«Deux poids, deux mesures sont la résultante direct et inévitable de politiques de pouvoir débridées»

Interview avec le philosophe autrichien Hans Köchler

Réalisé en Allemand par Dr Hamid Lechhab

Nous avons saisi l’occasion de la visite académique qu’effectue actuellement le philosophe autrichien le professeur Hans Köchler au Maroc, pour réaliser cette interview avec lui. Il a occupé pendant vingt ans le poste de chef de département de philosophie à l’université autrichienne d’Innsbruck, et il est conférencier également à l`université de Malaya à Kuala Lampour, université polytechnique des Philippines et à l`Académie diplomatique et culturelle de Berlin). Il compte à son actif plus de 700 titres entre livres, rapports, comptes rendus et articles scientifiques, traduits dans plusieurs langues.

Prof. Köchler a été l’hôte du département de philosophie à l’université de Rabat, où il a donné, le 1er juin 2022, une conférence en hommage posthume au défunt Prof. Mohamed Sabila, intitulée, “La philosophie et la technicité“, et prendra part à une conférence au département de philosophie de la faculté des lettres et des sciences humaines Dhar El Mehrez de Fès sous le titre : „La philosophie, la traduction et le dialogue des civilisations“, avant de revenir le 5 juin à Rabat pour donner une conférence intitulée, Philosophie de la coexistence et le dialogue des cultures“, au Salon international de l’édition et du livre. Il achèvera sa tournée marocaine le 7 juin par une conférence initiée „Les tâches de la philosophie en temps présents“. au département de philosophie de l’université Ibn Toufail de Kénitra.

Vous êtes, Professeur Köchler, l’un des rares philosophes occidentaux modernes qui ont soumis à un regard profond la prépondérance occidentale unilatérale, comment évaluez-vous la situation actuelle ?

Köchler: Après la fin de la guerre froide, au début des années 1990, l’Occident dirigé par les États-Unis d’Amérique a mobilisé toutes ses forces pour conforter sa position privilégiée après l’effondrement de l’Union soviétique et la dissolution du Pacte de Varsovie.  Des tentatives de consolidation de son leadership avec une série de guerres d’agression et d’interventions – en particulier dans le monde arabe et musulman – Tous ces agissements étaient illégaux au regard du droit international et inhumains, compte tenu de l’impact des sanctions imposées à l’Iraq sur tout un peuple. Ainsi, l’Occident – en particulier les États-Unis – a mis à mal son statut et a provoqué la colère des peuples du monde à son égard.

Il ne faut pas oublier que des pôles économiques prennent aujourd’hui forme à l’extérieur du monde occidental, et se sont progressivement libéralisés, recherchant de nouvelles formes de coopération bilatérales ou multilatérales (tels que les BRICS: Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). Des puissances nucléaires telles que la Chine et la Russie ne sont pas disposées à reconnaître la prétention des États-Unis à la prépondérance mondiale. Dans la même optique, la prétention de l’Occident au leadership en termes de démocratie et droits de l’homme, puisque la politique sévère suivie de manière unilatérale à l’encontre de quiconque prétendant à une certaine indépendance et ne se soumettant pas à la volonté des dirigeants occidentaux, s’est avérée contre-productive: le nombre de pays  protégeant leurs intérêts ne fait qu’augmenter, grâce à cette nouvelle démarche qui fait que les Etats traitent directement les uns avec les autres et dans leur propre monnaie, et non en dollars ou en euros. Il s’agit d’une nouvelle donne qui remplacera certainement l’unipolarité dominée par l’Occidental. Un autre exemple du changement dans la dynamique du pouvoir mondial est le fait que l’Indonésie – l’actuelle présidence du G20 – ait refusé de se conformer aux demandes occidentales d’exclure la Russie du prochain sommet.  Comme toutes les périodes de transition, la phase actuelle est certes caractérisée par une grande volatilité et instabilité. Il y a lieu de dire que le risque d’une guerre nucléaire est plus persistant que lors de la guerre froide.

Vous êtes également considéré comme un philosophe critique par excellence, à travers les œuvres que vous avez consacrées à la soi-disant « mondialisation » ou au « choc des civilisations». Quelles en sont les conséquences sur la paix dans le monde?

