Mina Shaqi: Lecture de «Maria à la recherche de la voix perdue»

En guise d’introduction, je me permets de faire un parallèle. Si d’après le conte des mille et une nuits, il faut disposer d’une simple clé « Sésame ouvre-toi » pour s’introduire dans la grotte à trésors d’Ali Baba, c’est toute une combinaison complexe de codes, de signes et de symboles brouillés qu’il faut déchiffrer et mettre en interaction pour avancer pas à pas dans l’univers individuel d’un écrivain. Mais quand ce dernier est une femme, de ta génération,  que tu connais en chair et en os, l’entreprise se complexifie davantage. Quand Mina Shaqi m’a fait l’immense plaisir de m’offrir son livre dédicacé, j’étais à mille lieues de m’attendre à un voyage aussi sinueux que passionnant dans les labyrinthes du monde intime de l’auteure. M’apprêtant donc à lire une fiction, je m’installai confortablement avec l’idée de n’en faire qu’une bouchée tant j’étais curieuse de connaître l’histoire de Maria. Seulement voilà, au bout de quelques pages, des questions surgirent: mais qui est cette Maria ? Quel est le genre de ce récit? Quelle en est la visée?

Aussi, ai-je décidé de reprendre sa lecture pour tenter de trouver des réponses à ces interrogations intuitives et à bien d’autres que je  tenterai de développer plus loin.

Ma démarche? Interroger certains éléments du paratexte avant de faire une deuxième lecture.

Un paratexte plein d’enseignements

La première de couverture : Deux éléments de la première de couverture  m’avaient d’abord interpellée, à savoir :

– le titre «Maria» et ;

– le genre de l’écrit «roman».

Ainsi, un examen plus attentif de cette première de couverture m’a révélé  des indices nouveaux : un sous-titre(ou n’est-ce que le complément du nom éponyme?) et une illustration qui ne manqueront pas d’éveiller ma curiosité.

 Le sous-titre «à la recherche de la voix perdue» n’en rappelle pas moins un autre «A la recherche du temps perdu» ; titre d’un roman en 7 volumes de Marcel Proust ; une référence et un monument incontestable de la littérature française.Dans ce roman, l’auteur, particulièrement connu pour la longueur de ses phrases parsemées de relatives au rythme dit «asthmatique»,questionne les rapports entre temps, mémoire et écriture.

Le dernier volume de Proust s’intitule «Le temps retrouvé», L’auteure  de Maria va-t-elle se réapproprier sa voix perdue elle aussi?

A ce propos, j’ouvre une parenthèse pour rapporter fidèlement une anecdote racontée par Amina Shaqi : «Quand j’étais au collège, j’utilisais des phrases longues en dissertation. Ma prof avait noté une certaine ressemblance entre mon style et celui de Marcel Proust. Et pourtant, je ne l’avais jamais lu auparavant».

C’est tout à fait compréhensible : connaît-on seulement le nom de cet auteur, à cet âge, au Maroc?

L’illustration est d’Abdelkader Meskar, un artiste de renom.  Au premier plan le buste de Vénus – Aphrodite chez les Grecs- déesse de la beauté, de l’amour, de la sexualité, des plaisirs. A l’arrière-plan, une peinture évoquant le tapis marocain de style amazigh avec ses dessins ethniques. Je me réfère une deuxième fois à ce que m’a confié Mme Shaqi : «Au dernier salon international du livre, ainsi que lors d’une signature à Kénitra, on m’a fait comprendre que mon roman «passerait mal  à cause de l’illustration».

Cette œuvre plastique serait-elle  donc perçue  par le public comme une provocation, une atteinte à la pudeur?

Dans l’écrit de Shaqi, la grand-mère de Maria  est berbère, elle est surnommée d’ailleurs chelha; l’auteur en brosse un tableau des plus élogieux, faisant écho aux valeurs remarquables de ce personnage haut en couleurs. D’un autre côté, encore enfant, Maria était fascinée par un buste semblable dans la maison de sa tante khnata. Dans une scène équivoque, l’auteur évoque un souvenir de ce bust.

l’auteure doit  certainement partager certaines convictions artistiques et morales de l’artiste, à savoir: «l’envie de créer pour créer, pour s’exprimer en toute liberté, pour nettoyer l’âme de la poussière quotidienne, le besoin d’explorer de nouvelles techniques, de mixer des matériaux différents dans la même œuvre afin de présenter l’âme des choses». Propos de l’artiste.

