Abdel Aziz Belal: une flamme qu’on doit transmettre

Par: Abdeslam Seddiki

La rédaction d’Al Bayane, en décidant de publier le dernier ouvrage du regretté  Professeur Aziz Belal, «Développement et Facteurs non économiques»,  m’a fait l’honneur d’en  faire une brève présentation afin d’aider les lecteurs à placer cette œuvre dans son contexte historique et son substrat théorique.

Pour comprendre l’œuvre, il faut connaitre son auteur.  Ainsi nous a t-t-il semblé nécessaire de précéder cette lecture, par une brève présentation biographique defeu Aziz Belal. Cette exigence méthodologique s’impose d’autant plus que plus de deux tiers de Marocains sont nés après sa disparition le 23 mai 1982.

Aziz Belal: le militant infatigable  et l’intellectuel organique

Aziz Belal  est né à Taza le 23 mai 1932. Issu d’une famille modeste, il perdit son père à l’âge de huit ans, ce qui l’amena à affronter très tôt les difficultés de la vie. Il poursuivit ses études primaires à Oujda où il fut un élève brillant. Après avoir obtenu son baccalauréat, il regagna Rabat pour y préparer sa licence en sciences économiques de 1951 à 1953. Par la suite, il se rendit à Toulouse où il obtint son diplôme d’études supérieures (1956).

Le contexte national dans lequel Si Aziz a vécu et grandi l’a amené très vite à faire son choix : celui de la lutte pour l’indépendance du pays et pour l’émancipation des peuples opprimés.  Ainsi à 19 ans, il adhéra au Parti Communiste Marocain, alors clandestin,  (devenu successivement Parti de Libération et du Socialisme, puis Parti du Progrès et du Socialisme) pour  devenir l’un de ses illustres dirigeants en tant que membre du Bureau Politique. Depuis, Aziz Belal n’a jamais dissocié son activité politique de son activité scientifique : pour lui les deux vont de pair et s’enrichissent mutuellement.

Après l’indépendance du pays, il fut chargé de mission au Plan où il participa à l’élaboration du premier plan quinquennal (1960-1964). En 1959, il accéda- dans le cadre d’un gouvernement de coalition nationale présidé par Abdellah Ibrahim- au poste de Secrétaire général du Ministère du travail. Et c’est grâce, en grande partie à lui, que la législation du travail, datant de la colonisation, fut révisée et améliorée. A la demande de son  parti, il démissionna de son poste pour ne pas cautionner les déviations du gouvernement par rapport aux orientations de départ.

En 1960, il intégra la Faculté  de droit de Rabat, la seule à l’époque, où il enseigna l’économie tout en œuvrant à la mise en place de la section de langue arabe et à la création du Syndicat national de l’enseignement supérieur.

Parallèlement à son activité en tant qu’enseignant  et son engagement politique sur tous les fronts, il s’est mis à préparer une thèse d’Etat en sciences économiques   sur «l’investissement au Maroc 1912-1964, et ses enseignements en matière de développement économique». Cette thèse soutenue  brillamment à l’Université de Grenoble en 1965, fit date dans la recherche socio-économique du pays  faisant  de AzizBelal   le premier   économiste Marocain titulaire d’une thèse d’Etat.

Nommé Professeur d’Université, il poursuivait inlassablement son activité académique et politique : présent dans tous les débats scientifiques et  politiques aussi bien au Maroc qu’à l’étranger. Connu  à travers le pays grâce aux enseignements qu’il dispensait  aux facultés de droit de Rabat et de Casablanca,  à l’ISCAE et à la Faculté de médecine de Casablanca où il dispensait un cours sur l’économie de la santé qu’il a monté de toute pièce, mais surtout grâce aux meetings politiques et aux conférences-débat qu’il animait dans les principales villes du pays.

Dans le monde arabe, il s’est distingué par ses travaux sur la question palestinienne, sa défense des causes de libération nationale. En Afrique, il n’était pas moins bien connu grâce à son soutien aux mouvements de libération et aux contacts fructueux qu’il avait avec leurs dirigeants tel que Amilcar Cabral , auteur d’un ouvrage sur le lien entre théorie et pratique révolutionnaires. Il en est de même en Amérique latine où il a animé plusieurs séminaires dont le dernier en date eut lieu au «collegiodel Mexico» portant sur l’industrialisation du monde arabe (texte disponible sous forme de manuscrit). Il en fut de même en Europe où il n’a eu de cesse à travers ses publications de dénoncer «l’échange inégal» et de  plaider pour des relations équilibrées et équitables. De même, il a noué des relations de coopération scientifique avec la communauté scientifique des pays socialistes.  Cette coopération s’est concrétisée par la publication d’un ouvrage collectif avec l’Economiste soviétique Youri Popov sur «la formation du sous-développement».

