francis Ramirez Christian Rolot, Tapis et tissage au Maroc, écriture du silence, ACR Edition, Poche couleur 1995.
  2. Récapitulatif des définitions rassemblées dans le blog : « Croisée des lettres, quand les origines se croisent », via cette source :

     http://croisesdelettres.overblog.com/pages/Textus_quand_les_origines_se_croisent-    4424300.html

  • Francis Ramirez et Christian Rolot, Tapis et tissage au Maroc, écriture du silence, p. 8
  • Op. cit, p. 8
  • Op.cit, p. 100
  • Op.cit, p. 115
  • Khoukha Mouzaia, La fille du Berger, éd, L’harmattan, 1997
  • In Horizons maghrébines (revue), N° 11, Troisième trimestre 1987, p. 58

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