Appel à la création d’un nouvel écosystème de la recherche scientifique au Maroc

Une conclusion à tirer de la crise pandémique COVID-19

Par Professeur Abdelali Kaaouachi


A travers le monde, les impacts de la nouvelle pandémie COVID-19 sont négatifs et même dévastateurs sur plusieurs secteurs de l’économie et de la société. A l’opposé, l’impact de cette pandémie sur certains aspects de la recherche scientifique est positif et même significatif. Spécifiquement, les activités de recherche se sont accentuées durant la période du COVID-19, et cela dans le but de comprendre les caractéristiques du nouveau virus, de contrer sa propagation, de limiter ses effets, et de l’éradiquer complètement à travers des vaccins et des traitements. Au total, plusieurs indicateurs de la recherche affichent des scores encore meilleurs; cela concerne aussi bien la production que le financement, la collaboration et la compétition. L’objet de l’article est de proposer une analyse actualisée de la situation et les perspectives de la recherche scientifique au Maroc suite à l’émergence brusque et imprévisible du COVID-19.

Eléments saillants de la recherche à l’international au temps du COVID-19

Au temps du COVID-19, la recherche scientifique à l’international a connu une dynamique forte et porteuse. Voici ci-après les éléments les plus saillants issus des observations et données récoltées :

  • Une volonté politiquepour faire de la recherche sur le COVID-19 un impératif national. Les principaux enjeux étaient de ralentir la propagation de la maladie, de sauver les vies des personnes infectées par le virus, et de rechercher des solutions pour atténuer les différents impacts négatifs et les risques potentiels du virus.
  • Les chercheurs ont travaillé sur une variété des sujets de recherche incluant principalement l’épidémiologie du COVID-19, les aspects cliniques de l’infection, les mesures préventives, les options de traitement, les diagnostics, la modélisation mathématique de la transmission et de l’atténuation de la maladie, la  biologie moléculaire et pathogenèse du virus, l’analyse des impacts socioéconomiques, etc.
  • Une mobilisation accélérée des scientifiques pour publier dans des revues à comités de lecture mais aussi dans des  archives ouvertes (les prépublications ou «preprints»). Ainsi, et selon l’Organisation Mondiale de la Santé, 89106 articles ont été publiés sur le thème du COVID-19 dans des revues ou des serveurs de pré-impression. En particulier, une avalanche de publications a concerné ces serveurs comme par exemple 7185 pour MedRxiv et 1940 pour BioRxiv [1].
  • Une émergence d’une recherche en libre accèsrendant accessibles les résultats de la recherche scientifique, par exemple sur les vaccins, les tests, les traitements, les technologies de santé, etc.
  • La Chine et les Etats-Unis se sont distingués par une intense activité de recherche. Les deus pays gardent toujours leur position en tant que deux leaders mondiauxde la publication scientifique.
  • Un esprit de collaboration sans précédent entre médecins, chercheurs,  ingénieurs et scientifiques de divers pays. Au niveau bilatéral, la Chine et l’USA ont tissé plusieurs collaborations malgré les tensions géopolitiques entre les deux pays.
  • Un état de compétition plus accentué que dans les situations normales marqué surtout par une course accélérée vers l’adoption des résultats de recherche. Par exemple, le président américain Trump aurait tenté de s’approprier un projet de vaccin élaboré par un laboratoire Allemand.
  • Plusieurs appels pour financer les projets de recherche comme l’exemple de l’Union Européenne qui a lancé le programme Horizon 2020, avec 1 milliard d’euros et 122 millions d’euros supplémentaires.
  • Une confirmation du rôle des scientifiques et des chercheursdans la prise de décision politique. En effet, des conseils consultatifs scientifiques ont été constitués par les décideurs pour gérer la crise.
  • Une émergence des critiques et controverses sur plusieurs sujets : l’origine du virus, les effets des traitements comme l’hydroxychloroquine, les résultats des prévisions, l’effet du port des masques, la propagation du virus dans l’air, l’immunité acquise après l’infection, etc.

L’état de la recherche scientifique au Maroc : rappel des acquis et des limites

Le diagnostic de la recherche scientifique au Maroc est auparavant établi à travers plusieurs études et recherches, en particulier les rapports de l’Académie Hassan 2 des Sciences et Techniques (2009, 2012, 2019) [2] et les rapports du Conseil Supérieur d’Education, de Formation et de Recherche Scientifique (2014, 2015, 2018) [3]. Des acquis et des limites, persistants depuis plus de deux décennies, sont bien d’ores et déjà repérés.