En effet, l’auteur de Maria clame haut et fort le droit de s’exprimer librement (voir les citations de la page 9, l’illustration, les sujets délicats et le regard accusateur qu’elle porte sur la société) dans l’espoir  de se purifier de toutes les souillures du passé.

Le genre  affiché sur la couverture invite, quant à lui, à lire un roman ; or les premières pages du récit révèlent plutôt une écriture intimiste.

J’ouvre une autre parenthèse pour citer Amina : «Au fait, je voulais écrire un roman, mais à mesure que j’avançais, je me rendais compte, en relisant les pages noircies, que l’autobiographie jouait du coude avec la fiction. Au bout d’un certain temps, de guerre lasse, je me suis rendue à l’évidence : renoncer au roman et écrire mon autobiographie».

En indiquant qu’il s’agit d’un roman et en se rangeant derrière l’anonymat (Maria), l’auteur ne tente-t-elle pas de détourner notre attention? Sur quoi? Pourquoi? Pudeur? Peur? Courtoisie?

Sans vouloir entrer dans un débat sans fin sur la différence entre les  divers genres de l’écriture de soi, je me permets seulement de préciser qu’il y a un aspect autobiographique dans tout écrit, de quelque nature qu’il soit, comme il y a un désir fictionnel jusque dans notre façon de raconter nos actes les plus anodins de la vie quotidienne. Les frontières entre les différents genres de l’écriture de soi ne sont pas aussi rigides ni pérennes qu’il n’y paraît.

Une quatrième de couverture où figure un extrait de l’œuvre qui nous éclaire sur  deux  objectifs de l’écriture  de soi chez Amina shaqi, à savoir :stigmatiser l’hypocrisie sociale  «le mariage n’est qu’une comédie» et l’autoritarisme du groupe qui étouffe l’individu par ses lois profondément injustes d’une part,  et d’autre part avouer la passivité et le manque de courage de Maria , comparativement à Antigone.

Les pages liminaires  recèlent aussi des trésors pour qui prend la peine de les consulter dont :

-la date de parution, et

– la préface.

L’ouvrage est très récent, il y a moins d’un an ;ce qui laisse supposer que l’auteur a mûrement pesé cette résolution avant de se jeter à l’eau pour nous livrer son expérience de la vie. « On n’écrit pas son autobiographie à 20 ans ».

Je m’arrête encore une fois pour donner une information que je tiens de l’auteure-même : «  Je n’avais nullement l’intention de publier l’ouvrage, c’est un ami qui m’a encouragée à le faire. »

Ecrire sur soi pour soi  ou bien écrire sur soi pour un destinataire étranger? Bien entendu, la visée est totalement différente. Voilà qui nous laisse perplexe quant à l’objectif de ce récit.

La préface, elle, est un poème libre de Kouara Mustapha, ex-professeur de français, poète et traducteur.

Le poème adopte la même structure que le récit : comme lui, il comporte trois parties.

La première, strophe de 5 vers, est au présent ; elle porte sur des considérations  philosophiques sur le temps, la vie.

Parallèlement, le récit s’ouvre sur le présent de Maria, adulte ; un tableau sombre d’une femme terrassée par la maladie, qui médite sur son présent tout en se posant des questions sur son avenir  et surtout l’avenir de ses enfants.

La seconde, strophe de 7 vers, mêlant l’universel au personnel, est articulée autour de deux verbes au passé simple (te prirent…te jetèrent) ; notons l’emploi du pronom personnel  te qui renvoie à Maria.

Maria se remémore son passé, convoquant  ses souvenirs d’enfance dans l’espoir probablement de comprendre l’origine de son mal et de son mal-être. La migraine fait remonter à la surface toute une partie de son enfance et de son adolescence. Une plongée dans des profondeurs  d’une violence poignante, entrecoupée de joyeuses mais furtives bouffées d’oxygène, goûtées auprès de personnes qui la protègent et l’aiment.

La troisième strophe, la plus longue, 15 vers, accorde une place de choix au futur (entonnera, il faudra), sans renoncer au présent.

Allusion au présent de Maria, adulte, qui se réveille enfin, se débat, doute, regrette, renonce, se ressaisit, se débarrasse de ses chaînes et fait enfin le pas qui coûte ; le regard déterminé et confiant tourné vers l’avenir.

