Larabi Jaïdi, Senior Fellow au PCNS : Une ambition africaine

Zone de libre-échange continentale africaine

Propos recueillis par Hicham Louraoui – MAP

L’économiste Larabi Jaïdi, Senior Fellow au Policy Center for the New South (PCNS), a accordé une interview à la MAP sur le lancement de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) et son impact sur l’économie marocaine. En voici la teneur:

1. Quelle est votre lecture du lancement de la ZELCAf ?

Une lecture prudente et en demi-teinte. Prudente, car déjà les accords de libre-échange bilatéraux ou réunissant un nombre réduit de pays sont parfois difficiles à gérer tant l’évolution de l’environnement ou les pratiques et les attentes des partenaires peuvent changer au cours des mises en œuvre de ces accords.

A plus forte raison quand il s’agit des méga-projets qui réunissent des dizaines de pays. La complexité de la gestion de ces accords est décuplée. Regardez ce qui se passe à propos de la zone de libre-échange des Amériques ou des négociations sur les accords transatlantique et transpacifique ou pas plus loin de nous la grande zone de libre-échange arabe.

Une lecture à demi-teinte, car sur plus de cinquante Nations africaines qui se sont engagées à rejoindre le ZLECAf, à peine 33 d’entre elles ont ratifié l’accord jusqu’à présent. Certes, comme le prévoit l’Accord, celle-ci peut être lancée dès que 22 pays l’ont ratifié, mais cette réticence de plus du tiers de pays à s’engager effectivement dans la dynamique est un signe que beaucoup reste à faire pour que gagner l’adhésion de tout le continent.

De plus si l’horizon et les listes des produits du démantèlement tarifaire semblent se résoudre, il reste encore à harmoniser les règles d’origine des produits pour bénéficier des règles préférentielles et éviter les différends. Des politiques complémentaires sont nécessaires pour maximiser les gains de la ZLECAf, mais aussi pour faire en sorte que ses bénéfices soient partagés de manière égale.

De telles mesures comprennent la réduction des mesures non tarifaires et des coûts de transaction, comme ceux qui sont associés à une plus grande transparence réglementaire, l’harmonisation des réglementations sanitaires et phytosanitaires, les procédures d’accréditation et de reconnaissance mutuelle concernant les obstacles techniques au commerce et l’amélioration des conditions administratives dans les services de douane.

Par ailleurs, la ZLECAf est un accord d’une nouvelle génération qui a l’ambition de couvrir le commerce des biens mais aussi des services, les investissements, les droits de propriété intellectuelle et la politique en matière de concurrence. Ces dossiers, encore plus complexes, seront examinés dans la deuxième phase des négociations qui sera entamée prochainement.

Enfin, il y a trois grandes catégories d’obstacles au commerce intra-africain:

– Premièrement, le manque de capacités productives et le déficit de diversification économique, qui restreignent la gamme de biens intermédiaires et finals commercialisables;

– Deuxièmement, les coûts commerciaux associés à la lenteur d’application des engagements tarifaires à la base des accords de libre-échange ;

– Troisièmement, les coûts commerciaux dus au manque d’infrastructures matérielles et immatérielles, qui influent sur les coûts de transport et de transit ainsi que sur les coûts intérieurs et à la frontière.

C’est dire que la ZLECAf ne sera pas un long fleuve tranquille pour le commerce intra-africain.

2. Quel sera l’impact de cette zone sur l’économie marocaine ?

Nombreuses sont les études qui ont essayé d’estimer les impacts de la ZLECAf sur les principales variables des économies africaines notamment: Le PIB ; le commerce intra-continental global, par régions africaines, par pays, par secteurs ; les revenus et les recettes tarifaires.

Si l’accord est pleinement mis en œuvre, le PIB de la plupart des pays africains pourrait augmenter de 1% à 3%, une fois tous les droits de douane supprimés. L’entrée en vigueur de la ZLECAf devrait également booster le commerce intra-africain.

L’essor du commerce intracontinental aura un double avantage: attirer les investissements directs étrangers (IDE), créer des débouchés qui favoriseront l’industrialisation par l’accroissement des chaînes de valeur régionale.

