L’art des têtes pensantes

Abdelkarim ELAZHAR

Par M’barek Housni

Il a beaucoup peint, cet ami des écrivains et des poètes, a beaucoup créé depuis quatre décennies. Et parce que cela est, quand on lui en donne l’occasion, il en parle, sans arrêt, avec tant d’effusions de sentiments, d’innocence de propos et de sincérité dans le ton. Ce fut dans son atelier à Azemmour.

Un long cheminement depuis le compartimentage et la multitude des premières œuvres vers le décloisonnement et  le rendement pur dans les plus récentes. Celles des débuts (années quatre-vingt) sont traversées d’êtres humains indifférenciés qui ne sont que des corps, rien que des corps, dessinés au crayon noir ou peints, en mouvement individuel dans un monde de géométrie en carrés et en rectangles, ces fenêtres qui les dégagent et les mettent comme en lumière, dans une solitude acceptée. Ou  bien pris dans un lieu où ensemble, ils se coltinent dans un corps à corps constitués de bandes colorées, symbolisant la vie en société. Une vision du monde mue par la lutte avec les temps, à laquelle l’artiste adjoint des chiffres racontant les dates d’un calendrier ou les heures dans une horloge (ou une montre). C’était la période des rêves collectifs dans laquelle l’histoire signifiait la présence au monde qui est un combat comme le montrent maints tableaux de cette période initiale à l’esthétique changeante de teneur et de techniques : aquarelle, encre noire, couleurs vives ternies.. Le tout rendant compte de corps striés et agités, qui révèlent dans l’ensemble ce qui va advenir du travail de l’artiste par la suite. C’est lorsqu’il s’est forgé son propre style artistique reconnaissable dès le premier coup d’œil.

Ce sont des œuvres mues par un rythme de répétition qui explore toutes les possibilités offertes à la main qui peint. Cette obsession heureuse du rythme est la grande affaire de Abdelkarim Elazhar, même lorsque la main s’est vue subir plusieurs fractures (l’artiste fut un grand sportif) qui lui ont ôté bien des réflexes. Mais par bonheur seul celui de peindre n’a pu être occulté ou oublié ou perdu. Quand Elazhar peint, la main suit pleinement comme par magie !

Il y a donc ce passage vers l’unicité du ton et du rendu, tant sur le plan esthétique que thématique. Il s’agit des célèbres tableaux de têtes, visages, et parfois avec  la moitié haute du tronc humain, sortes de portraits comme croqués dans l’urgence, tellement on y sent le geste sûr et instantané. Le nouveau par rapport à ce que ce qui précédait : la présence des yeux. Donc des têtes avec un visage qui ne montre que l’organe sensoriel de la vision. Ce sont des ellipses avec juste la partie haute qui regarde, voit, exprime, vivante en somme. Rien en bas. Une forme souvent colorée, blanche ou noire, des fois. Sur le côté de l’ellipse une mèche de cheveux, ou deux s’il est question de femme. Là, le rythme est plus accentué, modalité constante liée à un penchant itératif du motif. Les têtes s’accumulent, se joignent, se chevauchent, se regardent, s’affrontent,  passifs, neutres, mais toujours expressifs. Elles se positionnent, s’inclinent, se penchent à droite, à gauche, vers l’avant l’arrière. Elles affirment l’être, car puisqu’ils voient, on ne peut que sentir l’idée qui émerge de cette représentation artistique inaccoutumée.

L’interprétation qui vient à l’esprit alors tend vers la spéculation intellectuelle qui est «recherche purement philosophique » selon le dictionnaire, qui retrouve un étal artistique de connivence naturelle. L’œil voit ce que la tête va « penser » par la suite. Car tout part du regard lancé, fixé,  attiré, intéressé, séduit, étonné, avec toutes les nuances émotives correspondantes. C’est ce qu’énumèrent en les révélant les œuvres de l’artiste. Énumérer dans le sens de l’énonciation d’interminables situations de la tête au visage et qui est liée à la pensée.

Prenons des exemples qui sont autant de poèmes visuels : l’assiette où s’accumulent ces têtes dont les yeux regorgent de l’étonnement fluctuant,  les têtes dressées sur de longs cous longilignes comme pour regarder un peu plus loin, les têtes aux visages qui s’échangent de faciès coloré suivant une rythmique symétrique.. Tant de variations créatives qui suggèrent à chaque fois le tenant d’une idée imaginative et qui, dans les œuvres imprégnées par le poids du confirment s’est muée en un effacement affreux : yeux effacés,.passés par un aplat qui supprime les pupilles, et donc la signification possible comme dans les toiles antérieures.

Oui, l’artiste est mu par son intellect au moment de peindre. C’est l’évidence qui, chez lui, prend des allures d’une suite qui rassemble des gestes maîtrisées sur ce qui lui revient à l’esprit comme concrétisation d’un thème déjà travaillé, mais avec une apparence plastique nouvelle. C’est comme en poésie : un mot, une référence qui se place sans cesse dans un lieu différent.

Pour ce faire, une capacité d’intériorisation spirituelle mène assurément le jeu. C’est crépusculaire, côté blocs de couleurs choisies, qui en des moments s’éclairent de couleurs vives, qui dans d’autres se font plus terriens,  quand il faut évoquer un lieu, Azemmour par exemple. Là, dans ce dernier aspect et toujours sans la partie basse des toiles, nous voyons des arcades esquissées comme sommairement, mais fonctionnant de pendants aux têtes et aux visages qui leur sont attribués.

Le sommaire est un choix délibéré ici : résumé d’un tout difficile à contenir que par le biais de l’art et une invitation à faire développer l’exercice de la contemplation artistique vers la méditation centrée et profonde.

Les têtes peintes de Abdelkarim Elazhar nous font face dans tous les cas. Nous regardant ou regardant ailleurs, c’est nous au sein du flux du temps et des aléas d’un réel à jamais fuyant. C’est pour cela qu’il n’y a que ces tons par-delà la joie ou la tristesse, sans nul lien avec la satisfaction ou la déception. Ce sont des reflets de la sincérité issue de la création issue elle-même  d’un vécu crédible.

C’est d’un figuratif franc, pur et sans lourdeur aucune. Une peinture où l’homme est un être tiraillé par des modes de vie changeants, tributaires des époques et leurs effets sur les affects. Chaque œuvre de l’artiste possède un cachet  esthétique qui amène un constat existentiel suscitant une admiration posée et fait voguer l’imaginaire vers des contrées poétiques recherchées.

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