Il importe de signaler à ce niveau que le récit est bâti sur l’analepse, ou flash-back en langage cinématographique ; une figure de style  qui consiste à effectuer un retour en arrière pour raconter des événements antérieurs au moment de la narration. Il transgresse ainsi la règle générale qui recommande de respecter la chronologie des évènements.

Le poème est une belle métaphore du temps et de la vie à travers la symbolique de « l’eau source de vie, moyen de purification et régénérescence après une mort symbolique ». L’eau dans le poème est profonde etimpénétrable, à l’instar de l’inconscient où se lovent nos émotions  refoulées. Le poème traduit merveilleusement bien l’âme du récit ainsi que la fluidité du style que suggère la fluidité de l’eau.

La citation d’Emma Goldmann (P 9) relève d’un discours libertaire et féministe pur et dur: « Il importe que la femme prenne conscience que sa liberté sera à la mesure de l’énergie qu’elle dépensera pour y accéder».

Celle d’Amina Shaqi (P9 également) est une antithèse qui traduit le besoin de renoncer à un certain confort payé cher par la femme : « Il la couvre de chaînes dorées, elle se révolte et se déchaîne».

 Les deux citations vont donc dans le même sens : pour accéder à la liberté, la femme passe par l’étape de la prise de conscience de son asservissement, et de ses droits en tant qu’être humain. Puis décide de s’en libérer « se déchaîner » en étant prête à y mettre le prix, car « se libérer » nécessite de l’énergie, des sacrifices et ne se fait jamais sans douleur.

Ces pistes de lecture dévoilées par le paratexte vont-elles être corroborées par le récit ? Le texte : un récit à cœur ouvert et sans détours

Le récit ne s’ouvre pas sur la promesse de dire la vérité, ni explicitement comme le font la plupart des autobiographes, ni implicitement en dévoilant d’entrée  de jeu le nom propre, la date et  le lieu de naissance de l’auteur. Le lieu et l’âge, elle en parlera vaguement(P30)un peu plus loin, « …Une petite ville à proximité du grand Casa…je fus donc née quelque peu après l’indépendance… ».

Ces indications ne suffisent donc pas à garantir une adéquation parfaite entre l’auteur, le narrateur et le personnage dont la vie est racontée, en vertu du fameux pacte autobiographique. Le personnage principal ne porte d’ailleurs pas le même nom que l’auteur :«… ce fut sa tante Khnata qui lui avait donné le nom de Maria » P 30. D’autre part, le récit n’est pas fait à la première personne, mais à la troisième personne du singulier « Elle ».

Dire la vérité? Les spécialistes de l’écriture de soi ont démontré que l’entreprise de « dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité est  non seulement impossible, mais aussi non souhaitable. Les Confessions de Rousseau  par exemple regorgent de mensonges ; en outre le lecteur n’est pas dupe, il sait que quelles que soient les bonnes intentions de l’auteur, il lui  manque l’objectivité, le détachement et le sens critique ».

Mais tous les autres ingrédients de l’autobiographie sont réunis dans cet ouvrage : objectifs, thèmes….

  • Parmi les différentes finalités de tout écrit autobiographique, Je n’en retiendrai en l’occurrence que quatre:

La première est la volonté d’ordonner ses souvenirs, de parvenir à une histoire de la personnalité en vue d’une meilleure connaissance de soi.« Avec le temps, tout s’efface peu à peu…. Mais le passé demeure, prêt à surgir à la conscience… et ces  fragments d’existence soustraits au temps peuvent être  reconstruits et éternisés par l’art. » M. Proust

L’auteure de Maria réserve quelques 200 pages sur 220 à la narration de souvenirs qui s’étalent sur une vingtaine d’années. Grâce à une visite savamment guidée, le narrateur nous décrit les petites joies mais surtout les grands chagrins, pour ne pas dire drames, vécus par le personnage éponyme.

La deuxième est le besoin d’extérioriser des traumas vécus et restés à l’état latent. Comme la tragédie grecque, l’autobiographie a une valeur cathartique.

Maria était une petite fille très obéissante, sage, respectueuse, et pourtant elle a été violentée, humiliée, rejetée, bafouée, exploitée, trahie ….et par qui ? Ses parents les plus proches !!!Des blessures sévères et répétés de ce genre peuvent conduire à« une anxiété d’ordre phobique, à des attaques de panique et à une baisse de l’estime de soi. Cela peut être  invalidant sur le plan personnel et social », expliquent les psychologues. La migraine à laquelle Maria est sujette depuis sa tendre enfance en est certainement une manifestation.

