Le jaillissement de l’âme et la perception des émotions

Entretien avec Pauline Michel

Par : Noureddine Mhakkak

Pauline Michel a publié sept romans, des recueils de poèmes, un recueil de nouvelles, une pièce de théâtre, des livres de chansons, des contes pour les enfants, des livres scolaires. Scénariste, elle a participé à des séries télévisées et à des documentaires. Quatre de ses livres ont été traduits en anglais ; une vidéo en anglais et en espagnol ; une nouvelle en chinois pour une anthologie. Artiste multidisciplinaire, elle a reçu plusieurs prix dans quatre domaines différents de création. Auteure-compositrice-interprète, elle a fait de nombreuses tournées de poèmes et chansons en France, au Canada et en Afrique. À la suite d’un appel de candidatures à travers le pays, elle a été nommée Poète officiel du Parlement du Canada (2004-2006).  

Que représentent les Arts et les Lettres pour vous ?

Les Arts et les Lettres, pour moi, c’est le jaillissement de l’âme comme une oasis dans un désert, un jet de lumière dans la noirceur, une force verticale pour transcender ce qu’on appelle à tort, la réalité, trop souvent réduite aux perceptions sensorielles et aux limites de chacune des existences.

La soif d’exprimer cet au-delà du perceptible est un gène, reçu peut-être dès la conception, comme si le fœtus prévoyait devoir garder un regard intérieur sur le mystère de se former, de se préparer à naître dans un long processus de neuf mois et de toute une vie; étrange aventure à laquelle se consacrent à leurs risques et périls les artistes, ces êtres qui tentent de cerner l’inexplicable, avec des mots, des chants, des notes, des danses, des pensées, des couleurs, pour traduire à leur façon la perception des émotions et des interrogations qui habitent tous les humains insatiables que nous sommes. Chaque tentative de création devient un tentacule pour saisir le mystère de vivre, de rire, de pleurer et de mourir. Comme, d’ailleurs, celle d’engendrer, de se reproduire sans doute pour défier la mort.

Que représentent l’écriture et la lecture pour vous ?

L’écriture et la lecture sont pour moi des moyens de nous relier les uns aux autres par ce qu’il y de plus intime en chacun de nous et qui, par le fait même, nous ramène à notre commune condition de vivants en voie de transformation ou de disparition.

Toujours fascinée par les ramifications que prennent les questions existentielles en chacun de nous, je suis émerveillée de la chance que me donne un artiste d’entrer dans ce qu’il y a de plus intime en lui. Sa vision unique et subjective agrandit, enrichit ma perception de la réalité.

Rien ne tue en moi cet appel d’un tout dont chaque humain détient une parcelle. Des milliers de regards comme autant de facettes reflétant la complexité des êtres.

Parlez-nous des villes que vous avez visitées et qui ont laissé une remarquable trace dans votre parcours artistique.

À petits pas d’enfant et à grandes enjambées d’adulte, j’ai visité ma ville natale, Asbestos. Ma ville trouée, ma ville dévorée par une mine d’amiante qui « minait » la vie des hommes qui s’y engouffraient et celles des femmes qui tentaient de maintenir le moral de chacun à la surface, là où le soleil devrait briller pour tous…

Je raconte le choc de ma première rencontre avec la mort dans Une carrière de silence, première nouvelle du recueil bilingue Frissons d’enfants/Haunted childhood publié chez XYZ et aussi dans l’Encyclopédie l’Agora (http://agora.qc.ca/Dossiers/asbestos).

Les rues de mon enfance ont disparu, et ce grand vide reste en moi comme un écho de la fugitivité et de la fragilité. Il y a eu des glissements de terrain, des maisons poussées dans l’abime, des pertes de points de repère dans l’espace et le temps. C’est sans doute pour cette raison que les lieux ont moins d’importance dans ma vie que les personnes. Et pourtant, elles aussi glissent dans le temps et disparaissent… Je les observe donc avec encore plus d’intensité et les aime davantage. Je scrute beaucoup plus les visages que les paysages, l’aura qui les entoure dans les décors que créent ces personnes pour se définir ou se protéger. Je tente de les retenir dans le cercle immédiat du regard.

C’est pourquoi chaque ville prend d’abord pour moi la forme d’un visage.