Tous les pays ne vont pas bénéficier à parts égales du surplus du commerce créé par la libéralisation des échanges.

Si à long terme on considère que tous les pays seront gagnants, à court terme il y aura des perdants pour lesquels il faut prévoir des mécanismes de compensation.

Dans cette configuration globale, le Maroc est considéré comme un pays bénéficiaire de la dynamique de court et long termes. Le chiffrage de ces gains diffère d’une étude à l’autre selon les hypothèses retenues.

L’économie marocaine dispose comparativement à la plupart des pays africains d’une offre exportable relativement diversifiée. Elle est une économie ouverte, rompue plus que d’autres aux règles et normes du commerce mondial des produits manufacturés.

A ce jour, ses exportations vers l’Afrique sont très concentrées sur quelques produits et quelques pays de proximité. Elles représentent une faible part de nos échanges internationaux.

Il ne faudrait pas s’attendre à un saut qualitatif de cette part dans l’immédiat.

Quant aux avantages dynamiques, ils découleront des pressions concurrentielles qui créent des gains de productivité et incitent les producteurs à améliorer leur offre et à se doter d’avantages comparatifs dynamiques pour obtenir de meilleurs résultats que les concurrents.

Les avantages économiques a  long terme résulteront de la meilleure exploitation des chaînes de valeur régionales, qui favorisera l’accélération de l’industrialisation.

Toutefois, l’atteinte de ces objectifs dépend des politiques d’accompagnement. L’adhésion du secteur privé est déterminante dans l’optimisation des gains. Le ciblage des produits et des pays, la saisie des opportunités à l’export et en investissement en termes de filières/produits/marchés en sont les conditions.

Il en est de même des mesures d’accompagnement nécessaires pour saisir ces opportunités de marchés et d’intégration des chaînes de valeur: elles concernent la mise en place de dispositifs de veille stratégique et d’intelligence économique, l’accompagnement dans les démarches logistiques, et dans celles pour l’obtention de garanties, le renforcement de l’image de marque des produits marocains, le soutien à la prospection, le soutien diplomatique ainsi que le soutien à l’adaptation de l’offre marocaine.

Il est aussi impératif de remédier aux restrictions du côté de l’offre et à l’insuffisance des capacités productives pour développer les chaînes de valeur régionales. Parallèlement, il faut identifier les risques potentiels sur le tissu productif national en protégeant les secteurs sensibles.
Un suivi par des examens périodiques nationaux des impacts sur l’économie permettra d’évaluer le respect par chaque pays des dispositions de la ZLECAf et, notamment, des obligations; des progrès accomplis par chaque pays.

3. Quels sont les secteurs prioritaires à cibler ?

C’est aux professionnels et aux institutions d’accompagnement de la politique commerciale d’établir cette cartographie des secteurs prioritaires. Nous connaissons les secteurs sur lesquels le Maroc est déjà parvenu à conquérir des parts de marchés dans le monde et en Afrique.

Il faut espérer que les prospections menées depuis quelques années par les opérateurs nationaux dans des initiatives collectives ou individuelles ouvrent de nouvelles perspectives. Plusieurs secteurs peuvent être identifiés comme des secteurs porteurs: L’agroalimentaire, la pêche, les engrais, les produits pharmaceutiques, la plasturgie, les matériaux de construction, l’automobile, la Chimie et Parachimie, etc.

Mais au-delà de l’identification des secteurs et de la hiérarchisation de leur potentiel, il y a ce qui relève des questions d’accès spécifiques à chaque secteur et ce qui a trait aux volets transversaux communs à tous les secteurs.

Il s’agit de les prendre en charge pour assurer les conditions nécessaires à une pénétration pérenne dans les marchés du continent.

La Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM), l’Association marocaine des exportateurs (ASMEX), ainsi que les Chambres de Commerce et d’Industrie travaillent avec les différents départements ministériels (Agriculture, Finance, Transport, Energie et Mines, etc), outre les organes de régulation (Banque centrale, ACAPS, etc) pour permettre la pleine exploitation des opportunités commerciales et d’investissement pour les entreprises marocaines.

