«La plus secrète mémoire des hommes» de Mohammed Mbougan Sarr

Le Goncourt 2021

Voix qui appelle et rappelle à l’ordre littéraire

Octroyer le prix Goncourt, en cette année 2021, à un jeune auteur africain est un choix lourd de symboles, en ces derniers temps où le débat se rouvre autour de la place du français sur l’échiquier linguistico-politico-économique international.

Abstraction faite à ces considérations, restons sur le socle de la littérature, le couronnement de l’ensemble de l’œuvre romanesque de l’auteur de La plus secrète mémoire des hommes par le prix Goncourt demeure une distinction bien méritée. Et ce pour plusieurs raisons, dont entre autres :

En premier lieu, certes, Mohammed Mbougan Sarr, qui n’est âgé que de 31 ans, n’a à son actif littéraire que quatre romans, mais, vu son parcours d’écrivain, ne cessait de faire parler de lui, quoiqu’il ne soit installé dans la capitale des lumières qu’en 2018, alors que d’autres auteurs qui vivent en France depuis de belles lurettes, sans pour autant  réussir à s’imposer au sein de l’agora parisien, ont fini par s’essouffler, intellectuellement et littérairement, pour tomber irrévocablement  dans l’oubli.

En deuxième lieu, tel qu’il est présenté par son auteur, le roman primé, récit profond, est jalonné de profondes réflexions tournant toutes autour d’un thème central qui n’est autre que la littérature. Tout dans ce pavé laisse entendre l’écriture au sens littéraire : le personnage principal qui est un jeune auteur africain, les lieux qui renvoient aux milieux littéraires, les personnages qui ne sont autres que des femmes et des hommes de lettres, les dialogues qui tournent autour de l’écriture romanesque, les idées qui font le va et vient entre la littérature et la vie, voire un imaginaire touffu de références parsemé de noms d’écrivains et de titres de romans. Le tout s’articule autour des livres, de pensées et de théories littéraires. Un monde des lettres où la littérature invite le lecteur  à un voyage transnational à travers les différentes contrées de l’imagination et de la fiction.

Selon son auteur, La plus secrète mémoire des hommes peut se résumer par l’idée d’ une quête/ enquête que le personnage principal, un jeune auteur africain, menait pour dévoiler les mystères dans l’histoire d’un certain T.C Elimane, un autre écrivain, précurseur de la littérature négro-africaine, qui a atteint l’apogée de sa renommée par «  Le labyrinthe de l’inhumain », roman qu’il a publié en 1938, mais brusquement cet écrivain qu’on considérait, pour quelques années, comme le Rimbaud nègre disparut sans laisser de trace sur la scène littéraire. Le jeune auteur enquêteur, qui voulait résoudre l’énigme de cette disparition subite, ne  disposait que du titre «  Le labyrinthe de l’inhumain » intitulé du roman qui était derrière la célébrité de l’écrivain disparu.

Mais l’essentiel disait Mohammed Mbougan Sarr ce n’est pas le prix, ni le fait que ce prix soit octroyé à un jeune auteur africain, subsaharien et de surcroit noir. L’essentiel, souligne-t-il, c’est l’œuvre, car, selon lui, les auteurs  arrivent, passent et partent, mais seule l’œuvre littéraire demeure.

Le contexte littéraire marocain actuel devrait tirer une bonne leçon de ce grand événement littéraire. Cet incident, haut en symboles, devrait inciter les hommes et femmes de lettres pour ouvrir un chantier de remise en question de cette littérature. Ce moment fort est l’occasion pour  oser s’interroger sur son objet et sur son rôle ? Sur son sens et  sur son essence ? Sur son engagement, sur ces valeurs esthétiques et sur sa réception ? Oser aussi et surtout se poser question récurrente  de la critique, à savoir, se demander quelle critique et pour quelle production romanesque  nécessite la situation actuelle ? 

Etant donné l’état de stagnation et de figement qui pèse sur la scène littéraire, les propos du jeune auteur illuminé de la plus secrète mémoire des hommes, ne peuvent passer sans interpeler, voire provoquer tou(te)s ceux et celles qui ont osé ou osent encore mettre la main dans la pâte littéraire. « Celui qui a dit que la bouillie est froide, qu’il mette sa main dedans », disait une chanson de Nas El ghiwan. La littérature est cette bouillie que beaucoup croyaient froide, c’est pourquoi ils ont eu une main légère pour écrire, pris dans le déferlement incessant et aveugle de la production. Ils se sont lancés dans une course contre la montre, à tel point qu’ils ont fini par dérégler le temps littéraire. Dans ce tumulte scriptural,  les questions qui restent toujours  à poser sont : Qui lit qui ? Qui apprécie qui ? Dans l’absence de réactions, que se soit du lectorat ou d’une critique quelconque, certains auteurs, au sein de cette vacuité flagrante où ne souffle aucun écho, se mirent dans leurs écrits par excès de narcissisme littéraire. D’autres ne cessent de colporter leur propre « roman » partout ils se déplacent, comme un bibelot, qu’ils affichent au vu et su  de tout le monde, ouvrant ainsi des conquêtes franches et osées vers le lecteur. Pire, il y’a ceux qui s’adressent à des sorte de traiteurs, dans le domaine de la littérature, pour quémander les préparatifs pour des  rencontres incluant  public et animateur.

 Qu’on le veuille ou non, c’est de cette façon qu’on considère la littérature malheureusement, ou en termes plus clairs, c’est ainsi que certains auteurs la conçoivent, en ces temps de tous les amalgames. 