La troisième finalité est une quête de la genèse de l’écriture. La pulsion de l’écriture s’est manifestée très tôt chez Mme Shaqi. J’y reviendrai un peu plus loin,« La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature. Cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas “développés” » M Proust.

Ce faisant, elle ne se prive pas bien entendu du plaisir de régler leur compte à certains travers de la société par l’aveu, la critique et la dénonciation. En effet, outre la recherche de soi, et l’analyse  de certains sentiments dont le rejet, la solitude et la souffrance, l’ouvrage se présente aussi comme une expérience sociologique, limitée certes, mais révélatrice d’une époque sur laquelle l’auteur porte un regard peu amène.

  • Les procédés employés par l’auteur, et conduits de main de maître, sont nombreux et variés, quelques exemples illustreront mon propos:

Citons tout d’abord, le recours intelligent aux registres à même d’émouvoir le lecteur. Registres confortés par l’emploi de tout  un arsenal de moyens stylistiques qui semble être bien huilé (ses statuts d’ex-prof, de journaliste et de poète y sont pour beaucoup) : figures de rhétorique, ponctuation affective, rythmes de phrases, rythmes de narration…L’auteur manie les différentes tonalités avec beaucoup d’aisance dépendamment de l’effet recherché. Tantôt pathétique ou lyrique, tantôt tragique ou satirique, le style  fait passer le lecteur par une flopée d’émotions, l’invitant à découvrir toutes les nuances de la souffrance de l’enfant et la colère de l’adulte.

 Ajoutons à cela un choix pertinent de personnages qui ne manquent pas d’originalité. Elle les décrit minutieusement par leurs traits de caractère, leurs qualités et défauts, leurs goûts, leur comportement, leur évolution ; elle s’attarde peu sur leur physique ; comme pour déceler et expliquer l’impact positif ou négatif que chacun d’eux a eu sur elle et la trace indélébile qu’il a laissée sur son corps, son caractère, son âme.

Enfin, par le truchement  de l’écriture, l’auteur, dont la personnalité  est riche et dense, investit de sens les lieux où elle avait vécu étant enfant, transmettant au lecteur les émotions ressenties au moment des faits qui l’auront inspirée.

Vastes  ou exigus, ouverts ou fermés, calmes ou bruyants, clairs ou sombres, accueillants ou repoussants… les lieux déteignent sur Maria en lui transmettant des sentiments de bonheur ou de tristesse. Ainsi, après un gros chagrin, elle a besoin de fuir la grande maison, d’aller folâtrer dans la forêt, se perdre dans les espaces verdoyants, jouer dans le cimetière ou bien «courir les rues désertes sous les averses».

D’autres espaces bien que fermés physiquement  sont ouverts spirituellement, refuges propices à l’imagination, à la méditation, à la créativité : le livre, le cimetière,  la halqa, la chambre de grand-mère et celle de Maria chez oncle Azzouz où elle joue «avec» sa poupée et lit énormément.

Les thèmes enfin sont nombreux et  entrelacés ; j’ai pris la liberté de les classer en trois catégories par souci de clarté, sans prétendre à l’exhaustivité.

Ceux qui participent de la construction de soi : l’école, le msid, l’image du grand-père, de la grand-mère ; le rapport aux autres enfants qui l’acceptent ou la rejettent, l’envient ou l’admirent ;  et les jeux  préférés de Maria. Des jeux de fillettes  en compagnie de sa poupée, mais surtout des jeux de garçons comme grimper aux arbres, faire la course dans la nuit noire, voler des fruits, jouer au foot avec les garçons… bref se lancer des défis virils de tous genres et aller jusqu’au bout, faisant fi du qu’en dira-t-on.

Ceux qui l’éveillent aux sens : les odeurs des plats concoctés pour les grandes occasions, les sons de la radio, les couleurs, les saveurs, ses goûts musicaux, son émerveillement de la nature pendant ses virées champêtres,  et la pluie à laquelle elle consacre plusieurs pages  d’une sensualité exquise :«Elle ferma les yeux, offrit ses paupières, ses lèvres, ses joues à ces fines gouttelettes bienfaitrices… s’abandonna voluptueusement sous l’eau céleste»…

Ceux qui marquent la naissance de sa future vocation d’écrivain.