En effet, des acquis caractérisent le système national de recherche scientifique comme l’existence des organes d’orientation, de planification, de mise en œuvre, de financement et d’évaluation de la recherche ; l’élaboration des stratégies et des réformes nationales touchant la recherche ;  la présence d’une réglementation ; l’existence du Fond National de Soutien à la Recherche Scientifique et au Développement Technologique ; la structuration de la recherche au sein des universités ; les pratiques d’évaluation et d’accréditation ; l’existence des structures de valorisation des résultats de la recherche scientifique ; les opérations d’appels à financement des projets de recherche ; une production scientifique non négligeable à l’international dans trois disciplines (les mathématiques, la physique et les sciences de l’univers), etc.

Certes, ce sont des acquis essentiels qu’il faudra renforcer et consolider. Cela passe par la formulation de plusieurs points de réflexion et de débats qui méritent d’être explorés encore davantage, comme par exemple : le renouvèlement des attributions des organes de recherche et le renforcement de la coordination et de la complémentarité entre eux ; la mise à jour des stratégies de recherche scientifique et d’innovation ; la préparation d’un cadre juridique complet, juste et cohérent ; la définition des fonctions et périmètres de l’évaluation de la recherche et l’élaboration de ses approches et ses dispositifs ; l’extension des sources et volumes de financement et l’application des procédures correctes et efficaces de répartition et de gestion des budgets ; l’élargissement des impacts scientifiques et socioéconomiques de la production de la recherche, etc.

En revanche, des limites balisent le système national de recherche scientifique : un grand déficit en chercheurs (1469 chercheurs par million d’habitants contre une moyenne égale à 3546 des pays de l’OCDE) ; un faible budget dédié à la recherche (0,8% du PIB) avec une implication faible du secteur privé ; une faible rétention des talents ; un style de recherche purement individuel qui est porté par une part assez faible de chercheurs actifs ; une gouvernance avec une multitude de problèmes (la coordination, la complémentarité, la gestion de la recherche, la répartition et le contrôle des budgets, l’évaluation, la reddition des comptes…) ; une faible production scientifique ; un taux de décrochage élevé des doctorants qui accentue encore le déficit en chercheurs ; une insuffisance de l’innovation ; une stagnation des salaires des enseignants-chercheurs et leur décrochage par rapport aux standards internationaux et par rapport aux rémunérations des cadres supérieurs exerçant au Maroc ; une faible appropriation de l’environnement de la recherche (surcharge des missions, manque de motivation, faible reconnaissance, limitation des systèmes de rémunération de la performance, faible connexion entre le monde académique et celui socioéconomique…).

Une analyse de toutes ces limites montre que plusieurs composantes du schéma systémique de la recherche scientifique au Maroc sont belles et bien touchées, comme par exemple les inputs, le fonctionnement, les outputs, la valorisation et la reconnaissance. Cela entrave et freine le bon fonctionnement de la machine de production des savoirs et connaissances ainsi que leur valorisation ; ce qui tarde de placer la recherche comme un vrai moteur de développement et d’épanouissement de notre pays.

La recherche scientifique au Maroc au temps du COVID-19

Durant la période du COVID-19, la recherche scientifique au Maroc est caractérisée par la réalisation de quelques activités, dont ci-après quelques éléments les plus marquants :

  • Une variété de sujets de recherche autour de la pandémie du Covid-19 a fait l’objet d’études comme le développement des tests diagnostic RT-PCR ; l’analyse des génomes du virus ; la prédiction de la propagation du virus via des modèles épidémiologiques et des modélisations statistiques ainsi que des approches de l’intelligence artificielle ; le dépistage ; les vaccins ; les impacts socioéconomiques.
  • L’activité de recherche a induit une production scientifique dans des revues internationales. En effet, 35 publications ont été identifiées, à la date du 29 septembre 2020, dans la base de données «LitCovid», et sont réparties selon les axes de recherche suivants : prévention (26) ; diagnostic (2) ; prévision (4); mécanisme (3). Aussi, une dizaine d’articles ont été publiés sous forme de «preprints» dans des archives ouvertes telles que MedRxiv et BioRxiv.
  • Le financement de la recherche était présent à travers le programme de recherche scientifique multidiscipli­naire en relation avec le COVID-19 qui a été lancé par le CNRST, avec un montant égal à 10 millions de DH. 
  • Coté invention, les équipes de recherche ont développé des solutions innovantes tentant de lutter contre le virus comme les visières de protection, les appareils de respiration artificielle, les masques respiratoires, etc. Cela a été très apprécié même au niveau international, alors que des pays occidentaux avaient une carence de ces outils de protection.
  • Plusieurs études et recherches ont été publiées dans des journaux nationaux à grand public.
  • Organisation des webinaires scientifiques sur des sujets assez variés.

