Digressions sur « ASKKIF N INZADN »

En hommage à Ali Ikken

Par Moha Moukhlis

L’initiative louable de commémorer le décès de Ali ikken, pionnier de la revendication identitaire amazighe au Sud-Est, le samedi 11 mars 2023, à Meknès m’offre l’occasion de témoigner sur le « roman » du défunt « ASKKIF N INZADN » et mettre en relief quelques aspects de cette production qui inscrit la langue amazighe et l’écriture en amazighe au cœur d’une identité et d’une modernité en re-construction. Je fais le choix de traiter de quelques aspects du roman, au niveau de ses thématiques et de la forme qui peuvent servir de pistes de lectures.

Mes vifs remerciements au Comité d’organisation, à l’association ASSID, aux militants de l’Association des Enseignants de l’Amazighe et à toutes celles et ceux qui ont contribué à l’organisation de cette commémoration.

La fable du roman est simple : un groupe de révolutionnaires décide de passer à l’action, et mettre bas un pouvoir jugé inique, arbitraire et corrompu. Une tentative qui eut pour toile de fonds la zone de l’Atlas central. Le roman se présente sous forme d’un journal / chronique d’un personnage qui vécut au cœur de l’action, qui en rapporte la préparation, l’organisation, la stratégie et l’échec. Il se verra après «la défaite» contraint de s’exiler en Algérie d’où il maintient le contact avec les siens.

Les révolutionnaires forment une sorte d’organisation chapotée par AZAYYI, personnage emblématique qui s’inscrit dans l’histoire de la résistance amazighe du Maroc central face à la colonisation française au début du siècle passé. Les lieux sont également inscrits dans l’espace de la «dissidence amazighe» historique, des lieux qui incarnent le refus d’un pouvoir central despotique qui, via ses expéditions punitives, tente d’asservir les communautés de l’Atlas central, en leur imposant une justice «exogène» qui déstructure leur mode d’organisation judiciaire et socioéconomique. Il s’agit de Leqsiba, Aghbala, Tinghir, Khnifra, Goulmima, Boumiya, tounfit, Rich, boudnib, Amougguer…Des villages et bourgades qui servent de maquis aux révolutionnaires : le camp de leur entrainement aux armes est situé à BERDOUZ, montagne du Haut Atlas oriental. Un espace isolé et inaccessible qui offre les conditions idéales pour préparer la déflagration : «amm tmes ddaw walim»- comme le feu qui couve sous la paille, nous dit le chroniqueur (page 16). Une occasion aussi pour les combattants de débattre de politique de «Lhizb» et de «Jic tthrir» (page 23).

La révolution fonde une stratégie dans la préparation de «l’assaut» : choix du lieu (BERDOUZ), acheminement des armes, carte des itinéraires et des positions, répartitions des tâches par groupes, heure du déplacement…la communication se fait dans des lieux précis (Souk, maison d’un révolutionnaire…). La préparation est aussi psychologique : il s’agit d’une révolution qui mérite tous les sacrifices, y compris le sacrifice ultime « Tilelli, ur da tt ittawd ufgan ghas i idammen  – la liberté ne peut s’acquérir que par le sang» (page 11)

La narration est éclatée, à l’image des sentiments du narrateur qui oscillent entre l’extase de l’utopie révolutionnaire, l’âpreté de la réalité faite de misère et de doute, la conviction de se battre pour une cause noble et le défi d’une écriture qui se cherche ; miroir d’une langue amazighe en lambeaux, morcelée et que le personnage-narrateur tente de recoller, recoudre et reconstruire. L’espace localisé de l’Atlas central se double au niveau de l’écriture d’un autre espace «linguistique» transrégional et transnational: l’espace de TAMAZGHA. L’emprunt délibéré en témoigne: les mots sont choisis à dessein pour reconstituer une unité perdue. S’y mêlent les lexiques Kabyle, rifain, tachlhit et tamazighte : skkiwsgh (page 9), tesâid (page 11),  nelhu (page 15), nezmer…

Le temps est indéterminé ; la révolution éclatera à 05 heures du 15 mars (semmus n tifawt ass n 15 mars – page 32), la description des personnages et des lieux reste abstraite pour mettre en relief la dimension universelle de la révolution : celle de tout peuple ou communauté opprimés et qui luttent contre un pouvoir castrateur.

La révolution est aussi inscrite dans l’écriture ; elle est au cœur du discours porté sur la langue ressentie comme obstacle et qui avance haletante, investissant plusieurs genres : récit, chant, proverbe, monologue, dialogue, journal…La nature de l’écrit s’en trouve problématique : peut-on le classer dans un genre ?

La difficulté inhérente à la langue témoigne de l’étendue de la marginalisation et de la décomposition. L’espoir n’est pourtant pas oblitéré. Le lecteur est interpellé, sa contribution est revendiquée (A yimghri a k ihdu buytran…Ttkemmal cwi seg ixf nnek – page 8). L’expression bloquée devient nerveuse, le commentaire désinvolte traduit une crise de communication. Le narrateur y viole la narration en y insérant des mots en français (page 8 – amawal qui veut dire Lexique).

Ces quelques éléments traités sont, à notre avis, des indices qui militent pour l’inscription du roman de feu Ali Ikken «ASKKIF N INZADN» dans le genre du roman sociologique révolutionnaire. La révolution projeté et doublé par une révolution au niveau de l’écriture. L’oppression a touché les hommes et leur langue. Se pose alors la question que la mouvance marxiste a évacuée : se battre oui, mais dans quelle langue ? On peut aussi l’inscrire dans le cadre de la dialectique hégélienne du dominant et du dominé. La libération se veut révolution par les armes, mais elle emprunte aussi le sentier de la langue. « ASKKIF N INZADN » est l’expression d’un défi face à la domination. L’écriture compense la défaite. Elle incarne une victoire fictive médiatisée par l’écrit, libère l’imaginaire des représentations et fonde un espoir dans des lendemains meilleurs. 

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