DE LA GUERRE D’AFRIQUE AU PROTECTORAT

Les espagnols de Tétouan à travers les sources locales 1860-1923

Deuxième partie

Par Youssef AKMIR, Enseignant chercheur à l’université Ibn Zohr, Agadir

1859-1862 : la Guerre d’Afrique et la perception marocaine de l’invasion de Tétouan

C’est dans ce contexte qu’a lieu le premier choc hispano-marocain de l’ère contemporaine, la Guerre d’Afrique ou Guerre de Tétouan, selon la dénomination de l’historiographie marocaine, sur laquelle les personnages de l’époque ont émis des opinions diverses.

Le deuxième témoignage appartient à un auteur qui a voulu rester dans l’anonymat et qui raconte dans son œuvre les faits de guerre de 1859-1860 à la demande d’« un Espagnol d’origine catalane dénommé Soler »

[1]. Ledit personnage « se trouvait à Tétouan et travaillait comme adjudant du Général Turón »[2], ce qui indique que le manuscrit a été écrit à la demande dudit Général et que son adjudant n’était qu’un simple intermédiaire. Bien qu’il s’agisse d’une œuvre faite sur commande, ledit manuscrit contient des informations importantes sur l’inquiétude et la panique qui se sont emparées de la population marocaine suite à l’invasion espagnole de Tétouan :

« Après la victoire lors de sa premières bataille, l’Espagne s’assure la faiblesse des musulmans et avance vers la position de Negro, où elle occupe une nouvelle position. Elle constate à nouveau l’apathie et la désunion des musulmans et l’Espagne avance pour occuper la position de l’Oued Smir. » [3]

L’auteur dudit manuscrit met en avant la supériorité évidente de l’armée espagnole face à la faiblesse de l’armée marocaine et attribue la différence entre les deux à la logistique sophistiquée de la première qui est due, en grande mesure, à sa vaste expérience en affaires militaires. Car il y a lieu de remarquer que « l’Espagne compte sur une expérience de vingt ans en affaires de guerre […] ; malgré la lâcheté de ses militaires, la bonne organisation les a aidés à renforcer leurs rangs, ce qui manquait aux musulmans puisqu’ils avançaient lorsqu’ils devaient se replier et se repliaient lorsqu’ils devaient avancer. » [4]

Le même manuscrit expose clairement une série de faits qui constatent le comportement xénophobe dont faisait preuve l’armée espagnole vis-à-vis des habitants de Tétouan ; comportement confirmé par le fait d’imposer un « permis d’entrée »[5] dans la ville. Il s’agit d’une autorisation que tout Tétouanais devait demander en sortant de la ville pour pouvoir y revenir. Il disait à ce sujet :

« Le chrétien responsable de donner le permis d’entrée a chargé son traducteur juif de remplir cette tâche. Celui-ci a fait preuve d’une attitude arrogante vis-à-vis de tous ceux qui lui demandaient ce papier, insultant et humiliant les musulmans … Et lorsque le gouverneur espagnol a vu que la demande dudit papier (convoité) augmentait, il a fait appeler un musulman tétouanais pour l’aider. C’est M. Abghir qui a été chargé par le gouverneur de donner le permis à ceux qui souhaitent sortir et entrer dans la ville. » [6]

Le manuscrit racontait également des scènes de la politique de la terre brûlée avec laquelle l’armée espagnole a puni les tribus kabyles des environs. Il disait à ce sujet :

« Que Dieu nous protège de la méchanceté et des ruses des Espagnols, qui ont mis le feu à divers potagers [des régions] de Touilah, Touabel et Fum Elyesira. Ils ont ainsi réussi à dévaster de nombreuses plaines maraîchères et accusé les bédouins les tribus kabyles des environs ». [7]

L’auteur a écrit un compte-rendu intéressant du chaos qui s’est emparé de la ville, accusant indirectement l’Espagne de l’avoir toléré. Il disait que les juifs ont tiré parti du fait d’être devenus les protégés de l’armée espagnole pour assaillir les biens des musulmans, forcer les portes des maisons et des magasins pour voler les personnes fortunées de Tétouan en profitant de ce que nombre d’entre eux se trouvaient hors de la ville. On a volé 25 sacs d’argent qui contenaient près de 700 sous français au Chérif Sidi El Mokhtar Bakali, alors qu’on a soustrait de chez M. Arbi García un butin d’argent et de bijoux d’un total estimé à 30.000 pesetas. Sans oublier d’autres Tétouanais qui ont perdu des biens d’une valeur élevée et qui n’ont pas voulu porter plainte publiquement.[8]

L’auteur expliquait également qu’une grande partie de la population n’a pas admis le fait d’être gouvernée par les chrétiens. Pour cette raison ils ont évacué la ville et se sont installés dans les régions voisines en attendant que le sultan arrive à un accord avec l’envahisseur. C’est alors que d’autres groupes sont apparus, à côté des juifs, et ont assailli des maisons et des magasins et ont intimidé des femmes et des enfants tétouanais[9].

D’après leurs affirmations, il s’agissait de personnes qui appartenaient à la mehalla du Sultan ou aux tribus kabyles des environs et qui profitaient de la situation pour s’adonner au banditisme. De telles attitudes ont également été adoptées par l’armée espagnole qui, d’après l’auteur, a emporté des reliques et des canons de la ville, détruit des maisons et des souks, et transformé certaines mosquées en églises[10].

De même, l’auteur du manuscrit affirmait que le Général Turón s’était rendu devant une maison habitée et avait ordonné à ses gardes d’en expulser les propriétaires et de l’aménager pour en faire sa résidence personnelle. Les gardes y sont entrés à travers la terrasse, ont ouvert les portes de la maison et en ont expulsé les propriétaires[11].

L’auteur du manuscrit a également été témoin de « la façon dont un portier, de ceux qu’ils appellent Guardia Civil [gendarme], a frappé un homme tétouanais qui avait voulu entrer dans la ville sans présenter le papier d’accès ». [12]  

En ce qui concerne les rapports entre l’armée occupante et les juifs de Tétouan, le manuscrit affirmait que l’Espagne a traité la minorité juive avec un grand intérêt, ce qui a suscité le mécontentement de la population musulmane. De fait, lors des procès entre des demandeurs juifs et musulmans, l’Espagne comptait sur la traduction d’un interprète juif. Les services dudit interprète ont réussi à affoler l’opinion de la ville :

« Les notables tétouanais se sont plaints auprès du Général Turón et lui ont demandé qu’il change ledit interprète par un d’espagnol. Tout cela a fait que le gouverneur espagnol exprime sa haine envers les musulmans. Car l’estime qu’il porte à l’interprète juif est infinie, c’est pourquoi on le soupçonne d’être son entremetteur.»[13]

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