Les domaines d’intérêt du Professeur Belalembrassent un large champ de disciplines. Outre l’économie, sa spécialité principale, il s’intéressa à la psychologie, à la sociologie, à l’art, à la musique et davantage à la chanson populaire. Par la suite, il s’est plus intéressé aux questions culturelles et idéologiques ou ce qu’il a appeléles facteurs non-économiques qui ont constitué la trame de la publication que met AL Bayne à la disposition des lectrices et lecteurs.

Journalise de talent, il a contribué énormément  par ses articles à la presse de son parti, notamment sur des questions économiques et idéologiques.

Intellectuel de terrain qui croit à la lutte socialeorganisée et au combat démocratique de tous les jours,  ardent défenseur des masses déshéritées et des intérêts supérieurs du pays, il participa à toutes les batailles que mena le peuple marocain à commencer par la  lutte pour l’indépendance, puis la participation à la Marche Verte et les premières élections «libres» qui ont eu lieu en 1976. Il a été élu membre de la Commune urbaine de Ain Diab et premier vice- Président du Conseil.   A ce titre, il a été appelé à faire partie d’une délégation devant se rendre à Chicago pour assister à une cérémonie de jumelage avec Casablanca. Sa vie s’arrêtera là, à la suite d’un incendie qui s’est déclenché au cours de sa première nuit à l’hôtel «Conrad Hilton» le 23 mai 1982. Il venait juste de célébrer son cinquantième anniversaire. La nouvelle a provoqué un véritable choc auprès de ses amis et de l’ensemble du peuple marocain.

Il a vécu modestement bien qu’il disposât de tous les atouts pour s’enrichir et accumuler la fortune dans la légalité. Il symbolisait, pour la jeunesse et les militants,  cet « intellectuel organique » au sens gramscien du terme.  Il n’a eu de cesse de professer que la culture et l’argent font rarement bon ménage, donnant l’exemple de ce que devrait être un homme de science et un dirigeant politique de surcroît. Une véritable leçon de la moralisation de la vie politique!

 Il a mené une vie très intense. Sa perte prématurée, à 50 ans, est une grande perte pour le pays dans son ensemble.  Mais il nous a légué un trésor inépuisable et un patrimoine scientifique qui demeure d’actualité.La stratégie de développement souhaitable pour le Maroc élaborée par l’auteur dans sa thèse d’Etat n’a rien perdu de sa pertinence et de son actualité. De même qu’il était précurseur en matière des facteurs non économiques dans le développement en dévoilant les limites de l’économisme et de la pensée technocratique  qui veut se mettre au- dessus des contradictions sociales et considérer l’être humain  comme un simple «homo-oeconomicus»  isolé dans l’île à l’image de Robinson Crusoé.

On déplore cependant que ces publications demeurent inconnues pour les nouvelles générations d’étudiants  en sciences économiques. Car nos facultés de sciences économiques se sont transformées en facultés de gestion sans laisser la moindre place à l’étude des théories de développement, ni à l’histoire de la pensée économique et encore moins à l’histoire des faits économiques et à l’épistémologie.  Et si réforme de l’enseignement supérieur il y aura, elle devra nécessairement commencer par la réhabilitation de ces matières bannies des programmes universitaires faisant ainsi le lit des idéologies obscurantistes et réactionnaires !! Cela s’est répercuté sur la qualité de formation des lauréats qui sont pour l’essentiel  déconnectés de leur réalité socio- économique et socio- politique.

Notre Université gagnerait beaucoup à faire connaitre l’œuvre de AzizBelal et à enseigner aux jeunes étudiants non seulement son apport scientifique mais également son engagement patriotique en tant qu’intellectuel au service de notre pays et de notre  peuple. N’est-il pas opportun, en ces temps d’incertitudes et de perte de repères, de réhabiliter nos penseurs et de puiser dans leur force intellectuelle  pour poursuivre  la voie qu’ils ont tracée et enrichir cette expérience collective d’envergure.  Outre Aziz Belal, d’éminents intellectuels engagés et penseurs talentueux dans diverses disciplines nous viennent à l’esprit.

Ces illustres personnalités scientifiques et académiques ne méritent-elles pas au moins qu’on mette leur nom sur des plaques à la rentrée des amphithéâtres, salles d’études ou centres de recherche, comme il est de coutume dans des pays qui respectent leurs scientifiques ?Nous n’avons pas le droit à l’oubli. Car c’est de la mémoire collective de notre peuple qu’il s’agit !!

Développement et Facteurs non-économiques

Engagé très tôt dans l’action politique et ayant vécu la phase de la lutte pour l’indépendance, Aziz Belal a pris conscience de la nécessité d’un développement économique qu’il qualifie d’autocentré. Pour lui, l’indépendance politique demeure insuffisante si elle n’est pas suivie par une transformation réelle  des structures économiques  et sociales, voire idéologico-culturelles. Ainsi, estime-t-il, les peuples sont confrontés à «quatre types de problèmes fondamentaux : libération nationale, révolution sociale, développement et civilisation» Et de préciser : «il s’agit de quatre composantes essentielles d’un mouvement socio-historique d’ensemble, à saisir dans sa globalité, et que certains ont réduit jusqu’ici, fort abusivement, au seul problème de ‘‘développement’’». Cette manière de poser les problèmes a été déjà présente dans sa thèse d’Etat, mais elle a été affinée à la lumière de l’expérience vécue par les pays nouvellement « indépendants ». La raison de ce revers réside justement dans l’ignorance des réalités sociales dans leur complexité et leur contradiction.

