L’art des objets, l’art de la trace

L’artiste peintre Abdellah Oulamine

Par : M’barek Housni,*

Faire la connaissance avec un artiste déjà installé mais adepte de la discrétion relève de la découverte. Surtout lorsque cela se déroule dans un atelier qui est plus musée que lieu de travail (de création, communément nommé  atelier), une sorte de caverne à trésors. Une chose est sûre: l’inspiration y est toute prête, fort stimulée. D’autant plus que l’une des fenêtres en arcade du lieu laisse entrevoir le dôme de la mosquée Haha voisine, ce qui ajoute un halo de spiritualité à l’ensemble.

Je me suis déchaussé en y pénétrant.  Non sans hésitation. L’habitude et l’incrédulité y étaient pour quelque chose probablement, mais vite dissipées. La cause en est que le plancher était couvert d’un vieux tapis traditionnel sur lequel étaient dispersés d’autres tapis de petite taille tout aussi vieux, ayant la forme de petits coussins aplatis. Mon père m’interdisait dans le temps de fouler les tapis avec mes chaussures, sacrilège inouï à son avis. Je me suis donc trouvé dans cette même situation, et du coup une attitude de respect quasi religieux à la manière «chelhie», terme cher  à un certain Mokhtar Soussi, me fut imposé d’emblée. Et à dire vrai, le lieu obligeait à ce rituel.

Ce n’est pas un détail. Car tout l’atelier regorge d’une infinité d’objets cueillis un peu partout dans les tribus de Haha voisine d’Essaouira, tout ce qui constitue ce qu’il appelle «l’art rural». Portes, cadenas, clefs, bijoux, pilons, plats en bois… dont une partie a eu un autre destin comme objets d’art dont l’installation purement personnelle sans visée expositionnelle. Il s’agit de portes et de plats, tous en bois ancien, «rehaussés en valeur » par la main du temps et la sueur accumulée de l’usage, auxquels l’artiste a adjuvé des fentes et des ouvertures qui brillent à volonté de lumière électrique, à dessein d’être des objets d’art.

Des fentes qui prennent les formes de mouettes, de palmiers, de fleurs, de figures humaines ou abstraites, de lettres (Arabes,  Amazighes,..).. Il s’agit là d’une manifestation de l’imagination qui est transfiguration du réel (objet) comme l’avait indiqué un certain Edgar Morin : «c’est la même imagination qui restitue le réel ou le défigure ou le transfigure».

 On y voit l’allumage de l’objet mort, usé,  oublié, sa résurrection qui est en même temps son autre manière d’être, autrement plus « noble » puisqu’elle se situe sous les feux de l’admirable.

Abdellah Oulamine s’inspire de ce qu’il a patiemment collectionné, éparpillé avec art dans son atelier, et recréé dans l’espace intime de son atelier, pour élaborer sur un bureau à tiroirs, massif en bois bruni, qui a, je lui ai dit, probablement appartenu à un « contrôleur civil » français au temps du protectorat ! Ce qui l’a fait sourire. L’art rural étant fait de divers apports : autochtones, originels et importés, imposés.

La situation actuelle de l’univers artistique de l’artiste, calme et sereine, a été précédée par des périodes, influencées par des mouvements et des courants auxquels il avait adhéré et qu’il avait concrétisées par des œuvres  d’art. J’ai eu l’opportunité de m’en rendre compte lorsque, assis sur les tapis à la marocaine, il m’en a parlé preuves (œuvres) à l’appui.

L’innocence de l’encre

Fin des années soixante-dix du siècle dernier. Un temps où la main, dans toute son innocence,  s’est saisi de l’encre et a fendu la blancheur du papier gras. Guère pas plus de huit dessins précis et en pointillé révélant des figures entre homme et quelque chose d’indéfini. Une tête ou un visage collé à un être fait de courbes, de formes et de lignes reliées entre elles telles des fantasmagories en plus épurées.

