Les vagues du roman maghrébin et la richesse de l’imaginaire

Entretien avec Abdallah Bensmaïn

Par Noureddine Mhakkak

Parcours de Abdallah Bensmaïn

Littéraire et scientifique de formation (aéronautique), journaliste de profession, Abdallah Bensmaïn a exercé durant plus de 40 ans dans la presse écrite. Il a produit et réalisé, à la fin des années 70, sur les ondes de la RTM «Le temps des poètes», collaboré à Radio Canada et assuré la conception et l’édition de plusieurs publications institutionnelles (Agences Gouvernementales, Organisations internationales, Chambres consulaires).

Retraité, il est actuellement en charge de la page «Culture» et des dossiers spéciaux à L’Opinion, quotidien où il avait entamé sa carrière de journaliste en 1975.

Abdallah Bensmaïn est l’auteur de :

*Essais

-Crise du sujet, crise de l’identité : Une lecture psychanalytique de Rachid Boudjedra (essai) -Afrique-Orient

-Symbole et idéologie (essai) (entretien avec Roland Barthes, Abdallah Laroui, Jean Molino) -Media Productions

-Alors l’information ?  Les journalistes parlent du journalisme… et d’eux-mêmes (essai) – Afrique Orient

*Poésie

– La médiane obscure – Proculture

– Versets pour un voyage – SMER

*Fiction

-Le retour du Muezzin (fiction, avec une postface de Abdelkébir Khatibi) – Publisud, Paris

Œuvre poétique traduite en italien sous le titre

– Abdallah Bensmaïn. Versetti per un viaggiatore, traduction de Claudia Gasparini,

1994-Fondazione Piazzolla, Roma

Abdallah Bensmaïn a contribué à plusieurs ouvrages collectifs.

Voici une interview avec lui. Bonne lecture

Le roman maghrébin de langue française a pu tracer un parcours littéraire très remarquable. Que pensez-vous de ce parcours ?

Je suis observateur. Je n’ai pas de jugement à donner, sauf argumenté et fondé sur des critères déterminés. Est-ce que le parcours du roman maghrébin est remarquable ou pas, je ne me pose pas la question de cette façon. Ce parcours est remarquable par rapport à quelles normes ? Schématiquement, le Maghreb est, en quelque sorte, à sa troisième vague d’écrivains.

Grosso modo, la première vague est celle des Ahmed Sefrioui, Abdelaziz Lahbabi, Mouloud Mammeri, Mouloud Feraoun, Mohamed Dib, avec une sorte de génération intermédiaire ou de transition, Driss Chraïbi et Kateb Yacine.

La seconde vague, c’est celle de Mourad Bourboune, Salah Garmadi, Mohamed Aziza, Nabile Fares, Rachid Boudjedra, Abdelkébir Khatibi, Tahar Benjelloun, Abdelatif Laabi, avec également une sorte d’auteurs de transition comme Tahar Djaout, Abdelawaheb Meddeb, Abdelhak Serhane.

Ce sont des auteurs qui ont obtenu la reconnaissance internationale et le label de l’édition française.

La troisième vague de l’édition française est celle de Yasmina Khadra, Mahi Binebine, Salim Bachi, Fouad Laroui, Kamal Daoud, Boualem Sansal.

Cette troisième vague a vu, en parallèle, l’apparition d’un grand nombre d’auteurs qui n’ont pas la bénédiction de l’édition française et qui publient localement. C’est le cas aussi bien en Algérie, qu’au Maroc et en Tunisie. De nombreux éditeurs sont nés, surtout à partir des années 80, et ont prospéré. Au grand drame de cette génération d’auteurs, les éditeurs ont rarement des comités de lecteurs qui veillent à la qualité des manuscrits à publier. C’est une vague qui se distingue, également, par le compte d’auteur et l’autoédition. Cette génération qui a les moyens de payer une imprimerie pour publier ou de créer sa propre maison d’édition pour s’autoéditer, n’attend pas la reconnaissance des professionnels de l’édition et des aînés pour se proclamer «romanciers». Ces auteurs, issus de l’enseignement, la fonction publique ou le secteur privé, sont aussi critiques littéraires, journalistes… autoproclamés sur les réseaux sociaux, plus souvent qu’il n’en faut, peut-être. Comme bloguer n’est pas informer, au sens journalistique du terme, écrire de la prose ne fait pas de vous un romancier.

Que pensez-vous de l’écriture féminine dans ce parcours-là ? Les écrits de Assia Djebar à titre d’exemple!

