Revenons à l’Histoire

 «La fin de l’Histoire», la fin des idéologies?

Par Abdelmoughit Benmassoud Tredano*

Depuis 1917, la révolution soviétique est entrée en conflit permanent avec le capitalisme mondial. Son alliance avec les partis communistes de l’Occident et des mouvements de libération dans le Tiers-Monde n’avait comme objectif que d’en saper la base. Si celle-là a été pour quelque chose dans la décolonisation, elle n’a rien pu faire quant à la destruction inéluctable du capitalisme. La guerre froide, en fin de parcours, a montré l’impossibilité d’une telle option pour la simple raison que chaque bloc possédait sa bombe. La coexistence pacifique qui s’en suivit a permis d’éviter le conflit final mais n’a pas pour autant arrêter la lutte entre les deux systèmes qui se la livraient par Etats interposés dans le Tiers-Monde.

Aujourd’hui, même cette petite guerre est jugée couteuse et pétrie de risques et l’option est déjà faite pour pacification du monde. (Soulignons que cette voie se heurtera inexorablement aux propensions expansionnistes du capitalisme).

C’est cette lutte, à fondements historico-idéologiques qui semble, pour des raisons nombreuses et diverses, tendre vers sa fin.

Cependant, une question essentielle demeure posée. A la lumière des réformes politiques et économiques introduites dans les pays de l’Est, on soutient globalement et sont en train d’introduire le capitalisme chez eux.

Le péché originel

Il importe d’abord d’apporter quelques précisions sur la démocratisation du système politiques des pays de l’Est. Y introduire la démocratie pluraliste ne contredit nullement l’idéal du socialisme. C’est la version léniniste du parti unique fondée sur certains principes (centralisme démocratique, soumission de la minorité à la majorité..), contribuant ainsi à évacuer la démocratie pour n’appliquer que le centralisme qui a été à l’origine de la version. Il est vrai que la formule était utile et efficace pendant la période de la clandestinité jusqu’ à l’accession du pouvoir et même durant son exercice pour les situations exceptionnelles (situation de guerre par exemple..). En dehors de ces cas, le parti unique tel qu’il était conçu et pratiqué ne pouvait permettre l’association de l’ensemble des citoyens à la chose publique. C’est d’ailleurs là la grande faille du système politique socialiste et qui a constitué la cause première de son blocage.

Aussi introduire la démocratie dans ces régimes ne devrai pas passer comme faisant œuvre nouvelle et encore moins constituer une contradiction avec l’idéal démocratique socialiste mais uniquement un rejet d’une forme de pouvoir qui lui est totalement étrangère.

Socialisme et économie de marché: la restauration?

En matière économique on soutient également que le principal reproche qu’on pouvait faire aux doctrinaires du socialisme, c’est d’avoir cru que le plan pouvait remplacer le marché.

Il est vrai que la planification aidait certaines économies retardataires à écourter certaines étapes de leur développement mais appliquée d’une manière outrancière, elle ne pouvait que conduire à des monstruosités et des inepties.

En revanche, introduire le marché dans les économies socialistes ne signifie pas automatiquement la mise en œuvre des règles du capitalisme. Affirmer cela, c’est une absurdité, car considérer que le marché est né avec le capitalisme alors que celui-là se pratiquait depuis que l’homme a commencé à accorder une certaine valeur à ses produits et les échanger pour satisfaire certains de ses besoins.

D’ailleurs, la situation contre laquelle s’est élevé le marxisme du vivant de Marx c’est l’exploitation. Le marché tel qu’il était conçu et pratiqué durant le 19ème siècle, en plus de la propriété des moyens de production et des modalités de répartition des richesses et des revenus, aidait à cette exploitation.

Aujourd’hui, il est possible d’encadrer et le marché et la répartition, ce qui ne peut que conforter une application réformée du socialisme.

La voie salvatrice

S’il est encore difficile d’imaginer l’évolution future des Etats socialistes en matière de gestion économique, une chose est certaine, c’est qu’il serait naïf de penser un seul instant qu’ils sont en train d’instaurer le capitalisme. Nous n’apprenons rien à personne en affirmant que le capitalisme est le fruit d’une évolution historique et d’un milieu culturel bien déterminé et en tant que système d’ensemble, il ne semble pas être voué à une quelconque universalité. Si certains de ses piliers (le marché dans sa forme actuelle, la motivation matérielle…) risquant de constituer des références universelles, on ne peut soutenir valablement qu’il sera greffé dans sa version intégrale sur les sociétés socialistes. S’il advient que dans certaines parmi ces dernières, on serait tenté d’en faire une doctrine totale, le choc et le cout social ne peuvent qu’être traumatisants et donnant lieu à des situations difficilement métrisables.