Köchler: La mondialisation telle que nous la connaissons aujourd’hui – en tant que désir débridé de profit intercontinental – est le résultat de la fin de cette concurrence entre les deux blocs de l’époque – capitalisme et communisme – lors des décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Cela signifiait également que les « plus faibles » étaient plutôt retirés de cette compétition ou forcés d’obtenir de moins bons résultats, souvent en raison des conditions inhumaines qui leur étaient imposées, ce qui entraînait à son tour des tensions et des conflits entre les régions du monde et une nouvelle pauvreté émergeait. Il ne faut pas oublier aujourd’hui que ce sont les pays industrialisés qui résistent aux doléances des Nations Unies pour un nouvel ordre mondial économique plus juste et plus équitable.

En effet, après la disparition du communisme en tant qu’adversaire idéologique, il était nécessaire de présenter une nouvelle légitimité – l’image d’un nouvel ennemi – pour que l’Occident puisse continuer de diriger le monde par l’instrumentalisation du pouvoir.  En présentant des cultures et des valeurs qui diffèrent du mode de vie occidental comme une menace, l’Occident tente d’occulter sa détermination à diriger le monde d’une main de fer.

La menace à la paix mondiale brandie par l’Occident est devenue évidente dans cette diffusion d’images stéréotypées hostiles, qui ont été clairement démontrées au cours des dernières décennies dans les conflits armés, en particulier avec le monde islamique. Et le comble, c’est que plusieurs escalades s’effectuent sous prétexte de la défense des « valeurs occidentales » évoquée à plusieurs reprises dans l’escalade des tensions avec la Chine et la Russie, à titre d’exemple.

Cette guerre de représentations du monde – surtout lorsqu’il est présenté, comme il l’est maintenant, comme une bataille entre le « bien » et le «mal» – peut facilement devenir incontrôlable. Si l’on classe « l’autre » (autre culture, autre mode de vie) comme un « ennemi métaphysique » – et comme l’incarnation du mal par excellence, comme c’est le cas avec la Russie actuellement, c’est la logique de la guerre totale, et l’on est donc en train de jouer avec le feu.

Vous avez également consacré une place considérable dans votre réflexion aux soi-disant « deux poids, deux mesures » dans la politique mondiale. Quelles en sont les raisons à votre avis ?

Köchler: Deux poids, deux mesures sont la résultante direct et inévitable de politiques de pouvoir débridées. Si l’on donne la priorité à ses propres intérêts en toutes circonstances, tout sera soumis à la politique comme une confirmation des intérêts nationaux contre d’autres États. Alors que l’on dénonce, par exemple, les violations des droits de l’homme ou du droit international commises par certains États, et que l’on nie leur légitimité en tant que membres de la « communauté internationale », on tolère les violations des droits de l’homme qui se produisent dans d’autres États. Des guerres d’agression claires (exemples : Vietnam, Yougoslavie 1999, Irak 2003) ont été justifiées comme des « interventions humanitaires » ou des actions antiterroristes.

Prof. Köchler, vous êtes un « messager de la paix », reconnu par les personnalités et les institutions internationales, comment évaluez-vous ces événements à l’aune de ce qui se passe actuellement entre Russie et Ukraine ?

Köchler: Je pense que la menace d’une confrontation mondiale est en effet réelle. Le conflit armé entre la Russie et l’Ukraine peut devenir incontrôlable, car de nombreux pays s’engagent et se rangent du côté d’une partie du conflit et alimentent les émotions comme cela se produit des deux côtés ces jours-ci. Le taux de propagande accompagnant cette guerre est tellement énorme que certains entendent présenter ce conflit entre le « bien» et le «mal», comme l’a fait le chef du gouvernement britannique. Mais, en face, ce qui est devenu de plus en plus clair, c’est que de nombreux pays du monde non occidental ne veulent pas être immiscés ni forcés par les États-Unis et l’Europe de soutenir des sanctions globales contre la Russie.

À moyen et long terme – si l’on évite une guerre mondiale – un nouveau monde multipolaire pourrait se développer, ce qui signifie une augmentation du nombre de pays du Sud qui ont pris conscience de l’importance de nouvelles formes de coopération (économique, politique et aussi dans certaines circonstances en termes de politique de sécurité et militaire) avec la Chine, la Russie, l’Inde, l’Indonésie et d’autres pays, avortant ainsi la volonté de suprématie des États-Unis et de leurs alliés (principalement l’OTAN).

