Le porteur de feu (L’Igniphore)

Mohammed Berrezzouk, critique littéraire

L’écriture poétique subvertit la langue et s’inscrit aux antipodes de l’Opinion, des Idées reçues, des Poncifs… Elle brise la structure du code endoxal. Elle y trace une béance profonde, y explore à l’infini l’impossible et l’inconnu, l’innommé et l’indicible…

Le poète entre par effraction fulgurante et fracassante dans la Materia lingua, matière fluctuante et scabreuse, pour s’y frayer des chemins raboteux et tortueux, pour y dévoiler tous les mystères, pour y dénicher dans les recoins les plus reculés, fort fuligineux, bien noirs, quelques mots scintillants et lustraux… Aussi sa poétique est-elle, bon gré mal gré, la voix de la dissidence à la limite du politique. C’est-à-dire une voix para-doxale. Une voix séditieuse contre la Bêtise, l’Idiotie, la Stéréotypie… Une voix de révolte contre la grégarité molle et gélatineuse… Le poète dérange de fond en comble les esprits obtus, perturbe les ténors de l’Ineptie, remet en cause les Vérités poisseuses, pousse qui veut l’entendre au doute, au scepticisme, aux questionnements recommencés…

Interdite, bafouée, muselée ou ostracisée, la parole poétique survit à toute persécution, déjoue toute censure, circule sous les manteaux, s’évade dans un ailleurs de liberté, à la quête permanente de la terra incognita. «Tu iras sans moi à Rome. Hélas, il est interdit à ton maître d’y aller. Va, mais sans ornement, comme il convient au livre d’un exilé». Avec ces mots, Ovide, le poète banni, montre comment sa poésie l’a affranchi du pilori de l’exil.  Son recueil « Tristes» franchit les frontières, s’achemine librement, parle aux autres, dit les colères des opprimés, chante leurs espoirs avortés, décrit leurs désillusions endeuillées… Sa poésie, loin de lui, continue à exister. A elle seule, elle exprime la misérable condition humaine, avec des couleurs et des formes, des lumières et des ombres, des voyelles et des consonnes, des mots et des silences… Oui, la poésie est une parole quintessenciée, musicale et éthérée, qui tait aussi bien qu’elle dit, qui voile autant qu’elle dévoile. Parole diaphane, parole muette ; parole opaline, parole inaudible ; parole diaprée, parole discrète… Seule une oreille surdouée puisse l’écouter et l’entendre intelligemment, au-delà de tout sensorium plat.

Refusant de siéger pour un temps au même endroit, le poète nomadise, transhume et porte avec lui son monde secret qu’il a édifié pierre par pierre, difficultueusement, parfois au prix de sa vie, et à travers lequel il porte sur l’autre monde, celui de la Grégarité et du Consensus, « l’abominable prurigo d’idiotisme » (Rimbaud), un regard daubeur et sardonique. Il marche, erre par monts et par vaux et laisse derrière lui des traces, des graphes, des signes, des empreintes… Le poète chante l’amour et la mort, la vertu et le vice, la guerre et la paix, la violence et la douceur, la force et la faiblesse, l’héroïsme et la fatalité, la grandeur et la décadence, la beauté et la laideur, les dieux et les hommes, la faune et la flore… Et ses chants ne s’affilient à aucune mode d’Ecole. Seuls les fins initiés s’en imprègnent, en comprennent les arcanes, en décryptent les énigmes… Tout au long de son itinérance, le poète  paraphe sa présence absente et son absence présente par des épopées, des odes, des sonnets, des cantiques, des virelais, des romances… Son art raconte le destin des êtres fragiles et sensibles, décrit leurs silhouettes de mortels rebelles… Sa poésie reste toujours neuve, toujours vivante, et nous parle par-delà le temps et l’espace. Charles Péguy avait raison : «Rien n’est plus vieux que le journal de ce matin, et Homère est toujours jeune».

