Le paradigme « société » numérisé, pulvérisé

Point de vue

Par Jamal Eddine Naji

Comme ses précédentes, ma génération, quelles que soient sa culture et sa langue, s’est construite humainement et essentiellement par rapport à un grand « Totem », ou concept, plus accessible dans le réel que toute divinité ou modèle idéel : la « Société ». Un concept dont on doit encore la pertinence et la richesse de son inspiration, largement, aux fondateurs de l’analyse de la « société », la sociologie : Ibn Khaldoun (ancêtre de la sociologie au 14ème siècle), au sud de la Méditerranée, Durkheim, A. Comte, K. Marx, du nord de cette mer qui départage, depuis des siècles, les deux rives sur les tables de l’histoire, des civilisations, des guerres, des conquêtes et reconquêtes, des inventions, croyances et liturgies… Ces premiers artisans donc (avec d’autres contemporains, bien sûr) de la sociologie, ces audacieux analystes du totem « société », les voilà qui disparaissent petit à petit de nos horizons, leurs échos ou résonnances dans notre réel hybride du 21ème siècle s’estompent irrémédiablement. « Société », dites-vous ?! Laquelle ?

Le confinement de par la Covid, était-ce un aperçu prémonitoire de la disparition annoncée de la « société » … Revoyez- vous, avec effroi, les images des villes et villages vides partout dans le monde ?! Jadis, avant cette communion « sociétale » par le vide, du fait du Covid, le territoire, le parler, l’écrit, l’autel et moult de nos attributs, manifestations et œuvres humaines, rassemblaient et distinguaient entre les regroupements, les communautés, les peuples et les foules, avec leurs différents états d’être, de vivre et de se forger des ambitions et des destinées sur terre, comme « sociétés » distinctes les unes des autres. Aujourd’hui, une succession infinie et complexe de deux chiffres, le Un et le Zéro, les modélisent et les remodèlent, à l’infini aussi, en dénaturant leurs architectures et structurations, leurs réalités concrètes, leurs horizons et desseins, leurs croyances et valeurs, leurs ambitions de coexistence comme espèce humaine ici-bas.

Le paradigme « société » est en passe d’être complètement « chiffré », « algorithmé », « algébrisé », démembré, déclassé, par la numérisation de l’individu, de tout ce qui constitue l’individu et lui permet de « faire société » avec ses semblables, de communier en tant qu’« animal social », en « société »… Le citoyen, membre constitutif de la « société » est isolé, surveillé (reconnaissance faciale) partout et tout le temps, doublé par son avatar, ne vivant plus, jour et nuit, que pour se connecter au monde virtuel… Alors, quels paris faire encore, valablement, sur la donne « société », vieille comme le monde ? Quels liens, comme des liants capillaires faits d’humanité, nous restent-ils pour faire « société », l’irriguer, pour survivre à leurs puissants remplaçants en marche : les liens génératifs du numérique qui nous conquièrent individuellement et collectivement par les chiffres magiques Un et Zéro ? Quelle digue de résistance encore possible pour la « société » d’hier, d’avant le digital, pour que le cerveau humain, poste de pilotage de la socialisation en société chez l’individu humain, puisse rester encore le guide déterminant de l’Homme, « animal politique et social », soutenait Aristote ?!

Le péril s’annonce avec insistance pour le cerveau humain : l’intelligence artificielle (IA) tape à ses fenêtres avant de s’y introduire, à terme, par la porte…Si les constructeurs et commerçants de l’IA eux-mêmes s’alarment de nos jours et prétendent demander une pause à leurs pulsions et recherches, c’est qu’ils entrevoient les risques majeurs que leur besogne comporte en même temps que leur imputabilité pour cela. C’est-à-dire quand neurones et synapses du cerveau humain seront non seulement égalés mais voire dépassés par l’IA, qui performe en complexité et vitesse de traitement des infos et données de toutes sortes, à l’exception des émotions pour l’instant…Pour l’instant osent insister certains chercheurs ! Or, nos spécialistes du corps humain nous apprennent que « la complexité du cerveau et sa construction labyrinthique faite de connexions neuronales et synaptiques, est mise au service de la rapidité du traitement de l’information ». Ce qui, justement, définit l’IA et ses performances : connexions, complexité, vitesse, traitement… Cerveau humain en sursis, donc ? A terme reproductible par l’IA, dans 5, 10 ou 20 ans ? Comment écarter cette hypothèse comme ferait Leonard de Vinci, précurseur laborieux du vol de l’homme dans les cieux, pour écarter l’hypothèse d’un pas humain sur la lune, cinq siècles après sa mort !

Si son principal organe distinctif, le cerveau, est possiblement reproductible, qu’adviendra-t-il de l’Homme, de la « société », de l’humanité, avec le numérique ? Progresser sans s’effondrer ? Dilemme existentiel ! Défi à l’intelligence humaine vouée encore, à date, à la survie de l’espèce !

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