Un beau piège au Théâtre National Mohammed V

Par Ahmed Massaia

La troupe Mizane fut bien inspirée de présenter son premier spectacle de théâtre Al Hasla la veille du Ramadan, mois de l’ascèse, du pardon et de l’expiation des déviations de toutes sortes. Car il était aussi question ce soir-là de repentance et de purification du corps et de l’âme.

Traduite et adaptée par Rachid Bromi à partir de La panne du dramaturge allemand Friedrich Dürrenmatt, le spectacle Al Hasla (le piège) raconte l’histoire d’un directeur de société, un certain Omar (Khalil Oubaaqqi), qui tombe en panne en pleine nuit et se retrouve dans la villa d’un juge à la retraite ( Abdelhak Belmjahed), lequel juge, pour tromper le destin, joue à transformer sa demeure en tribunal en compagnie de deux autres retraités, un procureur ( Ismaïl Alaoui) et un avocat (Saïd Amel). Pour échapper à la mort, ces trois retraités jouent à être et dans ce jeu de l’être et du paraître, ils entraînent chaque invité qu’ils reçoivent dans le tourbillon de la culpabilité et des aveux. Chaque invité est ainsi sollicité pour jouer le prévenu dans ce tribunal improvisé. Ainsi, sous la pression des trois accolytes et l’alcool aidant, l’invité se met à table et avoue ses délits jusqu’au jugement final.

La panne (Al Hasla) est un beau texte qui donne aux metteurs en scène et aux comédiens l’opportunité de réaliser une performance extraordinaire sur la scène d’un théâtre. Un texte dense et polysémique, au ressort dramatique savamment agencé qui offre une magnifique théâtralisation des sentiments. Traduit et adapté intelligemment par Rachid Bromi (qui signe aussi la musique du spectacle), le texte repose, en effet, sur une progression dramatique qui va crescendo jusqu’à l’éclatement final quand la maïeutique atteint ses buts. Cette transformation lente et progressive des personnages et des situations mène le spectateur d’un état à un autre : de la sobriété à l’ivresse, du silence à la parole libérée et ininterrompue, du réel à l’imaginaire. Bref, une mise à nu progressive des sentiments qui permet à tout être cette introspection existentielle, salutaire et réparatrice. « Je veux être », dit le personnage qui désormais veut aller jusqu’au bout du dénudement..

Hormis cette traduction fidèle du texte tant au niveau du ressort dramatique qu’à celui de l’atmosphère évènementielle, de sa transplantation dans le contexte culturel marocain avec l’utilisation de l’arabe dialectal, des expressions et des tournures de phrases, on ne peut pas dire que la contextualisation sociétale est pleinement réussie.

Certes, Yassine Zaoui a réalisé une scénographie fonctionnelle quoique quelque peu encombrée. Les différents espaces de jeu sont clairs. Ils figurent trois univers qu’un jeu de lumière isole pour les besoins du jeu : un salon où le juge et le procureur jouent aux échecs et qui va figurer aussi la rencontre entre Omar et la femme de son patron, le prétoire où officient l’invité/ prévenu et l’avocat, le lieu des aveux contrôlés, et la table, le lieu des libations et des révélations arrachées sous l’effet de l’alcool. Trois espaces tout à la fois nettement distincts et complémentaires. Ceci dit, est-ce qu’on ne reprocherait pas au concepteur de ce décor, certes très intéressant et fonctionnel, de représenter une certaine catégorie sociale. même si elle est vraisemblable et constitutive aussi de notre société ? Les contraintes thématiques exigeraient-elles parfois des concessions au niveau de la création ? Le débat mérite d’être engagé.

Al Hasla, mis en scène par le réalisateur Rachid Kasmi, ne laisse pas indifférent. Celui-ci a fait des efforts considérables pour mener ce projet de spectacle à terme. Certes, on ne peut pas dire que le spectacle présenté cette nuit du 02 avril 2022 au Théâtre National Mohammed V, est totalement abouti, le spectateur peine, par moments, à accrocher au spectacle surtout dans la première demi-heure où le rythme et la mise en route du processus de la métamorphose grince quelque peu, contrairement à la deuxième partie du spectacle où tout s’emballe et que le public réagit agréablement au comique des mots et des situations qu’offrent ces bons comédiens, mais on ne peut pas dire non plus qu’il laisse indifférent.

Il faudrait sans doute rendre hommage à Rachid Kasmi d’avoir su réunir autour de lui des comédiens qui nous ont gratifié d’une belle performance malgré quelques insuffisances dues sans doute au manque de temps au temps. Le casting est réussi à l’exception peut-être de la femme (Bouthaïna Moujahid) qui, personnellement ne m’a pas trop convaincu. Il y a quelque chose en elle qui n’atteint pas la dimension singulière d’un personnage fondamental dans la pièce, censé faire la jonction des scènes, le complice structurel des actions, le liant dramaturgique des différents paliers de jeu. Quant aux autres comédiens on ne peut pas dire qu’ils ont démérité. Loin de là ! Quatre comédiens professionnels jouant la comédie avec sobriété et maîtrise (un peu trop au début il me semble). Khalil Oubaaqqi fut époustouflant, maîtrisant son jeu et donnant à son personnage une crédibilité évidente, une dimension touchante et sympathique. Saïd Amel, à l’instar d’ailleurs de son alter égo Abdelhak Belmjahed, les vieux routiers de la comédie sociale, furent, comme à leur habitude, par leur jeu de mots et leur interprétation décalée, tout simplement édifiants. Quant à Ismaïl Alaoui, ce comédien hors pair a montré une grande maîtrise de jeu, interprétant avec aisance un personnage dont le rôle repose justement sur une grande capacité à convaincre.

Le spectateur venu ce soir-là assister à un spectacle de théâtre plein de promesses ne regrette pas d’avoir été « piégé » et gratifié de bons moments de théâtre. C’est la première d’un spectacle qui doit évoluer et tendre, à n’en pas douter, vers la complétude. Le Théâtre National Mohammed V fut bien inspiré d’avoir produit ce spectacle qui doit profiter à un maximum de spectateurs à travers le pays, toutes sensibilités confondues, pour peu qu’on puisse le soutenir et le promouvoir.

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