La question du ciblage ne concerne pas que les secteurs et produits, elle concerne aussi les marchés. Aujourd’hui, les opérateurs ciblent principalement les pays avec lesquels le Maroc entretient des relations historiques notamment les pays de la CEDEAO.

Mais progressivement, les opérateurs n’excluent pas le ciblage des pays de l’Afrique australe ou de la Corne de l’Afrique bien qu’ils y aient les contraintes de l’éloignement géographique. Le Maroc est faiblement présent en Afrique de l’Est et en Afrique australe, où des pays comme l’Égypte ou l’Afrique du Sud occupent des positions sur des produits concurrente.

Les freins qui entravent cette diversification des marchés sont les difficultés transverses à tous les secteurs comme la logistique, les coûts de transports, les garanties bancaires, la solvabilité des pays africains, la compétitivité prix, l’adaptation de l’offre, l’accréditation et la reconnaissance, la réglementation locale et celle liées aux échanges commerciaux, ainsi que la concurrence internationale.

La Zone de libre-échange va permettre d’ouvrir de nouveaux marchés. Pour autant, les marchés africains sont difficile d’accès: chacun a ses spécificités. La connaissance du marché ciblé, de sa culture, de ses spécificités, de ses normes… est très importante. Il est indispensable de sécuriser ses transactions à travers tous les outils qu’offre l’assurance risques à l’export. Il faut être dans une logique de partenariats pour mieux saisir et pérenniser les opportunités.

4. Qu’en est-il de la question de l’intégration régionale ?

Particulièrement après la reconnaissance par les Etats-Unis de la marocanité du Sahara et l’annonce d’investissements américains dans les provinces du sud

L’intégration régionale africaine se déploie à une double échelle ; continentale avec le lancement de la ZLECAf et à l’échelle des huit Communautés Economiques Régionales (CER) identifiées et soutenues par l’Union Africaine. La Communauté Economique du Maghreb, l’UMA est l’une des CER les moins intégrées d’Afrique.

Les indicateurs d’intégration établis par le Commission Economique pour l’Afrique montrent qu’aussi bien sur le plan commercial intracommunautaire, que sur les autres plans de l’intégration productive, financière ou de la libre circulation des personnes le Maghreb est très largement en deçà des normes moyennes des indicateurs d’intégration en Afrique. Cette réalité est déplorable et ne laisse pas entrevoir un changement positif dans le court terme.

La reconnaissance de la marocanité du Sahara par une grande puissance comme les Etats-unis ne peut être qu’un acquis dans cette très longue bataille et endurance du Maroc dans la défense de son intégrité territoriale.

Cette nouvelle donne changera-t-elle le cours de l’intégration africaine ? Souhaitons-le ! mais il faut garder notre lucidité dans la défense de nos droits inaliénables sachant que les adversaires du Maroc déploieront toutes leurs énergies pour contrecarrer cet acquis en mobilisant leurs lobbys auprès de la nouvelle administration américaine pour une remise en cause de cette reconnaissance ou pour la vider de son contenu dynamique.

Ils agiront aussi au sein de l’Union Africaine et des pays hostiles au Maroc pour faire du « containment » et éviter que la nouvelle position américaine ait un impact favorable sur l’évolution de ce dossier dans les enceintes continentale et internationale.

Quant à l’annonce des investissements américains dans les provinces du sud, il faut garder raison. Pour qu’elle soit suivie d’effets beaucoup de conditions doivent être remplies. Un feu vert de la nouvelle administration américaine qui permettrait à ses institutions de coopération d’opérer et de mobiliser des lignes de financement de projets localisés dans les provinces du sud.

D’autre part, la décision de l’investissement privé américain hors des Etats-unis est déterminée par divers facteurs: les opportunités de marché, certes mais aussi les stratégies d’implantation des entreprises, la perception de l’environnement des affaires et le calcul du risque.

C’est avant tout aux opérateurs nationaux publics et privés d’être les vecteurs du développement des infrastructures et des projets de développement dans ces régions du sud.

Les budgets de l’Etat et des entreprises publiques sont déjà fortement sollicités dans le financement des programmes et projets du modèle de développement des provinces du sud. Le secteur privé devrait s’impliquer encore plus dans cette voie.

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