«En créer l’atmosphère nécessaire, d’unité et d’enthousiasme»

Entretien avec Moulay Ismaïl Alaoui, président du Conseil de la Présidence du PPS

Les grands chantiers pour vaincre la pauvreté

Propos recueillis par Mohamed Khalil

A l’heure où le gouvernement tarde à mettre en place une vision économique et sociale pour atténuer les effets négatifs de la crise sanitaire sur la vie des Marocaines et de Marocains, nous avons réalisé une interview avec Ismaïl Alaoui, président du Conseil de la Présidence du Parti du progrès et du socialisme. En voici la teneur.

La pandémie du coronavirus a démontré, un peu partout au monde, l’immense pauvreté qui a encore gagné, énormément, du terrain.

Au Maroc, la crise sanitaire a mis à nu cette pauvreté estimée, aujourd’hui, à plus de 25 millions de personnes sur un total établi à 35 millions. Soit 5 personnes sur 7 sont touchées par le dénuement.

Que vous inspire cette situation, 65 années après l’indépendance du pays ?

Ce n’est pas tant la pauvreté qui a gagné du terrain que le gap, entre les pays les plus riches économiquement et financièrement  et ceux qui sont restés en marge, à la périphérie de cet enrichissement parce qu’exploités par l’expansion de la mondialisation «néolibérale», qui a vu le triomphe de la Finance.

Ceci dit, il faudra reconnaître qu’au sein même des pays de la périphérie,c’est à dire,des pays exploités, l’écart social entre une minorité de  plus en plus riche et la majorité de la population s’est approfondi.

Voilà ce que la pandémie  que subit actuellement l’humanité a mis à nu.

Il faudra ajouter que ce phénomène d’élargissement de l’écart, entre la minorité toujours de plus en plus riche  et la majorité de la population qui reste pauvre, prévaut aussi dans les pays les plus riches.

Chez nous, la pandémie nous a permis à tous (ceux qui le savaient et ceux qui l’ignoraient),de prendre encore plus conscience que la réalité que je viens de rappeler sévit dans notre société et menace gravement les fondements de la paix sociale et de la stabilité.

La déclaration du ministre de l’économie et des finances a révélé aux élus de la nation et à la nation tout entière que, sur l’ensemble des habitants du pays, soit environ 35 millions de personnes, plus de 21 millions, représentant 4,3 millions de familles ne peuvent subvenir à leurs besoins sans la solidarité des autres.Donc une famille »aisée«devrait prendre en charge au moins deux autres familles moins nanties pour que la stabilité sociale soit assurée, pacifiquement.

Pour ce faire, il a été créé un «Fonds de solidarité» alimenté par bénévolat  et esprit de solidarité nationale.

Ceci m’inspire que, 65 ans après le recouvrement de notre indépendance politique, «la fracture sociale» s’est aggravée même si la pauvreté a changé d’aspect. Le caractère sordide de la pauvreté et de la misère a perduré mais s’est paré d’oripeaux et d’apparences que l’on peut qualifier de modernes.

C’est le défi que nous avons à affronter et auquel nous devons répondre. Par la «charité» ? Je ne le pense pas.

«Fonds de solidarité»: appel aux «bonnes volontés» pour continuer à le financer

Tout le monde s’accorde, aujourd’hui, à revendiquer un saut et un sursaut salvateur pour permettre au pays de réaliser une grande avancée économique et sociale. Comment vous voyez la réalisation de toute une panoplie d’avancées, dans un Maroc où il y a énormément de déficits et de dysfonctionnements? Quel est le plus urgent et que faire à court terme?

Certes,le Maroc de  2020 n’a plus rien à voir avec celui du lendemain de l’indépendance au milieu du XXème siècle. Des progrès ont été réalisés dans nombre de secteurs,y compris dans le domaine de la lutte contre la pauvreté,mais les disparités sociales se sont aggravées et les attentes ont beaucoup augmenté. Les avancées technologiques qui y ont été pour beaucoup. La rapidité des échanges,surtout ceux de l’information et de la communication ont permis une croissance exceptionnelle de la connaissance des disparités sociales et de leur injustice et donc une augmentation de revendications dont la légitimité ne peut être contestée.

Plus, personne ne peut plus constater cette réalité et rester les bras ballants. Il faut répondre au plus vite et au mieux à la volonté du vivre mieux, économiquement, socialement, culturellement et politiquement de la majorité de notre peuple.

De mon humble point de vue et sur le plan strictement politique, il faut ,d’abord,rejeter avec fermeté, cette tendance de déni que certains avancent face à la pratique démocratique. Au lieu de restreindre les libertés et la pratique de la démocratie pour pouvoir progresser, comme ils le proclament, notre planche de salut passe, nécessairement, par l’expansion du champ de la démocratie qui ne peut être que celui du respect des Droits Humains et des institutions que le Nation s’est choisies.La négation de ces Droits Humains et même leur seule limitation ne peut aboutir qu’au triomphe de l’arbitraire puis, insidieusement à celui d’une forme de fascisme, avec son cortège de malheurs et de retours en arrière.