La question que vous me posez participe du leurre épistémologique. Il n’y a pas l’écriture féminine d’un côté et l’écriture masculine de l’autre. C’est une représentation de l’esprit, une construction. Autrement dit, le débat sur le genre en littérature est un débat idéologique, politique et de résistance à l’ordre social établi… par des auteurs et des commentateurs d’œuvres engagés dans des luttes à caractère politique, qui ne disent pas leur nom. Cette caractérisation est un masque, un leurre qui ne résiste pas à l’analyse. Dans ce cas, le genre en littérature est une cause comme peut l’être la défense d’une orientation politique ou économique par la société civile, par exemple. Bref, nous sommes en plein «féminisme», comme l’humanité a pu parler de socialisme, de libéralisme, et j’en passe. Certains sont «féministes» comme d’autres sont socialistes. Ce débat peut aller loin: Mattel qui commercialise la poupée Barbie, s’est même lancée dans une gamme de poupées non-genrées, ni féminine ni masculine ! Abdelkébir Khatibi qui a consacré un roman à l’androgyne, «Le livre du sang», aurait apprécié!

Avec le genre, le débat n’est plus littéraire mais idéologique et renvoie à des fantasmes qu’il faudrait analyser comme tels : dans ce débat, la psychanalyse aussi a, bien entendu, son mot à dire, car le débat est d’ordre identitaire, non pas anthropologique mais concerne le sujet en tant que tel, et au sens psychanalytique, avec sa charge d’inconscient, notamment.

Qu’est-ce qu’une écriture féminine (ou masculine) ? Au-delà d’expressions qui relèvent de l’incantation, du vertige des mots, la raison veut que l’on ait des grilles d’appréciation auxquelles une œuvre est confrontée pour en apprécier le sexe. À quoi reconnaît-ton, avec une quasi-certitude scientifique, la féminité ou la masculinité d’une œuvre littéraire ? Le sentiment qui se dégage est que l’écriture féminine est définie comme telle au seul prétexte que l’écrit considéré est signé par un prénom féminin, le nom pouvant être porté aussi bien par le masculin que le féminin. Il en est de même de l’écriture « masculine».

L’auteur est le sujet qui signe une œuvre, il n’est, souvent, ni le narrateur ni un ou des personnages de l’œuvre qui se recrutent au féminin comme au masculin. L’auteur a quel visage, quel caractère dans une œuvre à plusieurs personnages ? Ce débat extralittéraire dévoie l’approche littéraire proprement dite. C’est un sujet de mondanité et une diversion qui ne dit pas, encore une fois, son nom. Que l’université prenne ce train est déplorable en soi, car c’est elle qui fonde les outils de la critique littéraire.

Une question pour terminer : l’écriture de Yasmina Khadra, dont même le nom est du genre féminin, est-elle féminine ? Je laisse le soin à ses lecteurs, de répondre. J’en suis, mais ce débat n’est pas le mien!

Abdelkébir Khatibi a écrit des romans loin d’être lus par le plus large public, tandis que Tahar Ben Jelloun a pu atteindre ce large public à travers ses écrits romanesques. Que pourriez-nous dire à propos de ces deux expériences romanesques?

À mon avis, il ne faut pas comparer l’incomparable. C’est comme si on disait «Pourquoi Alain Robbe-Grillet n’est pas aussi lu par le grand public que – toutes proportions gardées ! – Guy des Cars ou pourquoi Claude Sarraute est moins lue que Barbara Cartland» … Certes, le trait est un peu grossi, mais Abdelkébir Khatibi et Tahar Ben Jelloun n’écrivent pas dans la même catégorie, si j’ose dire. L’explication, souvent avancée, est que l’œuvre de Khatibi est d’un accès difficile. L’œuvre de Gabriel-Garcia Marquez l’est tout autant sinon plus, mais elle est lue dans le monde entier. Quel lecteur ne connaît pas Cent ans de solitude, L’automne du patriarche ou Chronique d’une mort annoncée ? Et que dire de l’œuvre de Borges?

Pour revenir à la question Khatibi-Ben Jelloun, l’œuvre ne se suffit pas à elle-même. L’action marketing autour d’un auteur et plus spécifiquement d’un ouvrage a son importance. Dans mon livre «Alors l’information ? Les journalistes parlent du journalisme… et d’eux-mêmes», j’ai abordé «Ce désir Khatibien de faire parler de lui, de ses livres, de ses activités dans la presse (qui) trouve sa légitimité dans la volonté de se faire lire par le plus grand nombre». D’autre part, c’est vrai que Abdelkébir Khatibi souffrait un peu de l’image d’auteur difficile que les médias renvoyaient de son œuvre. Il aurait voulu être aussi médiatique qu’un Bernard Henry Levy ou un Tahar Ben Jelloun, mais son rapport à la presse, aux médias n’est pas le même : à la différence de l’un comme de l’autre, Abdelkébir Khatibi n’a jamais été, à ma connaissance, chroniqueur ou journaliste dans une publication de grande audience, comme Tahar Ben Jelloun ou Bernard Henry Levy qui «colonise» les plateaux de télévision au moindre éternuement.

