Issam-Eddine Tbeur: «la peste soit sur le Coronavirus !»

Des écrivains à l’heure du Covid-19

Notre état de confinement actuel est inédit, pour les très mauvaises raisons que nous connaissons : un virus mal nommé, dont la létalité exponentielle fauche des milliers de vies et fait vaciller les plus solides empires économiques, obligeant le quart de la population humaine à se terrer chez elle.

Las ! Les microbes ont leurs raisons que notre raison ignore. Et comme ces germes malfaisants sont vicieux (ils mutent continuellement et s’entêtent à résister à nos remèdes), ils ne choisissent jamais non plus la bonne saison pour s’inviter en nous. Celui qui nous pourrit la vie en ce moment a bien mal choisi son timing pour entamer sa saison migratoire. Pile en pleine transition printanière ! Nous voilà sommés de garder nos maisons, et de ne les quitter que pour d’urgentes et nécessaires commissions.

Nous devons ignorer l’appel de la nature, faire sourde oreille aux sirènes tentatrices du printemps : ce sont, nous dit-on, créatures aux dents et aux griffes acérées, de taille microscopique certes, mais qui vous pénètrent insidieusement dans le nez et la gorge et vous asphyxient les poumons, jusqu’à ce que mort s’ensuive… Nous crèverons loin de nos proches, sans même une cérémonie funéraire digne de ce nom, et nous nous retrouverons au fond d’une fosse commune, jetés pêle-mêle, sans distinction d’âge ou de genre…

Voilà ce que le Coronavirus nous promet : une hécatombe digne des plus sinistres dystopies; et avant de mourir de cette mort-là, une véritable saison en enfer nous attend ici-bas. On devine ce qu’une claustration de plusieurs semaines avec sa famille (je parle en général) peut signifier. Quand certains bons pères de foyer auront découvert les joies ignorées de la vie domestique, les enchantements partagés du confinement conjugal et le plaisir des devoirs scolaires à faire faire à une marmaille en pleine confusion calendaire (vacances ou pas vacances?), nous les entendrons tous, ces braves pères de famille, s’écrier (paraphrasant sans le savoir Camus, Sartre et Gide) : «La peste soit sur le coronavirus ; on est fait comme des rats ! L’enfer c’est les autres ! Famille, je vous hais!»…

On compatira doucement au désarroi de cette engeance ingrate, qu’un vulgaire microbe aura privée de ses lieux uniques de divertissement : café, stade de foot et mosquée, fermés jusqu’à nouvel ordre.

Oui, sacré Coronavirus ! Et voici qu’à mon tour je me trouve sollicité pour raconter mon expérience d’écrivain marocain confiné (je ne sache pas qu’une telle catégorie existe, ni que j’en fasse partie, et que le fait de nous entendre témoigner de notre claustration soit d’une si grande utilité).

Mais bon, par ces temps d’oisiveté généralisée et d’égotisme assumé, ne boudons pas notre plaisir. J’avoue cependant n’avoir rien d’intéressant à raconter, à part que je n’appartiens pas à la catégorie sociale évoquée ci-avant (les pères de famille ingrats)… du moins veux-je bien le croire. Je n’ai pas l’habitude de m’attarder dans les cafés et ne fréquente ni stade de foot ni mosquée, sans doute par aversion naturelle pour la foule. Je loue le ciel de m’avoir d’ailleurs pourvu de cette phobie, qui se révèle salutaire en ces temps de psychose collective.

L’interdiction des bains de foule a justement été adoptée en mesure prophylactique d’urgence : la preuve que j’avais raison ! Sans oublier le fait que mes habitudes casanières m’ont rendu facile le glissement dans le confinement, que je découvre être un état plus que supportable… je dirais même agréable. Cela dit, si je n’ai aucun problème à rester enfermé des jours durant entre quatre murs, je comprends que l’expérience puisse avoir quelque chose de traumatisant pour mes congénères.

C’est ce que prétend Blaise Pascal : «Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose,  qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre». A relire d’autres auteurs aussi peu rigolos que Pascal, Sartre et Camus en l’occurrence, on finirait par s’en convaincre. Ceci dit, force m’est d’admettre que ces philosophes, fins connaisseurs de notre nature profonde, ont vu juste. Un même fond d’angoisse et de psychose nous définit ; état qui a tendance à s’exacerber en temps de quarantaine, de huis clos ou de face à face avec notre finitude. Mais même si je me convaincs de ça, je ne saurais dire ce que le confinement révèle en moi sur le plan existentiel. Je n’en suis heureusement pas à ce point de déprime «philosophante».

