Bektashiyya, une secte attachée à la liberté individuelle (2)

Les confréries entre mysticisme et ordre religieux

À la fois confrérie religieuse musulmane et secte initiatique dérivée du chiisme duodécimain, la Bektashiyya a été fondée au début du XVe siècle, mais a pris sa forme définitive au XVIe siècle, en Turquie.  En termes plus clairs, le bektashisme est un ordre religieux ésotérique (batinite), issu de la mouvance soufie de l’islam à l’origine même de nombreux autres ordres batinites (ghulat) et considéré comme une branche du chiisme car ses adeptes montrent un intérêt particulier pour l’Imam Ali ibn Abi T̩alib. Beaucoup de ses rites sont spécifiques au bektachisme.

Haci Bektas Veli, saint homme et mystique philosophe de l’alévisme, est le fondateur éponyme de la confrérie des bektachis qui joua un rôle primordial dans l’islamisation de l’Anatolie et des Balkans.

Selon l’UNESCO, l’islam alevi bektachi, avec les apports de Haci Bektas Veli, fait preuve d’une modernité précoce : avec les mots du xiiie siècle, Haci Bektas Veli véhicule des idées qui huit siècles plus tard coïncident avec la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948).

Comme confrérie, elle était rattachée aux janissaires, dont le corps militaire constituait une sorte de corporation religieuse. Détruits, en 1826, en même temps que les janissaires révoltés, les bektashi émigrèrent en Albanie, qui devint leur centre privilégié. Dissoute en 1925 (comme toutes les congrégations turques), la Bektashiyya aurait repris racine en Turquie (30 000 membres en 1952). Aujourd’hui, il y a de nombreux « couvents » (tekke) en Turquie, et d’autres en Grèce, en Bulgarie, en Macédoine, en Roumanie, en Bosnie-Herzégovine, au Kosovo, en Égypte, en Irak (Karbala). Celui du Moqattam, au Caire, a été désaffecté (1972). À Budapest, on vénère le tombeau du bektashī Gul Baba (mort en 1541).

L’Albanie est à majorité musulmane sunnite, mais l’influence des bektashī y a été importante : cinq cents délégués à l’assemblée générale de janvier 1922, avec six baba (chefs spirituels) autonomes. Pendant la guerre de libération nationale (1939-1944), le baba Faja Martaneshi eut le grade de général, avant d’être assassiné par un autre baba « collaborateur ». En 1953, les bektasha albanais étaient estimés à cent mille. Il y a aussi des bektashi dans la « diaspora » albanaise : au Kossovo (un million d’Albanais), en Italie du Sud et en Sicile (100 000), aux États-Unis d’Amérique (70 000, autour de Boston, avec un tekke).

Frères universels

Seuls les bektashi célibataires vivent dans des tekke à l’emplacement bien choisi, souvent dans des vergers d’abricots. Ils sont vêtus de blanc, avec des toques blanches à douze plis (autant que d’imams), des poignards à la ceinture et un anneau à l’oreille. Leur religion est un syncrétisme (comme celle des Druzes), parti de l’islam, mais influencé par le christianisme et sans doute par d’autres croyances antérieures. En 1918, La Nazione albanese, mensuel albanais édité à Rome, a publié dans son no 16-17 « Le catéchisme bektashi» (Il Libro dei Bektasci), signé des initiales N. H. F. — celles de Naim Halid Frashëri (1846-1900), patriote, écrivain et lui-même bektashi, auteur d’un célèbre poème en albanais sur le martyre de Husayn (Hussein) à Karbala (Querbelaja), édité à Bucarest en 1898. On peut y lire que tous les bektashi ont pour père Ali et pour mère Fatima. Ils adorent la bonté. Ils font le bien, et non le mal. Ils croient que l’homme ne meurt jamais, mais se transforme (métempsychose). Homme et femme sont égaux, mais l’homme le plus chaste est le plus proche de la perfection. La religion est dans le cœur, elle n’est écrite nulle part. Les bektashi sont les « frères universels ». L’initié (mühüp, de l’arabe muhibb), après avoir « serré la main de Dieu », doit ceindre le ceinturon qui, symboliquement, lui permettait de « se pendre au gibet d’al-Hallaj ». La Trinité Allah-Muḥammad-Ali est souveraine. La prière des agonisants se compose de versets du Coran. Pendant les dix jours anniversaires du mois musulman de muharram, les bektashi doivent se priver de boire.

En Albanie, les bektashi sont considérés comme de bons vivants, de grands buveurs de raki, courageux, démocrates et attachés à la liberté individuelle. Leur horreur de la chair du lièvre, animal impur « qui se nourrit de charognes », remonte-t-elle à la Bible (Deut., XIV, 7) ou doit-elle être rattachée aux interdits alimentaires, non coraniques, mais usuels ailleurs (Iran, Syrie, Oranie, Somalie, etc.) ? Max Choublier, hôte des tekke d’Albanie entre 1904 et 1912, les décrit comme des « oasis de paix » et y voit une « image humble mais réalisée de vie franciscaine » (« Les Bektachis et la Roumélie », in Revue des études islamiques, no 3, 1927).

Les rites bektachis semblent proches du soufisme, dans le sens où il y a une vraie recherche d’un guide spirituel (un « baba »). Chacun des membres de la communauté peut être initié jusqu’à devenir un derviche puis finalement, un « baba ».

Un pilier politique

Les bektachis pensent que le Coran doit être lu à deux niveaux : de l’extérieur (zahir) et de l’intérieur (batin,), ce qui laisse la place à une interprétation ésotérique des textes. Cela conduit le fidèle à moins s’attacher à la forme qu’au fond.

Le bektachisme n’a pas de mosquées et a ses propres rites hebdomadaires, dont les femmes ne sont pas exclues. Elles ne sont pas tenues de porter le voile. La prière s’exprime par des poèmes chantés, comme ceux d’Achik Ibreti (1919-1976).

Sous l’Empire ottoman, la confrérie des bektachis a une influence importante sur la vie spirituelle des Ottomans et de leur élite. Elle joue un rôle dans la création de l’ordre des janissaires, l’infanterie de l’armée ottomane chargée des frontières extérieures. Les janissaires comme les mehter étaient de confession bektachi. Le sultanat s’appuie sur le bektachisme pour étendre son aire d’influence en Europe. En atteste la présence à Budapest du tombeau de Gül Baba, derviche bektachi. Les bektachis sont à l’origine de l’organisation des métiers du commerce et de l’artisanat au sein de l’Empire Ottoman. Le Ahilik est une organisation permettant de former les apprenants aux métiers de l’artisanat et de leur inculquer un certain nombre de valeurs humaines : la morale, le sens de la justice, de la fraternité et de la solidarité. Ainsi, les bektachis ont joué un rôle important dans l’expansion militaire, scientifique et culturelle de l’Empire ottoman et dans l’islamisation de l’Anatolie et des Balkans.

Étiquettes
Top