Créer au pont de Saint-Ange

Par: M’barek Housni

Ce qui place  la création dans l’horizon de l’infinie c’est l’infinité de possibilités de création qu’elle offre, cet horizon sans cesse étendu à volonté. Il ne s’agit guère là de faire dans le jeu de mots, exercice tentant pour toute manière de mots, mais rendre compte de cette réalité qui ne cesse de se renouveler et de nous étonner, lorsqu’on se trouve surpris par un travail artistique quelque part. Généralement, une création commence par une idée qui germe dans la tête, après que l’un des sens fut aiguisé, excité, suscité, ou interpellé, d’une manière ou d’une autre, dans un lieu donné,  abstraction faite du moment, dans l’éveil, le semi-éveil ou carrément dans l’état de la somnolence, entière ou partielle.

L’idée fait son chemin, exige du temps, et prend forme qui ne ressemble à aucune autre forme. Elle peut aller jusqu’au bout comme elle peut être avortée à tout moment. Le hasard ou la persévérance jouent un grand rôle ici. Le hasard vieux et fidèle compagnon de la création.

À Paris, on trouve ces idées inventives habillées dans des corps créés un peu partout. Tableaux, statues, installations, poèmes ou écrits. Elles font partie prenante de son urbanité comme de son tissu vital. Elles élèvent l’esprit et combattent la morosité de la vie et le poids du quotidien. Elles dialoguent directement avec l’âme et donnent aux cœurs leur nourriture spirituelle nécessaire.

L’une de ces idées ingénieuses, on la rencontre sur le pont du Grand-Ange qui enjambe l’enchevêtrement des voies du chemin de fer de la Gare du Nord. Des deux côtés, les grilles de protection accueillent deux sortes de créations qui paraissent anodines, comme ornements qui atténuent le rude du fer. Des cadres avec photos et textes. Une merveille d’ingéniosité qui rend au simple toute sa profondeur.

Côté gauche, dans le sens de la station Stalingrad, des photos agrandies de vraies listes de courses, de celles qu’on écrit  sur des pense-bêtes, minuscule feuille de papier, ticket de transport, morceau d’uneboîte, page d’un carnet…, elles sont reproduits et affichés. Rien de bien sensationnel. Sauf qu’à côté chaque liste est accompagnée d’un court texte. Celui-ci devine les intentions, les bouts de vie des propriétaires qui ont établi ses achats probables. Une fiction pure, plongeon dans le quotidien d’hommes et de femmes, avec des mots et des émotions. C’est l’œuvre d’une écrivaine et artiste qui s’appelle Clémentine Mélois. C’est extrait d’un de ses livres, «Sinon, j’oublie» (2017). Les listes font partie de sa collection personnelle.

Le côté droit, celui qui va vers la station Barbès-Rechouchouart, montre des tableaux/cadres où cette même écrivaine pastiche une certaine de chefs-d’œuvre de la littérature. Véritable travail de création qui est d’une poésie comme d’un exercice de style. D’ailleurs l’artiste écrivaine est membre de l’Oulipo (le célèbre Ouvroir de la littérature potentielle). On se surprendre à relire les titres de nos livres ou de nos écrivains préférés relus, travestis, bellement chamboulés, réimplantés dans une autre réalité.

On lit : Saint-Exasperé, vol de nuit ; Garcia Marques, cent ans de bolossitude ; Boris Viande, Légumes du jour ; Nietzsche  Crépuscule des idoles des jeunes,  avec une photo de Johnny Halliday en couverture ; Emmanuel Lavinasse, Ethylique et infini ; Shakespeare, Omlette. Tous ces pastiches font partie d’un autre livre qu’elle a signé sous le titre de «Cent titres» (2014).

L’idée de cette artiste écrivaine nous montre à quel point les idées courent les rues pour celui (ou celle) qui est en a pris le chemin, un bâton (un stylo) à la main. Le poète Robert Desnos avait écrit à ce propos : «L’idée est concrète, une fois émise, correspond à une création, à un point quelconque de l’absolu». L’absolu qui est le texte, l’œuvre, un fait dans le monde à qui une existence a été octroyée. L’absolu qui permet à l’artiste, à l’écrivain selon Gustave Flaubert d’«être […] présent partout et visible nulle part».

Comme en ce pont parisien.

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