Il est à mon avis clair que l’Union européenne risque une crise d’existence voire « sécuritaires », si elle poursuit sa politique d’escalade globale en tant que petit partenaire des États-Unis d’Amérique et impose des sanctions globales contre la Russie elle-même -. Il ne s’agit pas de simples retombées à caractère économique, mais aussi des répercussions sur son système politique et social, et cela déstabilisera certainement les États membres de l’Union européenne.

Dans le cas de cette crise, l’Occident, dirigé par les Etats Unis, ne mène-t-il pas une guerre contre la Russie par procuration ?

Köchler: Il s’agit d’une guerre par procuration classique. Depuis la fin de l’Union soviétique, les États-Unis en particulier ont essayé d’intégrer l’Ukraine sous le giron de l’influence occidentale. C’est-à-dire de l’exploiter pour contenir la Russie. Au début des années 1990, en particulier depuis 2014, l’Amérique a tenté d’influencer la politique intérieure de l’Ukraine en sa faveur – par tous les moyens disponibles (y compris les activités de renseignement). Cela a conduit à un transfert (illégal) du pouvoir en Ukraine en 2014, lorsque la faction pro-occidentale a pris la direction de l’État et, par conséquent, le président constitutionnellement élu a été contraint de fuir le pays.

Dans ce conflit entre La Russie et l’Ukraine, les Etats européens sont pratiquement parties prenantes puisqu’ils ne se contente pas d’imposer des sanctions unilatérales contre la Russie, mais soutiennent l’Ukraine de manière significative en lui fournissant des armes offensives. En apparence, il s’agit d’une confrontation entre deux États limitrophes et voisins, au fond c’est un peu, sinon beaucoup plus que cela. Les problèmes bilatéraux liés au statut de la population russe en Ukraine auraient pu être résolus par un arrangement d’autonomie, comme le prévoient les accords de Minsk. La politique mondiale tourne autour du conflit entre l’OTAN, dirigée par les États-Unis d’Amérique, et la Russie, qui ne veut pas accepter le fait qu’en dissolvant le Pacte militaire de Varsovie, l’alliance militaire occidentale s’est étendue directement sur ses frontières.

Malheureusement, l’on n’avait pas pris en considération l’opinion de l’ex-ministre du département d’Etat américain Henri Kissinger, lorsqu’il avait mis en garde l’Occident, dans un article paru il y a huit ans de cela, sur les colonnes du Washington post, contre la volonté d’intégrer l’Ukraine à l’OTAN.

Lors de la signature du deuxième accord de Minsk (12 février 2015), l’Organisation Internationale du Progrès (IPO) avait aussi confirmé dans un communiqué qu’une résolution durable du conflit ne serait possible que sur la base de la neutralité permanente de l’Ukraine.

Vous avez beaucoup œuvré dans votre projet intellectuel et philosophique sur le dialogue des cultures et des civilisations. Quelle est l’importance de ce dialogue en ce moment ?

Köchler: Dans cette transition d’un ordre mondial unipolaire marqué par la domination occidentale à un nouvel ordre multipolaire, le dialogue est devenu plus difficile et plus complexe. L’on se rappelle l’effet nocif et nuisible qu’avaient ces s’immiscions et interventions menées par les Etats Unis et leurs partenaires au nom de la défense des droits humains et de la démocratie (des valeurs occidentales) sur le climat politique mondial global. Aujourd’hui, un véritable dialogue entre les cultures et les civilisations est plus que jamais nécessaire et signifie le fait se soucier de la culture et de l’environnement de la vie de l’autre, et le fait aussi de « ressentir » cela, tout en exprimant ouvertement les différences, maintenant l’échange et la quête d’un terrain d’entente.

C’est le seul moyen de réduire les préjugés mutuels et les images stéréotypées de l’ennemi entre les nations et les peuples. Indépendamment de cela, un dialogue honnête, où l’autre est également égal, permet également de mieux se comprendre et d’exprimer son identité culturelle d’une manière plus mature. La tolérance émanant du dialogue est certes incontournable pour un ordre mondial épris de paix et de justice.

Vous faites partie des rares philosophes occidentaux qui ont pu se débarrasser de leur « égocentrisme » ne voyant plus l’Occident comme un exemple pour le monde dans tous les domaines. Peut-on considérer l’Occident ainsi, par rapport à ce qui se passe aujourd’hui ?

