Boujemaâ Lakhdar, le maître

Par M’barek Housni*

1-Fantasia

Le cheval qui charge et emplit les yeux ne hennira point, mais portera toute sa fougue sur cet énième moment où son long cou prend seul le poids de l’élan et où ses pattes, courbées jusqu’à frôler de leurs fers son ventre nerveux, voleront dans les airs au-dessus d’opaques volutes de poussières. Il ne peut qu’obéir car au même moment des volutes de fumée tout aussi opaques imprègneront l’espace tout proche. Le cavalier qui recule, de l’autre côté du cou et  non sur le dos, si petit tel un amas d’une certaine forme, plus petit que le fusil s’effacera derrière après avoir fait feu dans l’ultime mouvement qui marque l’une des fins du jeu sérieux de la fantasia. Son visage n’est que traits courbés : les ronds des yeux, la crispation des joues. Voilà Fantasia, œuvre confectionnée par une aiguille de précision millimétrée sans le paraître, spontanée alors que c’est un art savant qui est en l’instigateur. Tout est dit, tout est résumé. Réalisme magique oblige, la magie qui invente la réalité/arrivée par-dessus la réalité/source. La certitude générée par le créatif.

2- Le bohémien

Oui, la certitude est affirmée. Un bohémien ne peut avoir l’existence de l’homme identique. Il est assurément l’homme différent. Seul l’artiste décèle ce «différent » : le transfiguré, l’homme à tête d’aigle pris de profil comme un être pharaonique, regardant d’un seul œil, évident et insistant. Il est pont avec l’éternité qui persiste à emplir le fleuve de l’inspiration. En errant. Il est dans la marche infinie.

Posture debout, mains battants une derbouka portée sur les épaules, pieds esquivant le pas, cet homme/aigle au centre du monde clame le contraste autant que la musique soupçonnée ensorcelante. Habillé de veste noire tacheté et d’une jupe paonesque d’un jaune brillant aux pans traînant par terre. Il est le centre,  doué d’une présence sous un dessin en cloche composé d’objets, d’animaux et de signes qu’il traîne de tous les coté et dessus de sa tête d’aigle à la touffe (takoutite en amazighe), ensorcelé par les airs de musique diffuse dans les airs qui attire et charme l’univers et les créatures du monde. Ils viennent à la rencontre de cet être singulier qui les tient à sa merci,  pour leur salut.

Mais un salut transcendantal, qui unifie et couvre de la nuée fraiche de la spiritualité l’âme. On voit, dans cette toile/récit, ce qui rappelle cette spiritualité en relation avec le souci de l’ethnique valorisé: des tentes dans un désert, des chameaux, des oiseaux répliqués à souhait, un cheval comme étalé sur le dos dans un mouvement de douleur dû à la percée d’une flèche plantée dans son ventre. Et dans une part visible, un aigle noir tacheté de blanc aux ailes largement déployées, de dans une autre, un œil géant chargé d’une multitude de petits traits noirâtres et de contours autour de l’iris, deux existences étranges autour du bohémien, comme l’assistant, le protégeant. Et puis tout un foisonnement de signes, d’inspirations.

Boujemaâ Lakhdar dessine, peint, écrit, autrement dit il imagine et déborde d’imagination. Il réussit à narrer l’héritage populaire autrement, profondément. Le bohémien marchera éternellement portée et se portant dans l’espace acquis par le chant. Il se découvrira chaque fois, sous un jour nouveau pour le regardant assidu. Celui-ci se souviendra de son enfance peuplée de ces créatures et les retrouvera changées dans le sens où elles sont porteuses de sens.

Meuble/sculpture

Il est table magique. Il quittera sa peau en bois, s’enjolivera de tout, de tant de couleurs et de dessins, de tiroirs et de créatures, rien que du plein tragique où se sent l’odeur des combats avec les démons et le mal. Il s’expatrie de sa nature d’objet de la simplicité, de l’état de chose utilitaire imposé qu’elle ne sera plus jamais. Il deviendra cette table qui est offrande à l’art, autant talisman que sujet à l’admiration visuelle et la spéculation cérébrale. Table à quatre pieds ou plus, dressée, mais scène de lutte dans telle œuvre d’une figure reptilienne avec la terre envisagée en demi-globe, ou une sorte de carrosse, dans une autre œuvre, tirée par une figure de cheval (tête fougueuse et cou ondulé par l’effort), ou parfois une petite  table basse elliptique avec de cotés droits. Scène ou créature ou réceptacle, elle est un lieu touché par la magie, irradiant la magie. Et sa visitation est infinie, illimitée.

Oui, magie, mais savante

Ce ne sont là que des «spécimens» célèbres pris comme exemples de thèmes de poésie, ouverts au secret poétique sur lesquels j’ai écrit en poète. Chaque œuvre de Boujemaa Lakhdar est un poème à écrire,  que tout un chacun est susceptible d’écrire, le nécessaire requis est là: la matière, la forme, le rythme, l’harmonie, et vis-à-vis de cela le chamboulement ainsi que l’acuité du choix du référent lié directement à l’émotion,  source de toute création.

Boujemaâ Lakhdar est le maître incontesté de la transfiguration majeure, celle qui expérimente avec une maîtrise incomparable  la limite en long et en large, toujours avancée vers l’avant. Elle est un horizon de conception à atteindre. Les œuvres de ce doyen de la peintre à Essaouira, mort avant l’âge, après une carrière reconnue dans les hauts lieux de l’art au niveau international, ont cet aspect de fond inépuisable pour le plaisir de l’interprétation et l’approche esthétique.

Un travail artistique qui n’est pas cerné. Elle possède une géométrie différente de ce qui est attendu, sans aucune relation avec la logique arithmétique académique. Elle est l’exemple fort de l’œuvre qui fait naître sa géométrie propre, sa logique à elle, celle de la magie. La magie qui transfigure la  donnée inerte manquant de mots en donnée ayant le pouvoir de générer des soubresauts imprévisibles.

Ça se passe en usitant des couleurs spécifiques, de l’ombre et de l’ambigu,  le jaune sableux ou cuivré, le marron à la teinte luisante, mis dans la main de la perfection soucieuse du détail merveilleux et fantastique, réalisé dans une infinité d’endroits et diversement. Des couleurs de l’artisanat rehaussé au stade de l’art. Une gageure dont Boujemaâ Lakhdar fut un pionnier. Elle prend racine dans le fait que cet artisanal a été fertilisé par une connaissance profonde de l’héritage culturel populaire dans toute sa diversité.  Il était ethnologue  et poète, deux facettes qui se reflétent dans ses œuvres d’artiste, qui les couvre et les chapeaute.

L’artiste dont le savoir avait une seule visée et un but unique : créer le magique. En vrai poète.  Il avait dit lui-même : «…on peut dire que l’art est une prière énigmatique devant l’absolu, formé de signes et de symboles et qui est l’expression de la transparence magique de l’universel».

*(Écrivain et chroniqueur d’art)

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