Aux pays qui ont opté pour la voie capitaliste dépendante, en voulant importer des modèles surfaits de l’extérieur, sans remettre en cause les rapports de domination qui les lie au capital international, Aziz Belal répond en ces termes : « les faits actuels, confortés par l’expérience de la dernière période, sont entrain de confirmer une réalité d’importance capitale, pour qui veut se donner la peine de la saisir : il s’agit de l’impossibilité de reproduire à une vaste échelle dans les ‘’pays sous-développés ‘’ et sur la base d’un mouvement socio-économique et socio-culturel englobant l’ensemble de la société, le ‘’modèle’’ de capitalisme développé qui caractérise  actuellement l’évolution sociale du monde occidental ». Dans le même ordre d’idées, il critiqua avec véhémence l’intervention militaire soviétique en Afghanistan. Car le Socialisme, ou le communisme, ne s’introduit pas par les chars, mais il doit être l’œuvre d’une construction consciente  et une option librement choisie par les peuples. Le résultat de cette atteinte aux lois d’évolution historique est connu : une faillite quasi-totale de ces  expériences. Ici, les pays restent à la merci du capital international en reproduisant le ‘’sous-développement’’ ;  Là, les talibans se sont substitués aux communistes avec la bénédiction des forces impérialistes évidemment. Ne parlons pas de l’effondrement du Mur de Berlin et des régimes dits  ‘’socialistes’’.

«Les blocages dont souffrent nos sociétés, écrit-il, ne sont pas seulement des blocages de nature socio-économique (…) mais aussi au niveau superstructureldes blocages de type politique et idéologico-culturel qui renforcent les premiers».

Le changement et le progrès passent nécessairement par l’élimination de ces blocages pour libérer les initiatives. Une partie importante du terrain idéologico-culturel continue d’être occupée par des courants d’essence négative que l’auteur ramène à trois : le courant ‘’passéiste ‘’ qui prône un retour aux ‘’sources’’; le courant ‘’technocratique- moderniste’’ qui prétend singer le monde capitaliste ; le courant ‘’nihiliste ‘’qui excelle dans un verbiage ronronnant.

Malheureusement, force est de constater que  les courants rétrogrades et passéistes, profitant de la crise capitaliste, de l’échec du système éducatif et  du ‘’printemps arabe’’, ont gagné plus de terrain sur le plan idéologique. Ce qui pose une lourde responsabilité aux forces éclairées de la société.

La tâche de réaliser un véritable développement au service de l’homme, le  développement tel qu’il a été défini par Aziz Belal, devient urgente.  En publiant une partie de l’œuvre de AzizBelal pour la porter à la connaissance d’un large public assoiffé au changement, nous espérons y contribuer. Pour reprendre l’expression de Amilcar Cabral, nous disons ‘’pas de pratique révolutionnaire sans théorie révolutionnaire’’.

Aziz Belal nous a servi à la fois une théorie et une pratique révolutionnaires. A nous  d’être à la hauteur pour réaliser les grands desseins qui l’animaient.

Quelques publications  de Feu Aziz Belal

-L’investissement au Maroc 1912-1964, et ses enseignements en matière de développement économique, 1ère édition Mouton, Paris- La Haye, 1968, 2éme et 3ème éd. Casablanca, éditions maghrébines 1978 et 1980.

-Sur la pensée économique d’Ibn Khaldoun, in Bulletin Economique et Social du Maroc, n°108 janvier-mars 1968.

-Quelques aspects nouveaux de la domination impérialiste, in l’impérialisme, édition SNED, Alger juin 1970.

-L’économie marocaine depuis l’indépendance, in les économies maghrébines à l’épreuve de développement économique, CRESM/CNRS Paris 1971.

-Renaissance du Monde arabe, colloque interarabe de Louvain sous la direction de Anouar Abdelmalek, éd. Duclot, Gembloux 1972.

-Mettre en œuvre l’expérience collective de chaque peuple, in Economie et Humanisme, n°216 mars-avril.

-Les perspectives de l’association Maghreb-CEE dans le développement économique du Maroc, publié dans les actes du colloque par l’Université Libre de Bruxelles mai 1976.

-Evolution comparée des politiques économiques maghrébines in les Temps Modernes, n° spécial sur le Maghreb, octobre 1977.

-Les relations entre le Maroc et la CEE et leurs perspectives d’avenir, in la crise, l’alternative, éd. Al Bayane, Casablanca 1980.

-Développement et facteurs non-économiques, éd. SMER, Rabat 1980.

-Aziz Belal, l’Homme et l’œuvre, colloque international en hommage à Belal publié dans un n° spécial de la Revue Marocaine de Droit et d’Economie de Développement, de la faculté de droit de Casablanca.

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