«Une mise en œuvre l’archéologie préventive est obligatoire»

Entretien avec Abdelouahed Ben-Ncer, directeur de l’INSAP

Propos recueillis par Mariem Berdouzi (journaliste en stage)

Abdelouahed Ben Ncer, est archéologue, professeur d’enseignement supérieur et directeur de l’Institut National des Sciences de l’Archéologie et du Patrimoine. Il a été plusieurs fois membre de divers comités d’expertise et de recherche et a participé dans plusieurs fouilles archéologiques « historiques » comme celle du 1er Homo sapiens à Jbel Irhoud  sans oublier sa décoration du Wissam « Al Kafaa al FiKrya », par sa Majesté le Roi Mohammed VI à l’occasion de la fête du Trône, le 30 juillet 2017. Abdelouahed Ben Ncer, nous fait part de son parcours, de la façon dont il conçoit sa discipline (l’archéologie) dont les défis que cette dernière connaisse dans notre pays. Les propos.

Al Bayane : Dans votre parcours, l’archéologie est une passion ou plutôt un hasard ?

Abdelouahed Ben Ncer : L’Archéologie consiste surtout à découvrir. C’est du moins ce que l’on souhaite qu’on engage une fouille archéologique. En ce qui me concerne, avoir l’envie de découvrir est née en moi très tôt et ce, pour avoir été engagé dans le scoutisme depuis ma tendre enfance. Depuis, cette envie ne m’a plus quitté jusqu’ici. L’Archéologie est donc d’abord une passion. Mais, il ne faut pas négliger le fait que c’est le hasard qui a fait que je découvre l’Archéologie à l’Université de Bordeaux où j’avais atterri pour la préparation d’abord d’un DEA et ensuite d’un doctorat en anthropologie physique, option Paléoanthropologie. Or, ce qui caractérise cette discipline dans cette université c’est qu’elle est noyée dans l’Archéologie. Il m’a ainsi été donné, dans le cadre de cette formation, d’aller fouiller dans de nombreux sites archéologiques aussi bien en France qu’en Suisse. Je me souviendrais toujours de cette prospection archéologique menée dans la grotte de « Montespan » en Haute-Garonne en France, en plein hiver et par conséquent dans des conditions assez sévères. Toutefois, cela ne m’avait pas empêché d’y travailler avec plaisir et de bien apprécier in fine mon passage par ce site, c’est là aussi que la passion est pour quelque chose.

Comment peut-on définir la science de l’archéologie pour ceux et celles qui ne la connaissent pas?

L’Archéologie peut être simplement définie comme étant la science qui étudie l’Homme du passé et son contexte culturel et naturel. Le contexte naturel consiste en le milieu qu’il a dû occuper/ exploiter (faune et flore), et l’autre culturel concerne essentiellement  les outils, les ustensiles et les coutumes qu’il a dues fabriquer et les us  ainsi que les pratiques funéraires qui le caractérisent.

Quelles sont les découvertes les plus intéressantes que vous avez faites jusqu’à présent?

Il s’agit de découvertes, de vestiges humains, effectuées dans le cadre de plusieurs programmes de recherches nationaux et internationaux. C’est dire qu’il s’agit d’un travail d’équipe à chaque fois. Les plus importantes consistent en :

-2 squelettes d’adultes néolithiques dans la grotte d’El HarhouraIIà Témara ;

-5 squelettes d’adultes néolithiques dans la grotte d’El Mnasra à Témara

-7 squelettes néolithiques dans la grotte d’Ifri n’Amr Ou Moussa à Ait Ciberne (Khémisset)dont 2 d’adultes, 1 d’un adolescent et 4 d’enfants ;

-1 squelette d’adulte ibéromaurusien (paléolithique supérieur) dans la grotte d’Ifri n’Baroud ;

-1 squelette d’adulte et 3 d’enfants ibéromaurusiens (paléolithique supérieur) dans la grotte d’Ifri n’Ammar (Rif oriental) ;

-1 crâne d’enfant du paléolithique moyen dans la grotte des Contrebandiers à Témara ;

-Une quinzaine de vestiges osseux du paléolithique moyen dont un crâne, une mandibule et un fémur d’adulte au site de Jbel Irhoud (Youssoufia)…

Mais, une découverte n’a de valeur que dès lors qu’elle est portée à la connaissance de la communauté scientifique via la publication après avoir été validée par les pairs. A cet égard, je me réjouis de voir que la majorité de ces découvertes sont à présent publiée.

Quelle lecture donnez-vous de la place actuelle de l’archéologie marocaine dans la scène internationale?

Il faut reconnaitre que le coup d’éclat qu’a connu, ces dernières années, l’Archéologie marocaine à l’international n’est pas venu de néant. Il est surtout le couronnement d’une réforme de l’Archéologie marocaine, qui est de longue haleine et qui a été initiée par la création de l’institut National des Sciences de l’Archéologie et du Patrimoine, au milieu des années 1980, et revigorée par la mise en place, dans les années 2000, d’une nouvelle génération de programmes de recherches archéologiques aussi bien nationaux qu’en coopération internationale.

Dès lors, la production scientifique sur l’archéologie marocaine a enregistré un rayonnement patent à l’international et ce, par le biais de publications dans des revues scientifiques de haut niveau.

Cela concerne surtout la préhistoire. L’on peut citer à cet égard les revues : Nature, Science, Science report, Iscience, Science Advances, PNAS, Quaternaire…  la période post-préhistorique et préislamique que la période médiévale. L’on peut citer à ce propos les revues qui attestent de la bonne visibilité de l’archéologie marocaine et par ricochet de l’INSAP. Il s’agit de : Antiquités africaines, Antiquity, Archaeometry, MEFRA, CRAS, l’Africa Romana, BCTH, MCV, Médiévales, al-qantara journal ….

