Deux peintres, une vision « dystopique » d’un monde qui va à sa perte

Abellatif Mehdi et Mohamed Khalid M’rabet

Il est des œuvres qui, dans des cas, demandent un titre ou autre pour que le spectateur/observateur accède au message de l’artiste; dans d’autres cas, certaines œuvres n’en nécessitent point, du fait que leur contenu apparent ou suggéré en dit beaucoup, au propre et au figuré.

En guise d’illustration, deux toiles actuellement exposées à la Galerie Delacroix à Tanger (du 26 mars au 8 mai 2022) dialoguent autour d’une même problématique, la destinée finale de l’existence dépravée d’une civilisation démesurée.

La première, sans titre, est née des mains, pinceaux et couleurs de Abdellatif Mehdi, artiste marocain natif de Youssoufia, travaillant et résidant à Tanger.

La seconde, à laquelle son auteur, l’artiste peintre Mohamed Khalid M’rabet – né à Tanger, lauréat d’études philologiques en Espagne, vivant et travaillant dans sa ville natale – choisit le titre « Le dernier rat de l’Univers 25 ».

Les deux artistes, faisant appel à la technique mixte, partagent aussi le même souci d’une humanité qui a certes accompli des exploits jamais réalisés auparavant, mais qui court les yeux ouverts à son désenchantement annoncé depuis longtemps, par maints chercheurs, prophètes voire visionnaires, pas tout à fait à la manière des oracles ou magiciens des temps anciens, mais bel et bien basés sur études et recherches académiques.

Abdellatif Mehdi ou la « dystopie » récompensée

Abellatif Mehdi oeuvre dans le cadre d’une vision « dystopique » de l’humanité vouée à une triste fin. Aussi les visages qu’il peint aux couleurs chaudes d’une atmosphère apocalyptique sont-ils l’expression même de l’horreur reçue en récompense à des actes conçus contre la nature et contre eux-mêmes.

Cette toile, l’artiste Abellatif Mehdi l’a voulue d’un format grand, 200 sur 295 cm, afin que ces personnages, pareils à des zombies, tiennent leur place à la taille quasiment réelle, du moins pour ceux du premier plan dont le privilège conciste à voir dans les yeux du visiteur/voyeur; à celui-là, ces regards à la fois terrifiés et hagards, voudraient dire: « Regarde ton issue, ton avenir certain ». Aux autres, ceux dont le regard cherche à comprendre le pourquoi de la cause, ces créatures, sorties des ténébres de la Mort, semblent dire: « Arrêtez les massacres! Indignez-vous! »

En effet, en choisissant un tel projet et en le matérialisant sur des dizaines de toiles et sculptures, Abdellatif Mehdi se met en diapason avec les travaux d’artistes tels que Edvard Munch, Francis Bacon, pour leur thématique de l’angoisse et de la mort, et Francisco Goya pour ses couleurs  relatant les atmosphères sombres d’un univers morbide. Ceci est exprimé au moyen de touches épaisses de couleurs sombres, timidement éclairées par l’ocre des visages venus de l’au-delà d’une vie riche en malheurs.

Si, sur la surface du sol et de la montagne qui se dressent en dents de scie, symbole des hauts et des bas d’une histoire mouvementée, un monde immonde de revenants regarde dans un seul sens, celui vers le spectateur, il semble que tout ce « beau monde » montre de la résignation dans un regard déterminé à assumer le reste, damnation finale ou pardon, peu importe, sauf peut-être chez deux des personnages, celui du premier plan, quasiment nu, les mains sur le visage, l’air honteux, voire regrettant un crime; et le second, manifestement blanchi, le regard calme, bouche cousue. Le nouveau-né, porté dans les bras de la femme en noir, pleureuse, est probablement l’innocence même, condamnée au même sort.

Bref, cette oeuvre pousse violemment le spectateur à se remémorer des cultures, des contextes et des oeuvres tristement célèbres: Résurrection des guerriers des nuages (mythe amérindien), scènes de la Réssurection ou du Jour du Jugement Dernier, selon la Bible, les Évangiles ou le Coran, illustrées par maints artistes, depuis fort longtemps, sans oublier leurs infinies interprétations cinématographiques et en bandes dessinées.

Noyée dans une atmosphère dramatique, voire apocalyptique, aux couleurs violentes, un monde plein de frayeur, où une foule de morts-revenants se dresse à la face d’un spectateur/public désarmé, la mort n’est pas une absence, mais une présence prégnante. Et Abdellatif Mehdi ne déroge pas à l’utilisation des angoisses et malaises sociaux d’une époque où la dégradation sous toutes ses formes est la marque de fabrique d’un Progrés jadis annoncé comme salvateur.

Mohamed Khalid M’rabet et son art de mauvaise augure

Le tableau de l’artiste peintre Mohamed Khalid M’rabet, « Le dernier rat de l’Univers 25 » est une oeuvre qui stimule l’imagination de l’observateur curieux, dans la mesure où elle provoque idées et débats dans sa tête.

Fière de sa taille carrée de 180 sur 180 cm, « Le dernier rat de l’Univers 25 » présente un rat siègeant non pas au centre mais en bas du tableau, dans un état d’inquiétude étange, tapi dans un trou noir, lieu normal pour son espèce. Il semble à l’affut du pire, angoisse qui, hormis la peste bubonique, est la cause naturelle de la mort des rats, selon les zoologistes. Au-dessus de ce trou, des surfaces aux couleurs alternativement sombres et fluorescentes, jaillissent en cascades lumineuses telles des laves échappées à mille volcans furieux, dont les cieux en colère invitent le spectateur à considérer combien l’Enfer est si proche de ceux qui cherchent le Mal, et combien les chemins du Bien son semés d’incertitudes et d’errances.

On chercherait vainement une présence humaine. Mais c’est l’Homme, principale cause de tous les malheurs dont souffre la Terre et son humanité miséreuse.

Témoignage de l’actualité des ravages urbanistiques dont Tanger n’est pas seule victime depuis des décennies, ce tableau reprend à sa manière et sans complicité annoncée, le message de la toile de Abdellatif Mehdi sus analysée; cela en recourant à ses lectures scientifiques.

En effet, Mohamed Khalid M’rabet renvoie le spectateur de sa toile à une éxperience menée par le savant américain, J.B.Calhoun sur le rapport espace/ vie sociale. Ses travaux ont pris pour cobays des rats, et les résultats qu’il en tira ont fait l’objet de lois visant à méliorer le cadre de vie des habitants des villes et prévenir les problèmes sociaux dans les villes, tels les violences urbaines conséquence directe de la surpopulation.

Tableau symbolique à visée sociale, Le dernier rat de l’Univers 25 se veut avertisseur et non moralisateur, la morale étant l’apanage des prédicateurs des sociétés archaiques où les morts dominent tout,partout et disent aux vivants comment vivre.

Said Karmass, essayiste, critique d’art

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