Comme cet alignement en perspective de lampadaires dont le haut n’est pas une lampe mais une tête de femme prise tantôt de face tantôt de derrière dans un paysage de montagnes au-dessus duquel, mais à une hauteur basse, vole une sorte de moustique à tête au visage de femme. Vue d’un rêve semblable à celui que peignaient les surréalistes à leurs débuts. Créatures étranges et fantastiques qui peuplent essentiellement l’inconscient et hantent les œuvres dans une similitude qui garde toute sa teneur en improbable et en merveilleux.

Le moustique est remplacé ailleurs par une fleur ou un  animal qui a un tronc démesurément gros par rapport aux membres et à la tête. Cela fait penser à un Henri Michaux qui écrivait : «M’éloignant davantage vers l’ouest, je vis des insectes à neuf segments avec des yeux énormes semblables à des râpes et un corsage en treillis comme les lampes des mineurs…».

Mais cette grosseur est le résultat  d’une infinité de dessins effilés et de figures au vent, prises en miniatures, à la volée,  comme si cet inconscient est soucieux du corps pris dans un petit ensemble,  en tant que détail qui ne délaisse pas le vide tout autour qui peut être nuit d’homme ou nuit de vie.

Le pointillisme précis

Ce goût pour le miniature prend corps de fait dans les œuvres connues de l’artiste et montre du vrai pointillisme. Creuser l’infiniment petit dans une infinité miniaturisée oblige le regard à embrasser un tout puis à le décortiquer au risque de s’y flotter. Or la couleur est là pour donner le change, ramener la contemplation à sa vissée admirative. Car il s’agit de tableaux exécutés dans les règles de l’art.

Des barres de couleur donnant dans le vert végétal  ou le brun ligneux, clairement limpides forment une sorte de tableau dans un tableau plus ample dominé par la blancheur traversée de minuscules formes noires formant elles-mêmes une forme indépendante du reste. C’est en quelque sorte l’étalement réfléchi du même, de l’égal en différentes positions libérées par la toile qui en devient secrète sans perdre son pouvoir charmant. L’attrait pour le même est considéré dans son versant qu’est la répétition.

La force de l’insistance qui espère atteindre le stade de la conviction. Les très  petits ronds dessinés des milliers de fois préfigurent à notre sensation de regarder les bulles d’eau, les cellules d’un corps vivant, le vaporeux et le consistant à tour de rôles. L’indifférent qui est uni à ses semblables accède à la distinction. Peindre, c’est distinguer, comme en poésie.

L’attrait pour le manuscrit

On est dans le droit de dire que ce penchant du côté du pointillisme vient de l’acte studieux, pénible et passionné pour l’accumulation chère à tout collecteur (plus que collectionneur). La preuve m’en est donné lorsque l’artiste a étalé sur les tapis des créations où sont réemployés des manuscrits d’une grande valeur n’ayant d’autre intérêt que d’être manuscrits. De vieilles pages d’un brun incroyable d’influence sur l’âme pour tout amoureux des «vieilleries» d’encre. Réintroduite comme élément central dans une toile à devenir, le manuscrit avec ses lettres et phrases, ses tâches humides ou dures et ses petites déchirures, tous ces accidents de parcours disputés à l’éternité, informe  plait, crée l’œuvre en répondant au reste du tableau.

À la contemplation de ses petites ébauches (ou œuvres complètes ?), le manu/main scrit/écrit s’érige en pièce maîtresse à cheval entre l’organe et le résultat et non le produit, car cette main accentue la trace, contraire à l’éphémère, cesse de signifier pour être, rien que d’être. On se prend à entrevoir (rêver) une existence qui résume un univers de récits d’avant la modernité, au temps où l’écrit possédait la valeur de sentence, de règlement, de décret et de savoir. L’écrit impérissable.

L’artiste fidèle à la trace matérielle,  écrite, perpétue la vivacité de l’être et de l’objet, fait obstacle à la disparition. N’est-ce pas là le rôle majeur de l’art ?

*(Ecrivain et chroniqueur d’art)

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