Le danger de la technocratie néolibérale sur le processus démocratique

Point de vue

Beniaich Mohamed

Bien que la technocratie néolibérale soit un concept complexe, multiforme et multidimensionnel, et un phénomène encore plus omniprésent, James Buchanan, l’un des représentants les plus vénérés de la tradition néolibérale, a expliqué avec précision l’agenda du technocrate néolibéral dans son célèbre livre co-écrit, Democracy in Deficit : l’accent néolibéral n’est pas sur la libre concurrence, le bon fonctionnement du marché, ou même sur la critique de l’intervention de l’État. C’est sur « les institutions politiques à travers lesquelles la politique économique doit être mise en œuvre ». Appliquant cette logique, Jaime Guzmán, le cerveau derrière l’architecture politique et économique du néolibéralisme au Chile a estimé que les institutions politiques devaient être organisées de manière à ce que «si les adversaires gouvernent, ils [seraient] contraints de prendre des mesures pas si différentes de celles que l’on souhaiterait ».Et  Comme l’a expliqué Walter Lippmann, le grand-père de la Mont Pelerin Society, « le nœud de la question n’est pas de savoir si la majorité doit gouverner, mais quel type de majorité doit gouverner ».

La technocratie contraint la politique démocratique en modifiant l’équilibre des pouvoirs entre ses partisans et ses opposants dans le but ultime de restreindre l’espace disponible pour la politique et l’activisme des partis politiques.

Ertsu a identifié quatre éléments ou dimensions de la technocratie qui menacent et affaiblissent l’action politique et la délibération et la contestation collectives :La technocratie est élitiste : elle distingue un groupe de personnes en fonction de leurs capacités, compétences et connaissances supérieures.

La technocratie est également non partisane(apolitique) ; ce qui vide de nombreuses institutions politiques fondamentales de leur substance réelle  alors qu’elles cèdent, volontairement et sans protestation, des responsabilités politiques à des organisations supranationales non élues.

La technocratie est anti-pluraliste : elle cache les intérêts de classe, conçoit la société comme une unité homogène et s’oppose à l’idée que les décisions devraient être prises par l’agrégation d’intérêts pluralistes.

Enfin, la technocratie est positiviste : elle croit qu’il existe une véritable solution optimale qui peut être atteinte grâce à une analyse rationnelle et scientifique des faits disponibles.

Toutes ces dimensions ont pour but de  reconstruire  les espaces politiques et les relations économiques et sociales en réduisant leurs accumulations socioculturelles et politico-institutionnelles afin de contrer  toute résistance active ou anticipée à ce projet de gouvernance « originairement désocialisé et déshistoricisé » Et pour ce faire,  le néolibéralisme a mobilisé et financé généreusement tout un arsenal d’instruments institutionnels sur presque tous les plans : économique, politique, idéologique.

ALDO MADARIAGA a identifié trois mécanismes concrets que les technocrates doivent appliquer pour consolider leurs positions néolibérales :

Le premier implique la création d’une classe d’affaires puissante très susceptible d’apporter son soutien au projet néolibéral plus large. Les entreprises ayant des intérêts particuliers dans la perpétuité du néolibéralisme ont utilisé l’avantage structurel qui leur était accordé pour repousser les tentatives réformistes, allant de la fiscalité, la moralisation de la vie économique et les mesures sociales à la protection de l’environnement et du travail.

Le deuxième inclut l’augmentation du pouvoir de l’exécutif pour contourner les institutions représentatives, l’institutionnalisation d’acteurs puissants non élus capables d’influencer la politique. Les plus réussies de ces tactiques ont été celles qui affectent les modèles de représentation politique, telles que l’ingénierie électorale et le gerrymandering (charcutage électoral).

Enfin, les technocrates néolibéraux ont isolé les décideurs politiques des demandes populaires grâce à ce que l’on appelle parfois « le verrouillage institutionnel », ce qui signifie que les aspects clés de la politique économique d’un pays sont tenus hors de portée des délibérations démocratiques, de peur qu’ils ne le soient comme l’ont dit Buchanan et Richard E. Wagner, « laissé à la dérive dans la mer de la politique démocratique ». Les banques centrales indépendantes et les règles de politique budgétaire, par exemple, sont des instruments clés pour maintenir la politique monétaire et budgétaire à l’écart des délibérations démocratiques. L’ancrage de l’inflation comme objectif macroéconomique clé a réduit la capacité des partis politiques à atténuer les crises économiques et à privilégier les considérations liées à l’emploi plutôt qu’à la stabilité des prix. À l’inverse, les règles budgétaires telles que les procédures d’équilibre budgétaire ont considérablement réduit la capacité globale de dépense du gouvernement.

Tout cela approfondit l’effritement des liens entre les partis parlementaires, « incluant les syndicats et les nombreuses associations «faiseurs d’opinions», et les différentes couches de la société, ou ce que d’aucuns appellent le désalignement politique et partisan : beaucoup de gens se sentent que les partis n’expriment plus leurs intérêts et aspirations. Les liens se rompent et le taux d’abstention augmente. Ce désalignement rend «les partis politiques beaucoup plus volatils, fragmentés et imprévisibles et la politique plus chaotique, moins crédible et inefficace, se contentant de tourner autour du pot néolibéral de manière pathétique à cause, essentiellement, de la réduction de la marge de manœuvre des partis politiques dans la définition et la mise en place de politiques sociales cohérentes, viables et efficientes et l’entrée automatique de larges couches de la société dans une dynamique de paupérisation et de précarisation, notamment la classe moyenne qui , issue de «l’accumulation par élargissement du salariat dans le secteur public, l’industrie et l’agriculture», est maintenant victime de ce que David Harvey a appelé «l’accumulation par dépossession».

Ainsi, l’agenda néolibéral semble-t-il être le destin auquel nous devons seulement consentir, et les questions politiques de simples problèmes techniques à soumettre à des experts. Les citoyens se voient ainsi privés de la possibilité de choisir parmi différents projets politiques, leur rôle se limitant à approuver les mesures «rationnelles» élaborées par ces experts. (Mouffle Chantal). Ce qui inciterait beaucoup de gens à rechercher leur émancipation et autonomisation par le biais de mouvements : identitaire, religieuse, ethnique et sectaire en tant que mécanisme d’adaptation et de soulagement psychologique,  dont certains se manifestent dans des mouvements terroristes et violents.

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