Peindre à l’encre océanique

Bayt Al-Latif

Par M’barek HOUSNI

Avant d’être cet atelier où tant d’œuvres ont germé, ont pris naissance et ont vu le jour, le lieu, à ses débuts, résonnait des psalmodies des tolbas qui y récitaient Al-latif. Ces invocations destinées à le préserver ainsi que toute la construction patrimoniale qui l’entourait de toutes les nuisances malfaisantes, fâcheuses, et mortelles. Physiques ou morales.

Il y avait une raison inattaquable à cela.

Car il se situe à la Scala, en plein centre. Tout près de la grande muraille ouest des remparts mogadoriens, qui cernent la ville, donnant directement sur les rochers océaniques où la mer vient creuser de ses lames ravageuses la terre dure. Sans parvenir à l’entamer.  Al-Latif et la main de l’homme lui ont toujours tenu tête. Depuis des siècles.

J’imagine le sultan bâtisseur debout là entouré de son armée et de ses hommes de confiance, Sidi Mohammed ben Abdellah, ordonnant qu’on y lise cette partie du Coran, voix d’ensemble, en chorale, la tahzzabt que les tolbas chiadmis et hihis avaient une manière bien à eux pour l’exécuter, une ligne de mots et de phrases divines qui épousaient des sons hauts et forts où le sens des mots est bien détaché, compris, atteignent les êtres, tous les êtres et l’univers proche. La tradition du pouvoir des mots du ciel qui domine tout. Je vois la mer calmée, le rocher docile, les mercenaires noyés, l’empire chérifien triompher…

On serait dans le tort de croire que cette tradition une fois abandonnée, comme le lieu qui le sera lui aussi durant bien des années plus tard, n’eut plus d’effet. Non, la trace demeure qui perpétue la préservation. La main de l’homme une fois qu’elle s’est complu dans la paresse et dans la perte, s’est trouvé abandonnée par les voies du ciel. Or, les mots divins, eux sont éternels, dès qu’ils sont psalmodiés, ils veillent à jamais au-dessus des murs, dans la pierre et dans l’air qui circule au sein des remparts, ils sont des témoins du secret, tu mais jamais disparu. L’œuvre du temps est dicté, le temps agit et efface, mais ne ratisse pas. Il est aux commandes. La vocation du lieu ne périt pas. En témoignent les murailles, les canons pointés éternellement vers les vagues, persuasifs parmi une ligne de merlons solides, un couloir large et béant, perché où ne peut se cacher ni ami ni ennemi. Il ressuscite au temps voulu.

Un jour de l’année1989, l’artiste peintre Houssein Miloudi s’y promenait en compagnie de l’artiste peintre Aziz Bidar, qui est aussi son assistant depuis de longues années, dans sa fameuse aventure plastique en lien étroit avec la ville surtout en ce lieu. Il fut captivé sur-le-champ par cette maison-là au milieu du coin le plus prisé et le plus significatif de la ville. Abandonné, laissé à l’invasion des herbes folles et de toutes sortes de nuisances naturelles celles-là, que seules les forces de la nature provoquent. L’artiste s’est dit qu’il ne pouvait plus peindre qu’ici, à la limite des remparts, avec les voix et les senteurs de la mer alentours, berçant l’inspiration de leur intemporel effet et insufflant le goût de la tache créatrice.

Mais comment se l’approprier pour la cause de l’art, convaincre par le besoin approprié à l’accès à cet endroit patrimonial, quoique laissé à l’abandon ? Heureusement que certains décideurs étaient aussi de vrais amateurs d’art et ce qui était désir était devenu réalité. D’autant plus que l’homme est pionnier, l’homme est celui de Barakat Mohammed, la sculpture monum à l’entrée de la ville.

Et moi j’ai ce privilège d’y être maintenant, d’entendre l’histoire du Bayt Al-Latif racontée par l’artiste lui-même, Houssein Miloudi.

On ne crée pas n’importe où, on ne peint pas sans être dans un espace/cocon prêt à recevoir l’éclosion de l’idée picturale, l’œuf de l’œuvre qui est toujours en devenir, qui se concocte lentement.

