Le virus et le politique

Par Jamal Eddine Naji

Si le Covid-19 est un cauchemar sans précédent pour toute l’humanité, il est certainement l’inédit et le plus complexe défi jamais confronté par le politique. Nulle crise n’a mis à l’épreuve de la sorte le dirigeant politique, les gouvernants des différents pays en ce monde. Pas même les guerres, puisque cet ennemi, révélé en Chine, est invisible et d’une ubiquité insoupçonnable, enfoui qu’il est, secrètement, dans tout élément infinitésimal de notre environnement quotidien… Surtout, à l’intérieur même de nos corps, nous les milliards de gouvernés par le politique gouvernant : les supporters de celui-ci comme ses opposants, les hommes comme les femmes, les vieux comme les jeunes, les riches comme les pauvres…et même les enfants!

Alors, comment prétendre débusquer systématiquement un tel ennemi, quasi diabolique, quand, en tant que politique et gouvernant, on a la charge et la responsabilité (confiée par suffrage, héritée ou imposée par dictat) de présider aux destinées d’une communauté humaine, peuple ou pays ?! Comment se mettre en ordre de bataille sur plusieurs fronts à la fois : front de la santé publique, front de la recherche médicale et scientifique, front social et psychologique au profit du salut de tous les administrés ou gouvernés, fronts des droits et libertés de ces derniers (droit à la santé et droit à l’information compris), front de toutes les activités économiques et de tous les besoins de vie des individus et des communautés…Qui plus est, pour le politique, comment construire quelconque décision qui doit de ce fait être multifactorielle, holistique, à même d’impacter utilement tous ces volets de la crise à la fois, avec la coordination requise et la mise en musique de tous les effets escomptés et tous les intervenants concernés?

Ce combat titanesque, biblique, qui doit donner le tournis au politique, à tout instant, sans discontinuer, explique sans doute pourquoi assistons-nous à l’omniprésence, sans précédent à ce jour, du politique sur la scène des médias. Omniprésence en continu, pour tenter, semble-t-il, de rendre compte des décisions prises, des mesures envisagées et même des incertitudes et des hésitations… Voire, pour reconnaître des erreurs ou contradictions poussant le politique, plus d’une fois parfois, à un «rétropédalage» … On a eu à voir de tels exemples dans certains pays, à l’exception, bien sûr, de l’énergumène Donald Trump. Étonnante, cette rare approche d’aveux d’impuissance, qui, dans plusieurs cas de gouvernants et décideurs, rompt avec la prise de parole politique conventionnelle, sûre d’elle-même, parcimonieuse, ânonnant des généralités et des promesses chantant des lendemains auto-certifiés meilleurs !  Comme si le politique, orateur devant les médias et les publics, est descendu de sa tribune, ou piédestal habituel, pour camper, sur le terrain, sur le plancher, le rôle d’un simple et modeste mortel comme tous les autres menacés, dans une égalité totale, par le Covid-19. Égalité des sorts, pour une fois!

Dans plusieurs pays, on a vu le 1er responsable de l’État (chef d’État ou chef de l’Exécutif) s’astreindre fréquemment à se présenter sur la scène des médias pour se prêter à une conférence de presse, parfois quotidienne et à heure fixe (Canada, Espagne…) ou à un discours à la nation (France, Italie…), pour rendre compte de ses actes et décisions. Des images de chefs d’États, de ministres, de leaders politiques, portant un masque («Hijab anti-corona» !) illustrent cette désormais humble posture imposée par le Covid-19 au politique, aux dirigeants du monde entier, au même titre que leurs peuples. Certains ont été confinés durant des semaines, d’autres ont même été infectés par le Coronavirus comme n’importe qui parmi leurs concitoyens.

Le Covid-19, sévissant encore à ce jour, d’un bout à l’autre de la planète, a donc transformé la place et le rôle du politique face au citoyen. Le pari, ou l’inconnue, est la perception du politique, du gouvernant, qu’aura à l’avenir le citoyen, suite à cette crise. Et ses attentes, surtout.

Jadis lointain, aux propos souvent hermétiques ou, pour le moins, peu concrets, usant d’une prise de parole solennelle, peu fréquente, aux conséquences rarement efficientes, généralement programmée d’avance, prévisible selon des dates ou anniversaires réguliers, voici que le politique est devenu un simple rapporteur de tous les jours sur le Coronavirus et rien que sur lui. La communication, dite politique, est ainsi réduite à des énoncés de chiffres, de pourcentages, de recommandations pour la vie domestique ou d’ordre comportemental préventif, à de la vulgarisation de notions scientifiques ou de protocoles sanitaires basiques… Bien que ces énoncés révèlent ou parsèment, parfois, des décisions et mesures conjoncturelles, précipitées et approximativement budgétisées aux plans économique, fiscal, social, sécuritaire, culturel, législatif et réglementaire… A la trappe donc la mise en délibération des décisions et mesures!

La situation de guerre contre le Covid-19, à toutes les minutes, permet ainsi au politique de faire l’économie de son obligation d’exposer ses actes et intentions au débat… Le débat démocratique. Sa prise de parole dans les médias se suffit à elle-même ou, plutôt, suffit à valider/légitimer, de fait, la décision et la mesure déployée. L’impératif de l’état d’urgence et de l’unité qui s’en légitime automatiquement, change ainsi le paradigme du mode de gouvernance dit démocratique et/ou participatif. Nul débat sur les tribunes dédiées institutionnellement au politique, comme les parlements des démocraties représentatives. Les débats sont ailleurs : sur la toile, entre les citoyens connectés.

C’est dans le monde virtuel, seul espace de vie collective physiquement inaccessible pour le coronavirus, que la parole du politique trouve ses supporters et ses opposants. Mais dans une cacophonie inouïe où le faux se mêle au vrai, où le réel se mêle aux lubies et légendes… L’anarchie, avec ses dégâts, a ses rues : les réseaux dits sociaux. Sauf que ceux-ci excluent de leur accès des millions et des millions de citoyens non éligibles à ce monde parce que démunis des outils nécessaires pour y accéder : électricité, connectivité, alphabétisation, équipements et capacités techniques d’usage etc.

La communication 2.0 donne l’illusion du débat démocratique dont le politique s’est délesté sous ce règne d’état d’exception décrété au monde entier par le Coronavirus. Ère numérique qui entretient une démocratie virtuelle, illusoire et dangereusement anarchique et anxiogène… Serait-cele legs cardinal que nous laissera ce virus, une fois terrassé?

 Il faut espérer que le politique, de toutes ses forces, anticipera sur ce menaçant héritage qui, potentiellement, peut le réduire à une simple figuration, de moins en moins crédible, dans la cité, et transformer la démocratie en un lointain souvenir du passé que notre présent sera demain.

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