En premier lieu, les livres et les mots qui la fascinent depuis sa tendre enfance (enseignes de cafés, hôtels, rues du grand Casa…) la font voyager et rêver.

Ensuite, les animateurs de la halqa (p 49 -52) qui nourrissent aussi son imagination de contes fabuleux et éveillent sa sensibilité à l’art de tenir le public en haleine (P 134). Les cousins, cousines, amis du voisinage, sa poupée, les coussins constituent son premier public sur lequel elle exerce son talent d’oratrice.

Enfin, les contes de Lhamdaouia qui bercent son sommeilla gratifiant au réveil d’une joie teintée de henné …. Même Tamou n’est pas en reste ; elle lui apprend l’art de broder sur le  moindre fait pour en faire une histoire à raconter pendant des jours et des jours, chaque fois de façon différente en fonction du contexte…

 – les thèmes qui ont un rapport avec le travail sur soi, avec une espèce d’auto thérapie : «La capacité à « s’auto analyser est possible, expliquent les psychanalystes, chacun va tenter d’avancer en fonction de son propre potentiel. Et cela dépend du terreau dans lequel la personne s’est elle-même constituée»  Je n’en retiendrai à contrecœur que quelques-uns dont le rêve, le miroir, la sexualité et la migraine qui me semblent très significatifs de ce point de vue.

Le rêve – en l’occurrence le cauchemar- est une des clés de l’auto-analyse. «Le lapsus et les rêves sont des manifestations de l’inconscient. Ils arrivent sous une forme modifiée et révèlent des choses intérieures». Il y a dans le récit des passages oniriques très forts ( P 171,172 ).

Le miroir occupe une position stratégique parmi les moyens de se connaître, car  il permet de poser en face de soi-même un autre soi-même et de se regarder dedans.  A l’image de l’autobiographie, il est l’objet de l’introspection par excellence. « L’autobiographie est un miroir où se regarde l’auteur. En effet, elle nous permet de faire un bilan sur nous-mêmes, de réfléchir à ce que nous sommes, avec nos qualités et nos défauts, notre vision du monde, elle invite à  la méditation qui mène à l’amélioration ». Maria se révolte à la fin du récit, renonce à son cocon et se prépare à affronter l’inconnu avec détermination.

Le miroir dans le récit de Mina Shaqui est très présent : des fois, il renvoie une image déformée à Maria, quand elle traverse des moments pénibles (page 20 :« Elle se mouvait lentement……que je parte, se répéta-t-elle».

Mais des fois, il lui renvoie une image flatteuse pour satisfaire ce petit besoin narcissique de chacun de nous et faire contrepoids au sentiment de rejet.

La sexualité  est présente en force dans le récit. Ce qu’il importe de relever, c’est le fait que l’auteur aborde des sujets tabous  tels la pédophilie, l’inceste, la prostitution, le proxénétisme, le viol et autres types de harcèlement sexuel, non pas pour satisfaire des désirs inavouables du lecteur, mais pour dénoncer le tabou qui entoure ce sujet dans son milieu. Elle les décrit en allant franchement droit au but, sans tourner autour du pot, d’une façon qui semble si «naturelle» de sorte à mettre le lecteur à la place de la victime au moment de l’agression. «Ce qui importe dans l’aveu sexuel, ce n’est pas la chose révélée mais le langage employé». Philip le jeune.

La migraine, enfin,  est un thème récurrent dans le récit : elle relève du domaine du corporel et du psychisme à la fois. Elle se déclenche par des maux physiques insupportables, conjugués à « des symptômes dépressifs neutralisant les défenses intellectuelles et replaçant la personne dans un contexte de grande vulnérabilité », d’où le repli sur soi et le sentiment pénible de rater sa vie et de gâcher celle de son entourage. Je vous invite à lire particulièrement les 15 premières pages du récit qui décrivent cette pathologie dans un style réaliste déroutant.

Bien entendu, d’autres sujets importants tels l’amour, la violence,  la mort, la solitude, l’injustice, la honte, l’eau…. méritent bien qu’on s’y attarde.

Quelques remarques toutefois

Avant de conclure, j’ai de petites remarques à faire: Certains personnages restent mystérieux : c’est le cas de Rachel par exemple ; on dit à Maria qu’elle tient sa beauté d’elle ; les femmes murmurent le nom dece personnage énigmatique en regardant

Maria à la dérobée, ex P 32, dernier paragraphe. Est-ce sa mère ?