Le monde rural est le plus touché chez nous. Il est également celui qui est le plus délaissé. La situation des foyers ruraux, notamment dans les coins enclavés et les plus éloignés du « Centre » reste des plus archaïques. Quel plan de sauvetage préconisez-vous pour réduire drastiquement la pauvreté, par la création d’activités génératrice de revenus?

Avant de répondre à votre question, revenons, si vous le voulez bien, au constat que l’épidémie nous a brutalement rappelé. Plus de 20 millions de Marocaines et de Marocains ont besoin de subsides de la part du reste de l’ensemble de la communauté nationale, pour subvenir à leurs besoins immédiats et de base.

Le Fonds de solidarité, créé à l’occasion de la covid-19 leur octroie une aide monétaire minimale variant entre 800 et 1200 DH par famille, soit plus de 45 milliards de DH par mois, environ.Or ce Fonds n’est pas inépuisable puisqu’il arrête ses subsides ce mois-ci, semble-t-il, alors que les besoins, eux, sont toujours présents!

Que faire dans ces conditions?

Il aurait fallu ne pas faire des populations dans le besoin des «assistés». Le mal étant fait, il faudra trouver autre chose.

Cette autre chose, de mon humble avis, devrait  d’abord se décliner par une décision du maintien du «Fonds de solidarité» avec un appel aux «bonnes volontés» pour continuer à le financer. Cette  décision devrait être accompagnée par la décision de transformer «l’obole» en «salaire» et établir un «plan de grands travaux «et décider une mobilisation, d’abord, des «salariés» anciennement «assistés» pour la réalisation de ces grands travaux.

Sur quoi porteraient ces travaux ?

Ils concerneront des campagnes de reboisement en arbres fruitiers, de reforestation et de lutte contre la désertification, ainsi que des actions visant à diminuer le déficit que nous connaissons en voies de communication (pistes, routes provinciales et nationales, autoroutes, lignes de chemins de fer), en ports pour la pêche côtière et le cabotage etc… et la liste n’est pas limitative. Elle pourrait concerner aussi le développement et/ou l’amélioration de notre réseau d’enseignement (du préscolaire aux universités) et de notre réseau hospitalier (des maisons d’accouchements aux CHU).

De l’assistanat au salariat

Certes cela exigera l’établissement d’une organisation planifiée qui ne se limitera pas à ces seuls aspects d’aménagement du territoire, lesquels pourraient aussi concerner les centres urbains anciens ou de création récente (construction de centres culturels – réhabilitations du bâti en ruine ou quasiment, amélioration des conditions de vie des urbains, élimination des bidonvilles et de l’habitat insalubre etc…).

En parallèle à ces actions que l’on peut qualifier de matérielles, d’autres initiatives seront prises pour la promotion de ces »salariés«, anciennement simples assistés, et ce par l’organisation d’actions d’alphabétisation fonctionnelle pour ceux qui sont analphabètes ou d’actions de formation professionnelle pour ceux qui sont déjà alphabétisés mais sans compétence pouvant leur permettre de créer un emploi digne et utile à toute la communauté.

Cette nouvelle donne, si elle se concrétise, peut participer à la disparition graduelle du secteur informel qui,  jusqu’au déclenchement de l’épidémie covid-19, a permis à des millions de vivoter, sans les sauver de leur triste sort et sans que les services fiscaux du pays n’en tirent un quelconque profit direct.

Je pense que le monde rural ne pourra que tirer le plus grand profit,au mème titre que nombre d’habitants des villes,de la matérialisation des propositions que j’avance.

Ceux qui poseraient la question de savoir si nous avons, en tant qu’Etat, les moyens d’organiser les actions décrites plus haut, feraient, indéniablement, preuve de pertinence.

En effet, avons-nous la possibilité de gagner ce genre de  pari ? Sans tomber dans une suffisance inappropriée, nous pouvons dire que nous le pourrons, à la condition de le vouloir et de créer l’atmosphère nécessaire, d’unité et d’enthousiasme. Nous l’avons déjà prouvé en des moments pas très lointains de notre histoire. Le dernier exemple n’est-il pas celui de la «Marche Verte»?

En tous les cas, je pense que si nous parvenions à réaliser cette politique de grands travaux, notre PIB, qui est actuellement mal en point, enregistrerait une progression remarquable qui se traduirait par un enrichissement général de notre pays. Il restera à notre autre système fiscal (qui a certainement besoin d’être révisé) de faire en sorte que cet enrichissement soit équitablement réparti.

Si notre pays aurait opté pour ce type de propositions, il disposerait d’un tremplin, relativement bon, pour effectuer le fameux «Leapfrog» (le saut de la grenouille que préconise l’Institut Royal des Etudes Stratégiques – IRIS).

Va-t-il falloir réorienter, dans un premier temps, l’INDH afin qu’elle soit démocratisée et jouir d’une bonne gouvernance, loin de toute exploitation politique d’une initiative qui a, quand même, joué un certain rôle dans le combat contre la pauvreté, la marginalisation et la vulnérabilité ?