Cela étant, les propres collections de l’INSAP, à savoir le bulletin d’Archéologie marocaine (BAM), Villes et sites archéologique du Maroc (VESAM) et Etudes et travaux d’Archéologie marocaine (ETAM) sont en passe de devenir internationales. C’est du moins ce à quoi nous œuvrons ces deux dernières années, notamment pour le BAM, qui est à présent à sa 25ème édition, et dont l’indexation auprès de « web of Science Core Collection » serait je l’espère très proche.

Est ce qu’on peut parler d’une archéologie préventive au Maroc ?

L’Archéologie préventive est une discipline liée au développement de tout pays sur le plan de la préservation du patrimoine archéologique. Peut-on en parler dans le cas du Maroc ? Je réponds d’emblée par l’affirmative eu égard à son engagement dans différents chantiers dans notre pays et ce, depuis au moins une trentaine d’années. L’on peut citer à cet égard : les fouilles de Kheddis, près de Rabat ; celles du site de My Idriss, sur le tronçon de l’autoroute liant Fès à Taza ;celles de Dhar Aseqfane, sur la rocade de l’autoroute à hauteur de Ksar Es-sghir etc…

Seulement, il faudrait regretter que notre pays souffre encore d’une faiblesse majeure laquelle consiste en l’absence d’un cadre juridique approprié et qui aurait permis à l’archéologie préventive de se déployer pleinement et à bon escient. C’est à dire qu’à défaut d’un texte juridique qui obligerait les aménageurs, grands et petits, d’engager une étude d’impact archéologique ou un diagnostic archéologique, en amont de tout aménagement, cela risque de mettre en péril l’éventuel patrimoine archéologique qui serait enfoui à l’endroit de ces aménagements. En revanche, en présence d’un cadre juridique approprié, les vestiges qui seraient enfouis et partout où ils se trouveraient seraient ainsi à l’abri de tout endommagement par l’engagement d’une fouille archéologique préventive. Là où ils se trouveraient, la mise en œuvre obligatoire de l’archéologie préventive permettrait de les préserver. A présent, le projet de ce cadre juridique existe, il correspond à l’amendement proposé de la loi 22.80 qui attend d’être promulgué. Il faut juste espérer que cette promulgation puisse intervenir dans les meilleurs délais. Notre pays en a grandement besoin.

Quelle place occupe le numérique dans votre travail d’archéologue ?

Le numérique s’impose à l’archéologie à tous les échelons : du terrain au laboratoire. De fait, le numérique est venu remplacer tous les types de relevés manuels et de prise de vue classiques. A ce titre, les 3D (photogrammétrie…) se déploient pleinement et permettent désormais d’appréhender et de restituer tous les vestiges dans leur agencement tels qu’ils étaient avant qu’ils ne soient détruits par la mise en œuvre des décapages archéologiques. Bien plus, cette restitution via les 3D permet de gagner énormément de temps dans la documentation de la fouille archéologique. Au laboratoire, c’est encore meilleur et ce, que ce soit pour la prise de mesures ou pour s’infiltrer au fin fond des vestiges, quels soient manufacturés ou naturels, et ce via les différentes technologies 3D. La marge d’erreur en est réduite au maximum.

Estimez-vous qu’il est temps d’intégrer une matière scolaire qui s’intéresse à l’archéologie dans les écoles primaires nationales?

L’Archéologie a l’avantage d’apporter des preuves matérielles qui peuvent appuyer des faits historiques ou au contraire les contredire. En présence d’une preuve matérielle le fait historique correspondant est concrètement attesté. Partant de là, j’estime que l’Archéologie ou plus exactement les faits archéologiques doivent trouver leur place dans les manuels scolaires. A cet égard, je constate avec fierté que les découvertes du 1er Homo sapiens en provenance de Jbel Irhoud viennent de trouver une place de choix dans le programme d’Histoire du primaire dans notre pays. Pourvu que d’autres performances archéologiques puissent être introduites au niveau de ce programme.

En votre qualité de directeur de l’INSAP, comment jugez-vous l’intérêt des bacheliers pour ce domaine ?

L’Archéologie est une discipline qui est à même de mobiliser les passions et de susciter de l’intérêt notamment de la part des jeunes bacheliers. Toutefois, vu la difficulté de l’employabilité post formation dans cette discipline dissuade beaucoup de bacheliers à s’y engager dans des études supérieures en Archéologie à l’instar de ce qu’offre l’INSAP. Mais, dès lors que notre pays promulgue ledit amendement de la loi 22. 80, qui a l’avantage de consacrer l’archéologie préventive, cela serait de nature à inciter les jeunes bacheliers, ayant un penchant pour l’archéologie, à s’engager dans des études supérieures dans ce domaine. C’est dire que telle promulgation inciterait l’employabilité en Archéologie…

Quels conseils donneriez-vous aux  personnes qui souhaitent devenir des archéologues?

Devenir Archéologue suscite beaucoup de patience. Peut être beaucoup plus que l’on pourrait penser. J’en veux pour preuve un exemple extrême à savoir que de nombreux archéologues, qui après une longue carrière, la trouvaille convoitée de fossiles humains dans les gisements qu’ils fouillent arrive très tard ou n’arrive jamais. Il s’agit tout simplement d’une invitation à être armé de patience, car en engageant une fouille archéologique il faut s’attendre à toutes les éventualités : ne rien trouver, trouver des choses anodines ou banales, trouver des choses intéressantes ou trouver des choses exceptionnelles. Gardons espoir !

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