Même si j’ai voyagé sur trois continents et visité plusieurs villes magnifiques, Paris figure en deuxième place dans ma mémoire à cause justement des regards complices, amicaux, amoureux, des créations communes dans un même élan enthousiaste. Inoubliables collaborations pour des coproductions télévisuelles, mais surtout, surtout, pour l’écriture de la comédie musicale Sors de ta cage, dont les musiques sur mes paroles ont été écrites par Roger Le Sourd et Philippe Bécaud, le fils de Gilbert. Merveilleux moments de création, d’exaltation. Mais certaines cages qu’on parvient à ouvrir se font refermer aussitôt…

Que représente la Beauté pour vous ?

La Beauté représente l’éclat du réel, une sorte de transparence de l’infini.  D’ailleurs, dans le mot Beauté, il y a AUBE pour colorer la naissance de chaque jour grâce à cette lumière qui redonne aux choses leurs contours, leurs couleurs, leur existence visible. Les humains recréent cette beauté par instinct en écoutant son écho en eux, dans un besoin de lancer un appel à une dimension inconnue comme le hurlement du loup à la lune.

La Beauté, c’est est une plante qui pousse dans le silence, sous l’admiration des yeux qui la contemplent.

La Beauté, c’est est une marée montante créant des vagues d’intuitions puissantes qui portent nos voyages intérieurs vers leur destination : la concrétisation du rêve.

La Beauté, c’est une pulsion démesurée qui nous pousse à danser, à écrire, à sculpter, à chanter, à peindre, à crier l’intensité des émotions qui nous envahissent face au mystère de vivre et de mourir.

La Beauté, c’est le choc et l’émotion que suscitent les personnes et leurs œuvres quand elles nous engendrent, nous font renaître de nos morts personnelles. 

Parlez-nous des livres /films que vous avez déjà lus/vus et qui ont marqué vos pensées.

Mon premier livre : Lulu ou le petit roi des forains de T. Trilby m’a fascinée, enfant. Je me projetais dans ce personnage parachuté dans un cirque ambulant où tout ce qui me fascinait était possible !  Enfin acrobate, jongleuse, équilibriste, dompteuse, comédienne, chanteuse et clown pour amuser un public dont j’avais grandement besoin, moi qui déjà, à cinq ans, improvisais des pièces de théâtre dans ce jardin qui devait, quelques années plus tard, disparaître dans la mine. Oui, on m’avait appris à lire, à compter et à tricoter à l’âge de cinq ans pour m’assagir, me calmer, moi qui m’agitais et parlais sans arrêt depuis que j’avais posé la main sur le cadavre froid d’une personne aimée… J’avais compris très jeune que la mort, c’était le silence et l’immobilité. Il me fallait bouger, faire des prouesses pour l’effrayer.

Les années ont passé, mais la même passion pour le cirque est restée. Par bonheur, j’y ai été projetée encore, non par la lecture cette fois, mais par le spectacle au Cirque d’Hiver à Paris lors d’un événement consacré aux radios libres de France. Voici un extrait du roman : La quête de la fille disparue dans lequel je relate cet événement :

« Elle fonça dans l’arène. Une odeur forte la saisit à la gorge. Celle de tous les grands fauves qui rugissaient d’habitude en ce lieu. Un instinct sauvage s’empara d’elle. Non, ce ne serait pas elle qui se ferait dompter. Elle allait dompter le public. Le dominer. »

Comme quoi certaines lectures sont prémonitoires.

D’où me vient, alors, cette inquiétante fascination pour L’ombre du vent de Zafon que je relis souvent ? De l’émerveillement qui jamais ne s’éteint dans l’âme d’un enfant ou de la hantise de la destruction de son œuvre par l’auteur lui-même ? Il y a une odeur de brûlé dans ma mémoire… et d’humidité dans les milliers de brouillons enfermés à jamais dans des boites imbibées des pluies de dizaines de saisons, cachées loin dans un cabanon derrière la maison…

Je ne fais référence qu’à ces deux livres et à aucun film car il y en a trop dont je me souviens, surtout à cause de leur parfait synchronisme avec les événements de ma vie. Ce qui nous marque, nous frappe n’est qu’un écho de ce qui nous habite déjà, c’est bien connu.

Parlez–nous de vos projets culturels /Artistiques à venir.

Si l’élan et la disponibilité me reviennent, je terminerai un recueil de nouvelles au cours de la prochaine année et un livre de poésie dont le début a déjà été publié en France dans le collectif Chroniques du ça et là. Je résiste très fort à la tentation de ressusciter mes chansons et mes spectacles. Et, ce qui me titille beaucoup, depuis plusieurs années, c’est un roman inspiré de mon enfance. Mais l’avenir ne nous appartient pas et pour plusieurs raisons, le présent nous échappe trop souvent.

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