Par contre, ce que le confinement a changé dans mes habitudes d’écriture ? Là, je peux moyennement répondre à une question aussi prosaïque, au risque de remuer quelques poncifs de circonstance, que tout bon écrivain confiné se doit d’énumérer : ses lectures, son rapport au temps et son rituel d’écriture. Pour ce dernier point, je dirai rapidement que le Coronavirus n’a pas changé d’un iota mon indiscipline d’écriture : cela a toujours été chaotique et intermittent, et ça le reste.

Quant à mon expérience du temps… disons que les effets du confinement sont nettement plus perceptibles : je ne suis plus astreint à la moindre espèce de «rendez-vous», et c’est une aubaine. Ce n’est que maintenant d’ailleurs que je mesure la violence injonctive de cette expression : Rendez-vous ! Devoir se rendre, à heure précise, hors de son lit, à son lieu de travail, chez le médecin, à la préfecture, etc.

C’est d’une coercition inouïe ! Maintenant, et jusqu’à nouvel ordre, cette expression se trouve remplacée par une autre plus apaisante, à la douce consonance italienne (le terme est d’ailleurs un italianisme, qui signifie littéralement «ne rien faire»). Vous avez deviné : c’est le farniente. Ah ! le joli mot, qui chante tant de belles et infinies promesses de repos et de… procrastination (terme plus râpeux à prononcer, mais porteur lui aussi de sérieuses promesses d’oisiveté, lot de tout écrivain ou artiste paresseux, qui sait qu’il doit faire, mais qui ne fait rien, en attendant que l’envie de faire lui vienne…).

Voilà, si je dois résumer en un mot ma réponse à la double question qui motive ce témoignage : comment gérez-vous, cher auteur, votre temps d’écriture ? Je répondrai : je procrastine! Heureusement d’ailleurs que vous m’avez sollicité pour publier ce fragment de journal de confinement, qui commence et s’arrête aux limites de cette page. Cela m’a forcé à écrire ce que vous êtes en train de lire.

Merci pour votre attention. Maintenant que c’est fait, il est temps pour moi de revenir à mes velléités anciennes : achever un roman en souffrance depuis deux ans, boucler un recueil de nouvelles sur le feu depuis quelques mois… et d’autres projets à l’avenant. Mais je ne vous abandonnerai pas sans un conseil de lecture, cela va de soi. Rassurez-vous, il ne s’agit pas de La Peste de Camus (tout le monde en parle comme LA lecture du moment, soit disant pour mieux comprendre nos peurs de l’épidémie nouvelle : c’est comme de vouloir éteindre un incendie avec de l’essence !). Non, c’est d’un petit bijou littéraire que je veux vous entretenir, un journal de claustration qui se lit comme un manuel à usage des confinés comme nous.

C’est le récit – fait à la première personne – d’un homme devant passer quarante-deux jours dans une chambre, et qui tient pendant cette quarantaine forcée un carnet tissé d’humour fin et de spiritualité légère, comme seuls les auteurs de la fin XVIIIème Siècle savent en faire. Il s’agit de Xavier de Maistre, et le texte a pour titre Voyage autour de ma chambre. Tout un programme pour nous autres, gens de lettres ou pas, dont le lot commun est de trouver une échappatoire à l’ennui et à l’angoisse existentielle qui nous pendent au nez.

De Maistre, du fond de cette belle époque finissante des Lumières, nous adresse ce message éclairant : « Mon cœur éprouve une satisfaction inexprimable lorsque je pense au nombre infini de malheureux auquel j’offre une ressource assurée contre l’ennui et un adoucissement aux maux qu’ils endurent ». Y a-t-il meilleure intention au monde ? Ne me remerciez pas. Lisez ce texte (en consultation gratuite sur Internet) et vous m’en direz des nouvelles.

A bon.n.e confiné.e, salut ! Et notre salut (en attendant le remède miracle qu’on nous promet) est dans la littérature… de loin le meilleur des placébos.

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