Être dans la presse crée des réseaux, favorise les articles et les entretiens de « confraternité » au sein de la corporation. Par ailleurs, aussi bien Tahar Ben Jelloun que Bernard Henry Levy ont un moyen de pression que Abdelkébir Khatibi n’avait pas : une proximité avec les grands éditeurs dont ils peuvent aider à ouvrir les portes pour les journalistes. Les membres de cette profession écrivent et publient beaucoup de livres, principalement des romans et des essais.

Pour l’histoire, il faut rappeler que Garcia-Marquez était journaliste. Cela a peut-être contribué à rendre son œuvre plus «abordable».

Il faut également souligner que le roman de Khatibi ne me semble pas présenter les caractéristiques du récit, avec son continuum narratif, mais des fragments de récits. Si Tahar Ben Jelloun, dans sa modernité, est proche de la littérature classique, Abdelkébir Khatibi reste un moderne qui défriche, explore, des formes d’écriture inédites, des thématiques également qui ne relèvent pas de la doxa, d’une certaine vie courante. Abdelkébir Khatibi est un inventeur de territoires romanesque, poétique et de pensée, une pensée qui n’est pas dans le sens fermé, mais fait sens. Abdelkébir Khatibi quand il se balade ne prend pas la route, bien tracée et balisée, si vous me permettez cette image, mais des chemins de traverse selon le titre même de l’un de ses ouvrages.

Vous avez écrit un livre sur la littérature algérienne d’expression française à partir d’un roman de Rachid Boudjedra « L’Escargot entêté ». Parlez-nous de cette littérature

Une précision : mon livre «Crise du sujet, crise de l’identité – Une lecture psychanalytique de Rachid Boudjedra» auquel vous faites référence, n’est pas un livre sur la littérature algérienne, mais un livre sur quelques-unes des œuvres de Rachid Boudjedra dont « L’Escargot entêté » constitue un chapitre. Le fil de la pelote a été déroulé à partir d’une nouvelle peu connue de Rachid Boudjedra «Chronique de l’année du barbelé» …, une nouvelle que j’avais étudiée dans un cadre universitaire, un cours sur l’analyse du discours littéraire, sous un angle sémiotique et psychanalytique. C’est à l’Université du Québec à Montréal que j’ai développé et approfondie ma sensibilité à l’analyse sémiotique et psychanalytique du discours qui va bien au-delà de la littérature. Parmi les travaux réalisés à cette époque, figure l’analyse du discours de Saddam Hussein prononcé en 1979, quelques jours après une tentative de coup d’État contre son régime.

Le fonds psychanalytique est lacanien car il s’appuie précisément et plus fondamentalement sur les acquis de la linguistique saussurienne, sans sortir de la psychanalyse freudienne. Cette filiation freudienne, Lacan la revendique comme sienne. A ses disciplines, il a eu cette expression : «Soyez lacaniens, si vous voulez, moi, je suis freudien».

Dans un livre à paraître «Le complexe de Bouzid», Shakespeare côtoie Bertolt Brecht, Rachid Boudjedra côtoie Abdelkébir Khatibi et Youssouf Amine Elalamy, pour ne citer que quelques noms. C’est un ouvrage qui porte en sous-titre «littérature maghrébine et inconscient» mais qui aborde celle-ci non pas comme une globalité mais se décline en approches individuelles. J’y analyse des œuvres et seulement des œuvres à côté de quelques considérations sur des thématiques qui aident à comprendre l’universalité de l’inconscient et son travail dans le discours qu’il soit politique, littéraire ou même scientifique.