Vers la création d’un nouvel écosystème de la recherche scientifique pour le post COVID-19

Le monde a connu une montée en puissance des activités de recherche au temps du COVID-19. Cela est justifié par une forte production scientifique réalisée à travers des collaborations internationales intensifiées et étendues. La recherche scientifique avait une place centrale et capitale durant toute la période de crise sanitaire. Son rôle et son importance sont bien reconnus et confirmés encore une fois.

Le Maroc doit comprendre et analyser avec beaucoup d’attention et d’importance toutes les transformations induites par cette crise, en particulier pour créer un nouvel écosystème national de recherche scientifique. A ce titre, il est intéressant de formuler les 16 recommandations suivantes portant sur 6 dimensions :

Organes et stratégies :

Accélérer la création du Conseilnational de la recherche scientifique pour s’occuper d’au moins trois principale vocations qui sont la stratégie, la complémentarité et la coordination (entre différents organes de recherche existants). C’est en fait une mise en application de l’Article 16 de la Loi-cadre 51-17.

Mettre à jour la stratégie nationale de recherche scientifique à l’horizon 2025. Il s’agit d’aligner cette stratégie avec tous les plans sectoriels, mais surtout de l’aligner avec les nouvelles orientations et mesures prises ou qui seront appliquées face à la riposte au COVID-19.

Réorienter les sujets de recherche vers les besoins prioritaires de la société et de l’économie. Il est surtout essentiel d’accélérer la recherche développement pour faire face aux différents problèmes auxquels est confronté notre pays.

Gouvernance et évaluation :

Appliquer une refonte des modes de gouvernance de la recherche. Plusieurs actions peuvent être adoptées dans ce sens comme la simplification des modes de gestion, la transparence, la reddition des comptes, la fiabilité des systèmes d’information.

Instaurer des mécanismes robustes d’évaluation de la recherche. Le focus doit être orienté vers la fonction formative d’amélioration continue de la qualité et vers l’accréditation labellisée des entités de recherche, en faisant appel aux deux types d’évaluation interne et externe. La mission est à pourvoir dès que possible par l’Agence Nationale d’Evaluation et d’Assurance Qualité (ANEAQ) qui doit accélérer la mise au point d’un système efficace d’évaluation quantitative et qualitative de la recherche et de l’innovation. Justement, le besoin est fort pour mettre en œuvre des mécanismes vigoureux, impartiaux et transparents afin d’évaluer les centres d’études doctorales, les entités de recherche, les formations doctorales, les projets de collaboration, etc.

Ressources humaines (c’est la dimension fondamentale et déterminante) :

Renforcer l’attractivité et la valorisation du métier de chercheur. Trois pistes doivent être prises en considération pour mettre «le chercheur» au centre du système national de recherche scientifique : repérer et attirer les talents et ceux qui créent de la valeur (les chercheurs en post-doc et les chercheurs visiteurs) ; mobiliser la diaspora marocaine à travers la formulation d’une politique susceptible de valoriser le potentiel des migrants qualifiés en faveur du développement économique et social du pays ; motiver le chercheur. Cette dernière piste doit intégrer les actions suivantes : l’augmentation des salaires des chercheurs pour éliminer leur décrochage par rapport aux standards internationaux et par rapport aux rémunérations des cadres supérieurs exerçant au Maroc ; la création du Grade D et du Grade exceptionnel dans l’échelle promotionnelle des enseignants chercheurs sur la base des critères de productivité scientifique et même pédagogique ; l’exonération de l’impôt sur le revenu sur l’indemnité de recherche scientifique ; la création du statut de chercheur et la révision complète de celui de l’enseignant chercheur.

Faire augmenter les effectifs des doctorants et surtout attirer les étudiants talentueux en accordant des bourses et des primes d’encouragement. Cette mesure doit s’inscrire dans le cadre d’une refonte profonde et globale de la formation doctorale (organisation, formation complémentaire, encadrement, mobilité).

Ressources matérielles et financières :

Mutualiser les ressources et les moyens, notamment les équipements lourds et les outils de la technologie de pointe.