Köchler: En fait, La fonction du modèle quasi « moral » de l’Occident était dès le départ l’affirmation de soi.  Même lors de l’époque des conquêtes coloniales, l’Occident affirmait suivre des idéaux humains pour mettre en œuvre ses politiques visant à préserver ses intérêts. Ainsi, et au nom de la liberté, et bien avant au nom du christianisme, les peuples ont été soumis et exploités. A la faveur de la puissance conquise par les pays occidentaux, notamment les Etats Unis au début du 20-ème siècle, il a été possible de présenter au monde les valeurs occidentales comme modèle « moral » valable pour le monde entier. Cependant, nous remarquons maintenant la fin imminente de l’imposition de ce modèle. La déception à l’égard d’une fonction typique des valeurs occidentales a commencé avec la fin du colonialisme après la Seconde Guerre mondiale. L’orgueil et l’arrogance de l’Occident – après la chute de l’Union soviétique et la fin de l’équilibre mondial des pouvoirs – l’ont conduit à essayer de façonner le monde entier à son image, pour ainsi dire. Par exemple, le système politique a été détruit dans des pays importants au Moyen-Orient et, en fin de compte, aucun nouveau système n’a vu le jour. Cela conduit les peuples touchés à remettre en question ou à rejeter la « direction » de l’Occident vis-à-vis de l’État et de la société.

En outre, la Chine, qui s’érige de manière persistante comme le principal rival mondial de l’Occident, n’est pas disposée à reconnaître l’universalité du système de valeurs occidental.

Du point de vue de la philosophie politique, vivons-nous actuellement au rythme d’un changement radical de la politique mondiale?

Köchler: Contrairement à ce que de nombreux politiciens en Europe voudraient nous faire croire, les événements de 2022 ne signifient pas un « tournant ».  L’invasion russe en Ukraine n’a pas entrainé de bond qualitatif en termes d’utilisation de la force entre les Etats ou en matière d’attaques agressives contre d’autres Etats.  En effet, même après la seconde guerre mondiale et l’entrée en vigueur du pacte des Nations Unies, plusieurs puissances mondiales ont poursuivi le recours à la force comme outil et continuation de la politique avec d’autres moyens, pour occuper des Etats indépendants ou déchoir par la force un gouvernement démocratiquement élu.

Après 1991, en particulier, les États-Unis d’Amérique ont poursuivi leur politique d’intervention à grande échelle — au détriment de la stabilité internationale — et nous n’assistons actuellement à aucune transformation politique mondiale ni même à un changement de paradigme, car le recours à la force a toujours été à l’ordre du jour de la politique internationale.

Ce qui est nouveau, c’est qu’un État d’Europe de l’Est, que l’Occident considère dans son giron d’influence, est aujourd’hui victime d’une guerre d’agression. Cette guerre est traitée avec deux poids, deux mesures par les médias et les politiciens occidentaux, qui agissent comme si la violation du droit international par la Russie avait toujours été unique et inédite sur le plan historique. Cela sous-estime les guerres d’agression menées par les États occidentaux au cours des dernières décennies contre d’autres États et pays. Jusqu’à présent, l’Occident avait ce privilège d’intervenir militairement dans d’autres régions. Maintenant, voilà un pays non occidental qui empiète directement sur la sphère d’influence de l’Occident (OTAN). Cependant, la tourmente géopolitique semble émerger d’une manière complètement différente de ce que l’Occident a déclaré : indépendamment du fait que ce que nous venons de mentionner, que pour la première fois un pays d’Europe considéré comme appartenant à l’influence occidentale est envahi, les événements de 2022 montrent que la majorité de l’humanité n’est plus prête à reconnaître les prétentions de l’Occident à diriger le monde et à soutenir la politique de sanctions contre la Russie, par exemple. Les Etats non européens les plus influents ont gardé une neutralité par rapport à ce conflit et ont mis en place des organisation indépendantes de l’Occident, dans une politique qui aspire à réduire sinon à minimiser les risques de chantage économique de la part des États-Unis et/ou de l’Union européenne. À cet égard, les événements de cette année pourraient aussi signaler une nouvelle tendance dans la politique mondiale – ou enraciner davantage la tendance à se libérer progressivement de la domination occidentale dans la politique, l’économie et la culture, ce qui est quelque part évident depuis un certain temps.

(Traduit en Français par Mustapha El Ouizi)

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