Le poète est apatride. Pourtant sa vraie patrie n’est rien de moins que sa langue poétique. C’est là où il habite et pourrait se créer volontiers une généalogie, s’attribuer une mémoire, se fonder une famille… L’acte baptismal du poète tient aux images inédites qu’il invente, aux métaphores interdites qu’il forge, aux écarts irréductibles qu’il crée, à l’alchimie du verbe qu’il rend accessible à tous les sens…  Apatride, il parcourt les méandres d’un palimpseste où sont inscrites discrètement les paroles oubliées des poètes exilés, des poètes maudits, des poètes marginalisés… Car, depuis la République de Platon d’où il était proscrit, le poète a sciemment élu domicile dans les périphéries, dans les bordures de la Cité, parmi la race inférieure… Il revendique son droit à la différence, se rebaptise dans les vers de sa poésie, se dit, avec orgueil et modestie, maudit et rebelle, rebelle et maudit… Sa poésie se refuse à s’approcher du centre. Sa poésie ne fait point allégeance à la Doxa. Sa poésie se défait de toute limite entravant ses vols et envols esthétiques. Le poète divague, délire, déraille… Il n’a pas de cesse de glisser au plus bas de l’aberration et de l’irrationnel, de l’abject et de  l’infâme… Il goûte à tous les fruits défendus, à ces arbres de la connaissance interdite… Abou Nawas, Edgar Allan Poe, Arthur Rimbaud, Allen Ginsberg etc., cessent d’être des «prêtres» qui font de leur art la foi des égarés ou la religion des enfiévrés rêveurs. Ils ne peuvent plus épouser les «querelles des hommes», ni les pousser «aux guerres», ni célébrer «l’orgueil des Républiques» (Verlaine)… Plus exilé chez lui qu’à l’étranger, souvent la risée de la tourbe de la foule, le poète maudit célèbre son «mûjoun», chante sa «Mélancholia», peint son «spleen», s’enorgueillit de son «mauvais sang»…

La vie et l’œuvre du poète sont une descente vertigineuse aux Enfers d’où il tirera, après forces souffrances et douleurs, sa rédemption, sa rémission, sa grâce… Le soleil est son dieu. Il en vole, comme Prométhée, le feu salvateur qu’il égrène en gerbes lumineuses pour illuminer le chemin des perdus, qu’il éparpille en étincelles dorées pour éclairer l’âme des damnés, qu’il apporte volontiers aux hommes pour dompter leur nature aveugle… Ceux-ci, pour continuer de vivre dignement, se doivent de prendre soin de ce feu dérobé et le protéger, d’attiser sa flamme gaie et l’aviver… Le poète prométhéen a foi en l’homme.

Ainsi il lui a donné le feu : ce «maître de tous les arts, un trésor sans prix » (Eschyle). Et, avec l’élément igné, la liberté : «Il pense qu’on peut libérer en même temps les corps et les âmes» (L’été, Camus). Mais à quel prix ! Souffrance et douleur, angoisse et malheur, telle serait sa récompense. Damné téméraire, Prométhée ne se lasse guère de fredonner son hymne à la liberté et la grandeur humaines. Eternel martyr, le poète sacrifie son âme à l’autel des divinités rancunières.

Igniphore, le poète prométhéen fait généreusement don de ce qu’il a de plus précieux : son art, sa vie, son histoire, son destin, ses émois, ses sensations… Le tout est dit éloquemment dans une poésie alchimique : l’athanor de la quintessence des synesthésies philosophales. Le poète chante les fragrances, hume les musiques, écoute les couleurs, touche les goûts, voit les climats. Il les transforme en or, puis largue les amarres et erre sans repères. Il passe son chemin. Il passe et trépasse. Et son âme, enfin déchaînée (détachée des liens et impétueuse), fait le dernier voyage dans les espaces sidéraux et monte, bien heureuse, vers les univers stellaires…

Seul le poète en possède les clés…

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