Pour le monde rural auquel on doit porter attention particulière, il est certain que ce que nous avons développé plus haut lui sera d’une grande utilité;mais en outre,et étant donné la situation de répartition du foncier dans notre pays et l’existence d’un « surplus » démographique dans nos campagnes, estimé à environ 6 à 7 millions de personnes, le développement d’une agriculture sociale et solidaire serait le bienvenu, avec un suivi strict de l’Etat afin que les circuits de commercialisation des produits de notre agriculture vivrière qui comme chacun sait,est le fait de petits et moyens agriculteurs ,ne restent en l’état où ils sont actuellement. La solidarité des petits et moyens producteurs qui pourrait se traduire librement dans la création de coopératives gérées démocratiquement (ce qui n’aurait plus rien à voir avec nombre d’expériences anciennes), permettrait à notre pays, non pas de devenir un «Danemark méditerranéen», mais de connaitre, au niveau social rural, un changement radical et surtout très positif pour les intéressés.

L’INDH empêchée de donner tout ce qu’elle promettait

Il est certain que l’INDH qui a été la concrétisation d’une idée très importante a tout intérêt à se libérer des carences qui l’ont empêchée de donner tout ce qu’elle promettait. En effet, les interventions, soit de certaines autorités territoriales, soit de certains élus,ont souvent abouti à des  perversions de l’idée créatrice de l’Initiative.

Une progression de la conscience des populations rurales par l’élimination de l’analphabétisme et de l’ignorance, couplée à plus de développement de l’ouverture sur le monde à tous les niveaux (information,  désenclavement, intégration plus poussée dans l’économie dite moderne, prise de confiance dans la démocratisation des rapports entre l’ensemble des protagonistes dans la société), tout cela changerait de tout au tout la vie de nos concitoyennes et concitoyens dans le monde rural. Certains pourraient qualifier tout cela de «rêverie». Peut-être mais c’est un rêve qui a lieu,les yeux grands ouverts.

La concrétisation lucide mais persévérante, permettrait à notre pays et surtout à la majorité de notre  peuple de réaliser un progrès magnifique.

Dans un récent article paru dans Al Bayane (le 5 juin 2020) vous préconisez, comme le fait d’ailleurs le PPS, le lancement immédiat et urgent des grands travaux, qui doivent concerner aussi bien les infrastructures (chantiers, routes, etc.) que la superstructure (alphabétisation, éducation informelle…), à côté d’autres chantiers… Pouvez-vous nous rappeler les plus urgents chantiers à explorer dans l’immédiat et la démarche à suivre ?

J’ai déjà répondu à cette question ce qui montre que les problèmes sont imbriqués. Ce qui est la preuve de leur complexité.

Tous les chantiers déjà cités ont le même degré d’urgence. La démarche à suivre, une fois le diagnostic réalisé, est la programmation des actes c’est-à-dire la planification de l’action dans le temps,la prévision des moyens et l’évaluation stricte des réalisations.

Tout cela nécessite des fonds. Où vous proposez de les puiser ? et comment ? et pour combien de temps ? Pouvez-vous déjà avancer des chiffres pour leur réalisation?

Nous en arrivons aux fonds et au fond.

Pour ce qui concerne les fonds, il n’est certes pas commode de les mobiliser car nous allons toucher certaines personnes physiques et/ou morales à leurs poches.

Il ya, bien sûr, la fiscalité (qui a besoin, comme nous l’avons déjà dit, d’être réformée pour que ce ne soit pas toujours les mêmes qui soient ponctionnés).

Il y a aussi l’appel à la générosité publique, comme il y a l’appel aux sentiments patriotiques (qui existent) et aussi le fait de faire prendre conscience à ceux qui seraient frileux que l’enrichissement dont nous avons déjà parlé du fait de la mise en œuvre des grands travaux, serait bénéfique (raisonnablement) à tous.

Il  faut donc maintenir le « Fonds de soutien » en vie, mais passer du statut de l’assistanat à celui du salariat (temporaire ou permanent cela restera à préciser).

Quoiqu’il en soit, j’espère que la commission de réflexion sur le nouveau modèle de développement prendra en compte tout ce que l’épidémie du covid 19 a révélé comme points positifs et comme aspects négatifs.

Dernière question, les grands hommes et décideurs politiques marquent de leurs empreintes leurs passages ici-bas. Quel est la meilleure trace, pour l’Histoire, que le Maroc d’aujourd’hui pourrait laisser pour les générations à venir?

Votre dernière question s’adresse à toutes les générations actuellement en vie dans notre pays,c’est à dire à tous.Il faut donc procéder à des consultations comme le préconise d’ailleurs l’article 13 de la Constitution,ne pas se limiter à une consultation fictivec et surtout prendre leurs avis en compte,puis les concrétiser matériellement. En d’autres termes que notre Démocratie soit non pas abandonnée, comme le voudraient certains, mais qu’il lui soit apporté un souffle nouveau, qu’elle soit approfondie pour éviter la catastrophe.

Ce sera, peut-être, pour nous deux, vous l’intervieweur, et moi, l’interviewé, l’occasion de reprendre contact  pour développer cet aspect.

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