La réaction du grand-père quand la petite Maria lui a demandé quelques sous semble non seulement injustifiée mais scandaleuse à la fois. Que cache-t-elle exactement ?

Le revirement de tante Khnata n’est pas compréhensible non plus : d’une femme aimante, affectueuse et résignée, elle devient méchante, calculatrice… bref le diable en personne à la fin du récit.

 Les rapports entre la petite Maria et son oncle Mustapha semblent équivoques également, d’où la scène horrible de l’examen gynécologique traditionnel; le comportement du mari de Khnata ne manque pas d’ambiguïté non plus.

Pourquoi la grand-mère confie-t-elle sa protégée  à oncle Azzouz plutôt qu’à ses vrais parents  qui de surcroît habitent Casa où les bonnes écoles ne manquent pas? Dernière remarque, les enfants de Maria tiennent très peu de place dans le récit (besoin de les protéger?).

Si on met ces « imprécisions» sur le compte de l’imperfection de la mémoire, le récit gagnerait en sincérité. Mais on peut également les attribuer au besoin de passer sous silence des sujets qui  font trop mal, ou bien à la nécessité légitime de ne pas nuire à des personnes proches.

Enfin, à mesure que j’avançais dans la lecture, je ne pouvais chasser une question de ma tête : mais bon sang pourquoi Maria ne va-t-elle pas tout balancer à sa grand-mère, à sa tante, à si Mohamed? Pourquoi ne se met-elle pas à crier pour ameuter l’entourage?

La réponse à mon ignorance m’a été fournie par le Dr Boris Cyrulnik  dans La mémoire traumatique: «… dans un premier temps, l’enfant traumatisé ne comprend pas, il n’est pas préparé à ça, c’est quelque chose qui est hors de son monde, il ne sait pas quoi faire, il est hébété, il est K.O debout».

Conclusion : reculer pour mieux rebondir

En conclusion, je dirais qu’en écrivant à la troisième personne, l’auteur a pu prendre de la distance afin de se permettre plus de liberté dans la narration : contrairement au  pronom « Je »  qui  paralyse, le pronom « elle » l’a libérée. Et c’est tout bénéfice aussi bien pour elle que pour nous.

 La recherche de la voix  perdue n’a certes pas effacé les déchirures  du passé, au contraire elle a dû les exacerber: « L’animal souffre une fois : il reçoit un coup, il crie et s’enfuit ; l’être humain par contre souffre deux fois : quand il reçoit le coup et quand-il se représente le coup», Boris Cyrulnik, La mémoire traumatique.

Toutefois, bien analysée, la douleur mène à la guérison, voire à l’amélioration, car si « Le bonheur  seul est salutaire pour le corps, c’est  le chagrin qui développe les forces de l’esprit » M. Proust.

 Cette douleur n’aura donc pas été vaine puisque l’auteur l’a transformée en une œuvre d’art,  tout comme la douleur de l’accouchement qui s’estompe avec la naissance du bébé, avant de céder la place à un souvenir agréable.

Ainsi grâce à l’écriture, Maria renaît de ses cendres plus forte et plus déterminée que jamais à se libérer de toutes les chaînes qui entravaient son envol. Une note d’espoir vivifiante, fredonnée par la petite voix retrouvée, que le lecteur salue avec soulagement.

Certains passages m’ont émue aux larmes, d’autres m’ont scandalisée, d’autres encore m’ont fait rêver ou réfléchir… Le  séjour de Maria chez son oncle Azzouz, à titre d’exemple, est  parmi les  épisodes les plus  captivants, c’est un passage où l’auteur s’est surpassé d’ingéniosité. En revanche, vers la fin, j’ai eu le sentiment que l’auteur était  à bout de souffle (et pour cause) tel une marathonienne qui finit la course en puisant dans ses réserves. Nous prépare-t-elle une Maria 2 une fois qu’elle aura repris son souffle ? C’est tout le mal que je nous souhaite en tant que lecteurs.

Bref, on peut approuver ou pas son regard incendiaire sur les défauts de notre société, on peut apprécier ou réprouver son audace de toucher à des sujets tabous, on peut aimer ou détester son style qui ne laisse  que très peu de place à l’humour et au rire pour autant que l’on puisse rire de sujets aussi délicats-  il n’en reste pas moins que c’est un livre qui ne laisse personne indifférent parce qu’il est sincère.

Je l’ai trouvé tout simplement fascinant.

Top