Rahmaniyya : la voie de la rupture avec les traditions maraboutiques

Les confréries entre ordre religieux et mysticisme

La confrérie Rahmaniyya est une confrérie musulmane soufie, fondée en 1774 par M’hamed Ben Abderrahmane  dit Bû Qabrayn, en Kabylie et issue de l’ordre soufi de la Khalwatiyya. La Rahmaniyya connut une audience croissante jusqu’au XXe siècle. Elle est cependant restée associée à sa région d’origine notamment en raison de son rôle dans l’insurrection kabyle de 1871, portée par cheikh Amezyan El-Haddad.

M’hamad Ben Abderrahmane, né en 1715 environ dans la tribu kabyle des Ait Isma‘il, commença à étudier le Coran dans une zawiya locale où il acquit des connaissances coraniques, juridiques et grammaticales. Élève prometteur, on lui recommande de partir pour l’Orient, suggérant l’importante ouverture de la Kabylie du XVIIIe siècle sur le monde arabo-islamique, auquel elle s’intègre notamment par le biais des voyages initiatiques. Après un pèlerinage à la Mecque (1739-1740), il intègre l’élite lettrée d’Al-Azhar, au sein de laquelle le maître du grand ordre soufi de la Khalwatiyya M’hamad al-Hafnawi le prend pour disciple. Après de nombreuses années d’activités missionnaires pour ce dernier, et à l’aboutissement de son initiation, al-Hafnawi lui donna pour dernière consigne de propager les doctrines de la Khalwatiyya en Algérie. De retour en Kabylie après trente ans d’absence, il commença son enseignement dans une zawiya de sa tribu qui connut une expansion rapide, attirant savants et lettrés d’Alger, Constantine ou Béjaïa.

L’expansion de l’ordre de M’hamad Ben Abderrahmane lui vaut la méfiance de certains oulémas citadins. Lorsqu’il s’installe à Alger en 1790 pour poursuivre son travail de propagation de la Khalwatiyya, ces derniers lancent contre lui une fatwa l’accusant d’hérésie. Cette opposition est aisément entendue par les autorités turques de la Régence d’Alger qui entretiennent une relation conflictuelle avec les confréries qui échappent à leur contrôle. C’est cependant dans une logique d’apaisement avec la Kabylie indépendante qui constitue une menace constante de conflit ou d’insurrection pour l’autorité centrale, que celle-ci intervient finalement en faveur de M’hamad Ben Abderrahmane.

La mort de ce dernier fut l’occasion d’une nouvelle démonstration de ces jeux de pouvoirs politico-religieux. En apprenant la mort de M’hamad Ben Abderrahmane dans le Djurjura en 1793, les autorités d’Alger furent alarmées par les foules de pèlerins qu’attirerait son enterrement au centre de la Kabylie et donc par le risque d’une rébellion au sein d’une population imparfaitement gouvernée par le centre politique. Elles encouragèrent les adeptes algérois de la confrérie à rapporter le corps à Alger, une tactique relativement fréquente pour mettre fin aux pèlerinages en Kabylie. Certains d’entre eux parvinrent à s’emparer de la dépouille, provoquant une opposition entre adeptes kabyles et étrangers. Sans que l’on puisse connaître les détails de cet épisode, le conflit se résolut lorsque chaque parti eut respectivement proclamé le miracle de dédoublement du corps de M’hamed Ben Abderrahmane, lui conférant son titre posthume «  M’hamad  aux deux tombes »). Il est encore aujourd’hui l’un des saints de la ville d’Alger.

L’invasion française de l’Algérie en 1830 constitua également un frein majeur au fonctionnement de la Rahmaniyya. L’autorité française remplaçant la Régence d’Alger est caractérisée par la même méfiance à l’égard des systèmes confrériques. L’ordre social qu’elle s’efforce d’imposer jugule l’activité de ces derniers, basée sur l’échange par le voyage des cheikhs et les relations de clientélisme. Les confréries, et la Rahmaniyya en premier lieu, eurent en réaction un rôle important dans la résistance à la percée coloniale, notamment en Kabylie.

Lorsque le Cheikh al-Hadj Amar, dirigeant de la confrérie de 1843 à 1857, prend la tête de la résistance à l’occupation de la Kabylie, débutée dès les premières expéditions françaises en 1831, la confrérie et son puissant ancrage social dans la région se trouvent pleinement engagée dans le combat. À la suite de l’exil du cheikh en Tunisie et de la mise sous séquestre de ses biens par l’administration coloniale, ainsi que ceux de la zawiya-mère, la branche kabyle de la Rahmaniyya vit son centre de gravité passer à Seddouq dans le début des années 1860.

Des changements dans la tradition

Recommandant la pratique du renoncement à la vie matérielle (ascétisme) et le retrait par rapport à l’agitation profane de la cité, la Khalwatiyya (de : isolement) comme d’autres ordres confrériques, se caractérisait par une certaine hétérodoxie dans l’interprétation du Coran. Les enseignements du fondateur de la Rahmaniyya, M’hamad Bû Qabrayn, ne sont cependant pas une transposition intégrale de la Khalwatiya, d’origine perse, à laquelle il fut initié à al-Azhar par le maître Muḥammad al-Hafnawi. La voie Rahmaniyya est fortement pénétrée d’éléments religieux locaux, notamment ceux véhiculés par l’islam maraboutique.

La Rhamaniyya introduisit des changements substantiels dans la tradition maraboutique, caractérisant jusque-là la pratique religieuse en Kabylie. Le premier point de cette évolution porta sur la règle tacite selon laquelle la transmission du savoir religieux, comme celle du pouvoir et des privilèges qui lui sont associés, ne pouvait se faire que sur des bases héréditaires. Le fondateur kabyle désigna en effet un successeur marocain, comme celui qu’il estimait le plus apte à prendre sa suite. Cette pratique s’est beaucoup dissoute avec l’expansion de la confrérie mais connut d’importantes occurrences : le cheikh al-Haddad, figure éminente de l’ordre, était issu d’une famille laïque. Le deuxième facteur d’innovation fut l’élargissement du cadre confrérique, n’importe quel laïc pouvant s’y affilier, pourvu qu’il en reconnaisse et en applique les règles. Cette spécificité explique également l’expansion rapide de la confrérie au cours du XVIIIe siècle. Un troisième changement important fut la structuration de la zâwiya en un système de religiosité hiérarchisé. On trouve au sommet le cheikh de la tariqa siégeant dans la zâwiya-mère, viennent ensuite le muqaddam (représentant) qui officie à la tête des branches régionales, autour desquelles se regroupent les khwan, frères serviteurs et adeptes de la confrérie.

Cette organisation hiérarchique se base sur des critères de maîtrise scripturaire, spécificité intéressante du soufisme de la Rahmaniyya, préfigurant à certains égards le réformisme musulman du XXe siècle. À la base de cette hiérarchie se trouve le taleb (élève), élève plus ou moins accompli s’initiant à la pratique scripturaire, mais également le hawni , agent introduit par la Rahmaniyya aux réseaux de zawiyas. Il maîtrise imparfaitement les écrits coraniques mais occupe  le rôle de charnière entre la scripturalité savante de la confrérie et le savoir coranique populaire, qu’il diffuse en langues et dialectes vernaculaires, notamment en le reliant au sacré local par le biais des traditions hagiographiques.

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