Quand on a demandé au jeune auteur africain, lauréat du pris Goncourt d’où il est venu à l’écriture,  il a évoqué plusieurs origines, mais il s’est ravisé pour avouer que la seule et unique origine pour écrire c’est la lecture. Il a ajouté, en précisant qu’il lit beaucoup et il espère ne jamais cesser de lire.  Pour lui, la littérature, c’est la lecture.

Quand on observe ce que se passe dans les milieux littéraires marocains, ce qui devient visible et lisible via les réseaux sociaux, quand un auteur annonce une nouvelle publication, les réactions viennent sous forme d’une pluie ininterrompue de « like/j’aime », de « Bravo » de « félicitations » et d’ « applaudissements », après viennent des commentaires pleins de mots élogieux, souvent creux, et puis  timidement d’autres commentaires, du genre « hâte de te lire », « trouvable au Maroc ? », «  je le lirai et je te dirai », «  attends un papier de ma part », et ainsi de suite…quelques mois après, « Walou », rien, parce que, dans la réalité, au-delà des propos plaisants et complaisants, relevant du bavardage via les réseaux sociaux,   personne n’achète ce roman, c.à.d. personne ne le lit, et donc personne ne prépare aucun papier sur lui. Mais, il arrive, malheureusement,  que se sont des auteurs (dans l’herbe) qui  réagissent ainsi quand un de leurs confrères, dans l’écriture, publie un nouveau roman.

 Le jeune auteur africain, lauréat du prix Goncourt, étant doté d’une culture littéraire vaste et d’une connaissance démesurée au domaine franco-africain, connaissait bien les rouages, tenants et aboutissants, qui font fonctionner la mécanique de la fabrique de la littérature.

En l’écoutant parler, ses propos donnent à entendre une voix, pleine de sagesse et de promesses, qui appelle et rappelle à l’ordre littéraire. Ses paroles empreintes de sagesse, dénotant un grand savoir livresque, offrent à goûter de ces fruits murs, mots nourris d’une profonde lucidité et de beaucoup de discernement intellectuel. Sa verve créatrice, source inépuisable d’africanité, s’avère une incitation franche pour repenser le fait littéraire. Fait incarné par ces trois piliers que sont la lecture, l’écriture et la publication.

De ce fait, ses messages doivent interpeler le lecteur, l’écrivain et l’éditeur. Autrement dit, chacun de part sa position doit se remettre en question, non  pour le bien et l’intérêt individuels, mais pour la brillance et le rayonnement de l’astre de la littérature. Celle que certains prennent pour une manufacture où la main d’œuvre est de mauvaise qualité, sorte de défouloir où l’on vient vider toutes sortes de fantasmes, allant de l’insensé à l’insignifiant, un  boudoir où on se retire pour se « relooker » superficiellement, pour se faire une peau neuve et tenter d’entretenir un visage fatalement laid.

Au Maroc, l’histoire de la littérature est balisée par de grands noms d’écrivains, ceux qui ont fait son âge d’or, ceux qui ont érigé son aura au rang de l’universalité. Rappelons à ce sujet, justement, l’année 1987 où T.Benjelloun a reçu ce même prestigieux prix Goncourt pour son roman La nuit sacrée. A l’époque, la littérature, en dépit des tendances et des courants d’idées, se dotait solidement d’un sens et d’une essence. L’expression littéraire laissait entendre plusieurs voix dans une et unique voix, la pluralité se fondait dans la singularité. Ces années-là, la dimension esthétique coïncidait avec la profondeur thématique. C’était le temps où l’écrivain puisait sa matière romanesque dans l’âme de la société.

Ces derniers temps, malheureusement, la littérature est devenue une sorte de fourre-tout, et certains écrivains tâtent de tout, n’importe quoi et n’importe comment. Pour eux, faire la littérature, c’est écrire. Point. De fait, ils  s’autoproclament romanciers.

Pour clore, puisque cette modeste contribution s’inscrit sous les signes de l’appel et du rappel, examinons de très prés la portée significative de ce passage :

« Les romanciers importants sont D. Chraïbi, M. Khair-Eddine, T. Benjelloun et A. Khatibi. Ces romanciers permettent à la littérature d’être connue et souvent appréciée au-delà du Maroc (…) Ces romanciers sont essentiels parce que leur œuvre est suffisamment connue par de très nombreux publications nationales et extra-nationales ».

Ces propos, insérés dans un chapitre intitulé « langue française en tant que langue d’écriture littéraire », sont à mettre sur le compte de la responsabilité intellectuelle de leur auteur M. Abdallah Mdarhri Alaoui. Ils sont tirés de son livre intitulé Aspects du roman marocain (1950-2003), éd. Zaouïa, p.40

Cette citation, en guise d’une chute dans une nouvelle, tombe pour rappeler, selon son auteur, les noms d’écrivains qui ont écrit des œuvres essentielles, transnationales qui ont atteint l’universalité. Les propos du critique universitaire A. M. Alaoui, une fois de plus, pourraient provoquer  ceux qui sont atteints d’une sorte d’allergie incurable aux noms des premiers fondateurs de la littérature marocaine. Ces allergiques qui, sans doute,  souhaitent que ces noms soient enterrés, une fois pour toute, comme ces écrivains défunts qui ne les portaient plus dans leurs tombes.

Par contre, ceux qui pensent que la littérature est une bouillie froide, sont invités à lire et à relire le passage ci-haut une infinité de fois et à réfléchir mille et une fois avant de mettre la main dans la pâte littéraire.

Ecrit par Rachid Fettah                            

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