Interrogé sur cette éventualité, c’est-à-dire le passage des sociétés socialistes au capitalisme, le sociologue soviétique Boris Kagarlitski ne va pas par quatre chemins: «les conséquences en seraient épouvantables. Dans la meilleure des hypothèses, on connaitrait un capitalisme tiers-mondiste, corrompu, implacable et lié au pouvoir. Très vite cela se transformerait en «stalinisme de marché» de type «chinois».

D’ailleurs, contrairement à ce que dit un proverbe arabe, on ne refait pas l’histoire deux fois de la même manière.

Ne l’oublions pas, le capitalisme dans ses différentes variantes, malgré quelques embellies ici et là, n’est pas encore sorti de sa crise. Pour ce faire, il semble qu’un vaste redéploiement planétaire est en train de s’opérer pour lui permettre, dans cette phase informatique et bureaucratique, de mieux s’adapter et se positionner. Cela nécessite de l’espace. L’Afrique, du moins pour l’Europe communautaire n’en constitue pas un de crédible et de porteur. L’Europe de l’Est, surtout son maillon faible risque, si elle ne gère pas cette période de transition d’une manière perspicace, de ne constituer pour le capitalisme ouest-européen qu’un Tiers Monde corvéable et exploitable à proximité de la porte.

La nature a peur du vide

Au-delà des considérations théoriques, économiques et géostratégiques, il existe un aspect autrement plus déterminant dans l’évolution future des sociétés socialistes.

Depuis l’avènement, de ce système, les populations de ces pays nourrissaient un espoir dans la réalisation de l’idéal promis. Avec la période de blocage que celui-là a vécu et le démantèlement qu’il subit présentement, on serait enclin d’avancer que tout cela s’est irrémédiablement effondré. Rien n’est moins sur. La conviction en la possibilité et surtout sur les chances de réussir les réformes demeure vivace. En témoigne la situation en RDA.

En effet, malgré le départ de plusieurs dizaines de milliers, d’autres infiniment plus nombreux restent et manifestent pour prôner les réformes. Cette conviction et cet état d’esprit sont exprimés d’une manière éloquente par une militante de l’opposition constituée autour du Nouveau forum. A une question sur l’objectif de son mouvement, elle répond qu’il s’agit : «d’améliorer le socialisme en RDA parce que le spécificité de ce pays réside dans un système autre fondamentalement meilleur pour l’homme et pour la nature, que le capitalisme. Mais, ce système, aujourd’hui ne fonctionne pas. Je suis allé en Allemagne fédérale et j’en suis revenue avec la conviction que là-bas, le système social se heurte à des problèmes intrinsèques, insurmontables. Si la RDA réussit sur la voie des réformes, la vie ici sera meilleure que de l’autre coté…».

Ces propos, outre leur intérêt comparatif, renferment une profonde conviction. Celle de croire encore fermement dans l’idéal socialiste. Sans quoi, la situation serait pire que pendant la période de blocage, car la nature a peur du vide et du chaos.

Communisme et perspective historique

Enfin, une dernière observation porte sur le communisme et l’histoire. Le philosophe A. Glucksman affirme que sortir du communisme, c’est rentrer dans l’histoire comme si celui-ci est a-historique.

Le socialisme n’est pas né du néant; il est issu des entrailles du capitalisme. Il est venu pour répondre à un idéal. Il voulait faire aux peuples, l’ayant appliqué, l’économie de l’étape sanglante -qu’on oublie souvent- qu’a connue le capitalisme durant le 19ème siècle. Mais une application dégénérée a donné un résultat peu enviable. Il s’agit aujourd’hui, d’apporter les réformes qui s’imposent. La conviction est déjà faite sur cette nécessité dans les sphères de pouvoirs dans la majorité des pays socialistes.

Les divergences portent sur le rythme à suivre entre les tenants du changement de Tous Et Maintenant et ceux qui appellent à la prudence pour éviter les dérapages.

Tout le monde doit se convaincre que les évolutions de société ne peuvent être le fait de décrets et de décisions administratives. L’envie et l’aspiration au changement ne doivent pas faire oublier le temps qu’il exige. Les impatients risquent de rater le coche et les conservateurs de regretter d’avoir ignoré une vérité universelle: on ne peut continuer à verrouiller indéfiniment des situations par la force dans un carcan supposé hermétique et indestructible. La loi de la nature est le changement; ceux qui s’attachent aux situations acquises ne peuvent l’empêcher.

(Fin)

*Professeur de sciences politique et de géostratégie

NDLR: Cet article est la suite de la première partie du même auteur publiée dans notre édition d’hier (vendredi 10 avril 2020), objet déjà d’une publication dans Al Bayane du 4 octobre 1989.

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