Augmenter la part du PIB affectée à la recherche scientifique pour s’aligner avec les parts réservées par les pays émergeants.

Diversifier les sources de financement en impliquant davantage le secteur privé qui est appelé de prendre en charge la moitié de l’effort financier du pays en matière de recherche et d’innovation.

Assurer une répartition pondérée des fonds budgétaires selon les critères de performance et de rendement  entre établissements, structures de recherche et champs disciplinaires.

Environnement :

  • Instaurer un environnement de confiance, de reconnaissance et de considération entre les chercheurs, et avec les décideurs et les demandeurs des prestations des deux secteurs public et privé. Dans ce sens, il est opportun de mettre en valeur la signature de la convention-cadre entre le Ministère de l’éducation nationale, de la formation professionnelle, de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique et le Conseil économique, social et environnemental (CESE). Cette convention portera sur la mobilisation du potentiel scientifique des universités marocaines dans la réalisation de programmes et projets d’études et de recherche conjoints sur des questions relevant de la compétence du conseil. Une orientation saluée mais qui doit être renforcée et soutenue pour intégrer d’autres entités des deux secteurs public et privé.
  • Encourager et inciter les industriels à conduire des activités de recherche et d’innovation, à travers les incitations fiscales et financières.
  • Instaurer un mécanisme de rémunération de la performance et des résultats obtenus. Cela est essentiel du fait que la rémunération est l’un des facteurs déterminants de la motivation. Dans ce sens, il est convenable de saluer l’initiative déjà lancée par certaines universités qui ont placé un mécanisme récompensant la publication des articles dans des revues indexées. Cette opération mérite d’être institutionnalisée pour devenir une pratique régulière et fructueuse.

(vi) Collaboration et internationalisation :

  • Favoriser la collaboration entre les entités de recherche et les entreprises, via des clusters et des projets communs avec transfert technologique.
  • Intensifier l’internationalisation de la recherche en faisant accroitre les spectres de collaboration, de mobilité, des thèses en cotutelle, et des projets de recherche conjoints.

La mise en œuvre de ces recommandations doit être conditionnée par le développement d’un cadre réglementaire juste, équitable et clair. Tout cela pourra bien induire un nouvel écosystème de la recherche scientifique au Maroc, centré sur le chercheur, qui aura sans doute des impacts positifs et significatifs sur la croissance économique ainsi que sur le développement social et culturel du pays.

Conclusion :

Force de constater que plusieurs actions ont été lancées et réalisées en urgence pour lutter contre la prolifération de la maladie COVID-19 et atténuer ses impacts négatifs, telles que « tenter de trouver un vaccin», «tester des traitements», «prédire la propagation du virus», «développer les technologies de santé», «évaluer les impacts de cette crise», etc. Elles relèvent toutes d’une même activité qui est celle de recherche scientifique et d’innovation technologique. Cette activité a engendré une contribution forte et indispensable dans un temps où le monde était en guerre contre le nouveau coronavirus.

Encore une fois, l’importance de la recherche scientifique a été soulignée à travers sa capacité d’apporter des réponses et des solutions à divers problèmes issus d’une crise sanitaire émergente et, très probablement, de toute autre menace future. Le Maroc doit tirer profit des leçons de cette crise pandémique, notamment sur les aspects de la recherche et l’innovation qui sont inextricablement liés à son développement socio-économique. Ainsi, il est incontournable de créer un nouvel écosystème de recherche scientifique et d’innovation technologique totalement centré sur le chercheur et qui est basé sur les 16 recommandations auparavant mentionnées dont leurs mises en œuvre sont conditionnées par le développement d’un cadre législatif approprié et complet.

Références :

[1] Données du 29 septembre 2020. https://search.bvsalud.org/global-literature-on-novel-coronavirus-2019-ncov/

[2] AH2ST (2009). Pour une relance de la recherche scientifique et technique au service du développement du Maroc. AH2ST (2012). Développer la recherche scientifique et l’innovation pour gagner la bataille de la compétitivité. AH2ST (2019). Une politique scientifique, technologique et d’innovation pour accompagner le développement du Maroc.

[3] CSEFRS (2014). Mise en œuvre de la Charte nationale d’éducation et de formation 2000-2013 : acquis, déficits et défis. CSEFRS (2015).  Vision stratégique de la réforme 2015-2030 : pour une école de l’équité, de la qualité et de la promotion. CSEFRS (2018). Rapport thématique sur l’évaluation du cycle doctoral.

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