Je suis subjugué du premier coup d’œil. Surtout qu’avant d’accéder à ces hauteurs, il faut demander la permission au vigile en bas près des barrières qui interdisent l’accès même pour les touristes en ces temps de pandémie

  • Vous voulez dire Miloudi ?
  • Oui, c’est ça

Il m’accompagne et me montre l’emplacement. Là me surprend une vision d’un site imprenable que l’artiste ne perd pas de vue depuis son bureau. Je suis son regard et le spectacle m’introduit dans une sorte de joli tourment que seule la découverte procure. Celle-ci sera encore d’impact plus fort, lorsque le maître me fait voir tous les trésors d’un parcours. Surtout les débuts, durant la première moitié des années soixante du siècle dernier. Deux tableaux m’arrachent le regard. Deux nus qui font penser à Picasso à l’une de ses périodes du commencement. Pinceaux épurés, mais femmes assez dodues, « assises » sur toute la toile remplissant le regard. L’une appuyée sur le côté droit dans un tableau jaune sableux, l’autre dans un tableau noir cendré. Puis deux abstraits absolus où se mêlent les lignes, les taches et les formes dans l’un, et un gros coup pinceau touffu dans l’autre portant une seule couleur brune d’encre des tolbas. Enfin, un tableau surréaliste : épurement total, précision de scalpel, des formes rondes contenant d’autres formes rondes, le tout suspendu dans une verticalité pluviale, l’ensemble baignant dans une couleur que le temps a teintée de ses effets, vert humide rare, solide et nuageux à la fois. Intériorité d’un monde cellulaire, suggestion d’un mouvement libre et pourtant logique.

Je vois, je contemple, j’écoute. La mer parle incessamment son langage des vagues à mes oreilles. Morceaux de ciel bleu, parties des remparts là-bas, ce logis de sentinelle à l’architecture parfaite, l’étendu et l’étroit, l’ouvert et le clos, je vais de l’un à l’autre, le tableau surréaliste me subjugue et me renvoie à moi-même, et je réfléchis au destin et à l’éternité, à ce qui continue tout en étant prévu sans l’être dans une forme attendue.

Que dire ? Je sens se profiler l’illuminé du futur. Celui qui saura assurer la renommée du signe porté par la main soulevée et le corps indéfini. Première manifestation ici dans Bayt Al-Latif : une tablette en bois des mosquées de notre enfance éloignée. Le choix d’abord est anodin, pionnier. Il ne faut pas oublier qu’on en est en 1967, lorsque cela a été pensé par l’artiste. La tablette est devenue un creuset d’une expérience, elle est un support. Et puisqu’elle est patrimoniale, on y décèle des ornementations brunes de la couleur du smagh des tolbas. Il ne s’agit pas de lettres écrites à la marocaine, mais de ces symboles et dessins des amulettes sans l’être. Elles me font penser à mon enfance dans les mssids, les écoles coraniques. Ça fait partie de l’enjolivement, événement de joie, lorsque la taleb passe de l’apprentissage d’un nombre de sourates en un hezb ou plusieurs. La tablette devient un support /diplôme qui atteste de la réussite via une décoration fine et heureuse. Cette joie me reprend, m’enjolive à mon tour des années plus tard. L’effet évident de l’art. Sauf que Houssein Miloudi va plus loin sans cette expérience. Il consacre la plus grande partie de la tablette à l’emplacement d’un abstrait géométrique avec des traits sinueux aux couleurs vives. J’y vois une double célébration de la mémoire dans le futur qui va la déclarer sous tant d’aspect et de formes tendrement et consciencieusement élaborés. La renommée mondiale est là pour ce qui exige la démonstration.

Je reste un long moment pris d’un feu reconnaissant. L’illuminé assis à son bureau me regardant, m’expliquant, me narrant des épisodes de son aventure artistique, picturale et autres qui dure depuis plus cinquante ans. Tout à coup, un diplôme encadré accroché parmi les tableaux attire mon attention, Il dénotait grandement sur la nature artistique du lieu. Je m’approche et je lis. J’écarquille des yeux. Oui, me dit-il j’ai eu la première place dans un concours de culture physique, lorsque j’étais à Paris. Oui, j’avais des muscles à cette époque-là !”. “Je comprends maintenant pourquoi la plupart de tes tableaux sont de grands formats. Seul un illuminé musclé pouvait entreprendre la création de la sorte. “ Il rit et me dit que personne ne lui avait jamais dit une chose pareille.

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