Ceci dit, libre à quelqu’un de considérer que Rachid Boudjedra est la littérature algérienne, Tahar Ben Jelloun, la littérature marocaine et Abdelwaheb Meddeb, la littérature tunisienne. Je ne travaille pas sur un auteur parce qu’il est de telle ou telle nationalité, mais parce son œuvre m’interpelle, me donne du blé à moudre comme on dit. Parler de la littérature algérienne serait présomptueux de ma part, car je ne travaille, en réalité, que sur des auteurs. En guise de littérature algérienne, je peux vous parler de Mourad Bourboune, Rachid Boudjedra, Rachid Mimouni, Yasmina Khadra, Kamal Daoud… individuellement et non collectivement. Si la question avait concerné la «littérature marocaine», j’aurais été dans la même disposition d’esprit et vous aurais répondu de la même encre : je peux vous parler de Mahi Binebine, Mohamed Leftah, Abdellatif Laabi, Abdelkébir Khatibi, Abdelhak Serhane…, encore une fois, individuellement et non collectivement. Je ne suis pas dans la généralisation mais dans la personnalisation. Dans un texte, publié dans les années 80 en ouvrage collectif, «Le meurtre de l’enfant dans la littérature maghrébine», l’analyse n’est pas dans la généralité mais dans «La répudiation» de Rachid Boudjedra, «La mère du printemps » de Driss Chraïbi et, par la suite, dans « Chanson douce » de Leila Slimani.

La littérature surréaliste ou le Nouveau Roman ne sont pas définis par la nationalité des auteurs mais par des formes esthétiques ! On retrouve des auteurs «surréalistes» dans le monde entier. Le roman de la dictature n’est pas colombien (Gabriel Garcia-Marquez), cubain (Alejo Carpentier), paraguyaen (Augusto Roa Bastos), guatemaltèque (Miguel Ángel Asturias), péruvien (Mario Vargas Llosa)… Rachid Mimouni peut même être rattaché à ce genre avec «Une peine à vivre» ! Le roman de la dictature, c’est une esthétique, une thématique et diverses nationalités.

Mieux encore : on peut même souligner que toute l’œuvre de Gabriel Garcia-Marquez ne relève pas du roman de la dictature. Ainsi en est-il de celle de Rachid Mimouni. Dans cette lignée, et avec une grande marge de tolérance (le roman n’étant pas le théâtre et moins encore le cinéma), est-il possible d’ajouter la pièce théâtrale de Nabyl Lahlou « Miracle du 30 février » et le film du même auteur : « Le gouverneur général de l’Ile de Chakerbakerben » ?  La question est posée à… la postérité.

Une nouvelle génération des écrivains qui ont pu enrichir le domaine de la littérature maghrébine de langue française. Que pensez-vous de cette génération?

Enrichir dans quel registre ? Quantitatif, certainement, qualitatif, cela reste à confirmer. Si des auteurs comme Mahi Binebine, Mohamed Leftah, Kamal Daoud, Boualem Sansal, peuvent représenter cette génération sur le plan qualitatif, il reste beaucoup à dire sur les œuvres publiées en compte d’auteur, en autoédition et même chez des éditeurs qui ont pignon sur rue mais présentent des carences en comités de lecture spécialisés. L’impression est que les manuscrits sont lus juste pour faire la chasse aux coquilles, aux fautes d’orthographe. Au Maroc, le travail des éditions Le Fennec est remarquable et présente une certaine cohérence, comme les éditions Barzakh et Casbah Edition en Algérie. L’édition locale, du moins au Maroc, a semble-t-il la main plus heureuse avec les essais. Me viennent à l’esprit «Modernités arabes, de la modernité à laglobalisation» de Khalid Zekri et «Métamorphoses du mythe d’Ounamir- Enjeux de production, de réception et d’imaginaire», édités par La Croisée des Chemins et Afrique Orient. Les essais sont souvent des thèses remaniées, parfois adaptées pour l’édition et ayant déjà été validées par l’université dans le cadre d’une recherche dirigée et par un jury qui a lu et débattu le travail final.

Ce que je peux vous dire, c’est que sociologiquement, les personnages ont évolués des milieux de négoce (La répudiation de Rachid Boudjedra, Le passé simple de Driss Chraïbi, marqués par la révolte contre le père), en passant par une sorte de littérature d’en bas (Le Pain nu de Mohamed Choukri, Une vie pleine de trous de Mohamed Mrabet, Les coquelicots de l’Oriental de Brick Oussaid), à une littérature urbaine, une veine marquée par Maria Guessous, Souad Jamaï et, plus généralement, l’actuelle génération (Salima Louafa, Abdellah Beida, Rachid Khales, et tant d’autres encore). Sur le plan sociologique, c’est une littérature de classe moyenne qui se développe, avec un soupçon de littérature aristocratique (dans un passé récent, on aurait parlé de littérature bourgeoise comme fut qualifiée, à ses débuts, l’œuvre d’Assia Djebar) que peut sembler représenter une Leila Slimani.

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