La littérature, la philosophie et le miroir de la beauté éternelle

Entretien avec Marie-Paule Farina

Par Noureddine Mhakkak

Professeur de philosophie à la retraite, Marie-Paule Farina a publié en juin 2012 : « Comprendre Sade » éditions Max Milo ; en juin 2016 : « Sade et ses femmes. Correspondance et Journal » éditions François Bourin, en mai 2019 : « Le rire de Sade, essai de sadothérapie joyeuse » éditions Institut Charles Cros/ L’Harmattan ; en décembre 2020 : « Flaubert, les luxures de plume » éditions Institut Charles Cros/L’Harmattan, et bien d’autres. Entretien

Que représentent les arts et les lettres pour vous ?

D’abord et avant tout une mémoire de tout ce que l’humanité, ou en tout cas cette portion de l’humanité à laquelle je peux accéder, a créé, imaginé, rêvé. Sans cette mémoire il m’aurait été, bien sûr, possible de vivre mais je crois que je n’aurais ni regardé le monde, ni regardé ceux qui m’entourent et moi-même de la même manière.

Nous avons sans arrêt des motifs de désespérer de l’humanité mais il nous suffit, me semble-t-il, d’écouter une musique, que ce soit la plus modeste des chansons populaires ou la plus élaborée des symphonies, de regarder un tableau, de lire un livre qui, pour une raison que nous ignorons, nous touche, pour éprouver une véritable joie à constater que si nous avons en commun tant de passions destructrices, nous avons aussi en commun la possibilité de créer de la beauté.

Que représentent l’écriture et la lecture pour vous ?

Avant tout je suis lectrice et j’écris des livres de lectrice qui sont pour moi des exercices d’admiration, j’écris avec Sade, avec Flaubert et, en ce moment avec Rousseau, ils m’accompagnent, je les fais, en quelque sorte, dialoguer mais avant eux et en même temps qu’eux j’ai lu, beaucoup lu, dans tous les genres, je crois bien pouvoir dire comme Rousseau que je date la conscience de mon existence de mes premières lectures, j’ai appris à lire à 4 ans et demi à l’école maternelle du petit village d’Algérie où je suis née dans une classe unique où j’écoutais en douce les leçons que l’institutrice faisaient aux plus grands et depuis je n’ai pas cessé de lire, de lire pour apprendre, de lire pour me distraire, de lire pour vivre finalement.

Parlez-nous des villes que vous avez visitées et qui ont laissé une remarquable trace dans votre parcours artistique ?

Casablanca et Imsouane où nous campions chaque été avec nos enfants, Safi où nous avons enseigné la philosophie pendant trois ans. Le thé et les cornes de gazelle des Oudaïas, le Bouregreg, les boutiques de la médina, le marché de Rabat, les pécheurs, les poissons et les paysages grandioses d’Imsouane, il y a quarante ans, ont profondément marqué ma vie et mon imaginaire mais cela, je pense, est peu sensible ou, en tous cas, n’est pas immédiatement sensible dans mes livres.

Que représente la beauté pour vous ?

J’appellerai beauté tout ce qui, avant tout, m’émeut profondément dans un visage, un paysage, une œuvre. Nabokov et Sade sont d’accord pour dire qu’il y a plus de beauté dans la nature que dans l’art, Nabokov dit cela en contemplant l’aile d’un papillon, Sade dans Aline et Valcour en parlant des figues « ces présents superbes de la nature », je me garderai bien de faire un choix tant j’ai besoin d’ouvrir les yeux chaque matin et de m’émerveiller de ce qui m’entoure, mais il me semble qu’il dépend de nous de savoir rendre assez sensible notre vue, notre oreille, notre toucher à tout ce et à tous ceux qui nous entourent pour en percevoir la beauté. « Même l’homme contrefait peut trouver des miroirs qui le rendent beau », cette phrase Sade la fait prononcer à l’un des personnages de Justine les plus monstrueux, le moine Clément, et je crois que s’il le nomme ainsi c’est pour nous inviter peut-être non à changer le monde mais à le regarder simplement parfois avec un peu plus de bonté.

Flaubert est, je crois, l’écrivain qui a le plus insisté sur le style et la beauté de la phrase, pour lui, on reconnaît un chef-d’œuvre à la joie qu’il nous procure, une œuvre d’art, dit-il, « ça fait du bien à la santé » et visitant Naples il écrit à une amie : « oui, la peinture est une belle chose et la sculpture aussi, et la poésie aussi, et le soleil aussi. » Comment ne pas être d’accord avec lui ?

Parlez-nous des livres/films que vous avez déjà lus/vus et qui ont marqué vos pensées.

J’ai aimé tant de livres et tant de films qui tous, à coup sûr, que je m’en souvienne aujourd’hui ou pas, ont marqué ma vie que je sais, au moment où je vais répondre à votre question, combien ma réponse va être dans une très grande mesure arbitraire.  D’abord et avant tout j’ai été une enfant de la génération du cinéma du samedi soir et de la naissance de la collection le livre de poche en 1953. J’ai lu pendant toute mon enfance et mon adolescence pour une somme dérisoire tous les livres de cette collection depuis son numéro 1 avec en vrac Pierre Benoit, Cronin, Julien Green, Faulkner, Steinbeck, Erskine Caldwell, Gide, André Maurois et tant d’autres, des chefs-d’œuvre et des livres qui l’étaient moins. J’ai vu pendant la même période dans les trois cinémas de mon village d’Algérie, pour une somme toute aussi dérisoire, les plus grands chefs-d’œuvre hollywoodiens et les pires des péplums et des films de guerre et, je crois, avec autant de plaisir. Par la suite, bien sûr, j’ai lu tout ce qu’il fallait lire pour mes études de philosophie ou mon enseignement mais j’ai toujours et en même temps lu des montagnes de polars, de romans de tous styles, de toutes origines et de toutes époques en fonction des circonstances, des disponibilités des libraires et donc pas toujours par choix. J’ai vu tous les grands films de Fellini et Visconti, de la nouvelle vague mais aussi avec mes enfants toutes les séries policières de la télévision et je crois que c’est grâce à ce parcours totalement atypique que j’ai pu lire, aimer et rire du mélange impossible effectué par Sade dans ses grands romans.

Parlez-nous de vos projets culturels/artistiques à venir.

Je suis en train d’écrire un livre, un livre de lectrice bien sûr, mais là encore plus que dans mes livres précédents je m’amuse à titiller un peu l’air du temps en invitant à ma table, Rousseau, l’écrivain considéré comme plus misogyne, si c’est possible, que Sade et Flaubert et pour le défendre, pour le comprendre, pour le critiquer ou pour l’admirer j’appelle à la rescousse et Sade et Flaubert et tente avec eux trois de formuler des remarques « intempestives », au sens nietzschéen du terme. Peut-être est-il nécessaire de lire Montaigne, Rousseau, Flaubert, Sade et tant d’autres pour oser, nous libérant de tout ressentiment, de toute haine, de tout remords aussi et de toute passion triste, dire simplement comme Flaubert à une de ses amies : « ce que j’aime en vous, c’est vous » et à ceux qui demanderaient encore et encore une justification : « c’est parce que c’était lui, c’est parce que c’était moi ».

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