De la distanciation littéraire: Tentative de réflexion

Par  Abdelmajid  Baroudi

En ces moments difficiles où la psychose prend le dessus, d’autres termes ont surgi. Ces termes traduisent la crainte ou la phobie qu’évoque l’identifiable, lequel installe le sentiment d’être victime d’un ennemi que l’on n’a pas encore combattu, malgré les efforts de la science. Il a fallu s’accaparer du social, en attendant les réalisations de la médecine dans le but de ralentir l’impact de l’invisible.

Le mot d’ordre est : se distancier. Il faut s’adapter avec ce que toutes les chaines de télévisions françaises appellent; la distanciation sociale. S’agit-il de distanciation sociale ou physique? Cette distanciation, peut-elle nuire au lien social? La distanciation, ce terme a-t-il d’autres significations dans le domaine de ce qu’on appelle communément les sciences exactes et humaines?

C’est la leçon philosophique, en l’occurrence l’épistémologie qui a favorisé ce genre de questions en vue de relativiser l’exactitude des sciences et mettre en cause en permanence les conclusions apportées par les sciences humaines. Il est à noter de prime à bord que l’appel des autorités qui consiste à inciter les gens à maintenir la distanciation n’a rien de social. Il est plutôt d’ordre corporel. Une distance d’un mètre et demi entre moi et autrui diminue le risque d’être la proie de l’invisible. Ne tends plus la main à ton prochain.

Drôle d’idée : le prochain devient lointain ! Une distance qui prive les gens de se croiser les regards. Le regard, n’est-il pas la négation de l’invisible? Jean Paul Sartre nous éclaire sur la rencontre d’autrui en assignant au regard une connotation de chosification. Du coup, le sujet qui était esseulé, en train de réfléchir devient objet sous le regard d’autrui et vice versa. Par le regard, je fige l’autre en objet, en forme ou figure, et réciproquement. «C’est dans cette seule mesure qu’autrui n’est pas constitué mais seulement rencontré.

C’est par là que se révèle l’antagonisme» Dans cette rencontre physique exprimée par le regard que la conscience de la liberté est menacée. La honte est l’expression de cette chosification dans laquelle autrui voudrait m’introduire. Maintenant que je suis assujetti, il m’est impossible de rencontrer autrui. On est tous les deux objets privés du regard de cette liberté initiale qui constituait notre conscience. On nous l’a prise avant même que nous nous bousculions pour l’arracher.

Nous avons également appris que la distanciation dans les sciences expérimentales diffère de la rencontre d’autrui. La distanciation scientifique, si j’ose dire, se dessine entre le sujet et l’objet. Le sujet savant se distancie de son objet d’étude en quête d’une objectivité que doivent revêtir ses résultats loin de toute projection. Il faut qu’il se distancie de son sujet, objet de recherche. Mais comment doit-il s’en distancier ? La distanciation est méthodologique. Il doit suivre les règles lui permettant d’analyser son sujet sans interprétation subjective. Il pose des hypothèses ou propositions, expérimente, compare et déduit.

Bref, il doit opter pour une rigueur discursive au sens théorique et logique du terme. En revanche, la difficulté de la distanciation dans les sciences humaines réside dans ses composantes. Autrement dit, l’imprévisible qui caractérise le sujet objet d’étude du sujet, ouvre la porte à l’interprétation pour la simple raison c’est qu’il est difficile, voire impossible pour le sujet de théoriser scientifiquement ses résultats et donc de les généraliser. Du coup, la distanciation est complexe du moment où le sujet/objet est humain.

Par ailleurs, le mot distanciation revient toujours à chaque fois qu’il s’agit de l’écriture et la lecture. Approcher un texte, c’est s’en éloigner pour ne pas tomber dans le prétexte qui se présente comme lecture entachée de représentations. Qu’est ce qui anime la distanciation?

Paul Ricœur est, à mes yeux, l’un des penseurs qui ont contribué à  la théorisation de la distanciation» par rapport au texte. D’où la relation herméneutique entre le lire et l’écrire. C’est dans cette relation que la lecture est conçue comme méta-texte ou un discours nouveau au discours du texte. Toutefois, la distanciation est en quelque sorte une lutte contre l’éloignement à l’égard du système de valeurs sur lequel s’établit le texte, pour paraphraser Paul Ricœur. Mais comment peut-on consolider cette distanciation qui nous rapproche du texte? Il n’y a que l’appropriation qui peut faciliter cette dynamique herméneutique à l’égard du sens. Force est de constater que la distanciation est un rapprochement qui se construit dans un processus favorisant l’appropriation. Autrement dit, la distanciation est le produit d’un cumul de références qu’appelle le texte. Elle est une dynamique d’ordre dialectique entre l’écriture et la lecture, animée par la patience, c’est-à-dire le cumul d’acquisitions qui « rend propre ce qui était d’abord étranger».

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