La guerre au Soudan traduit l’échec de l’alliance entre une armée régulière et une milice tribale transfrontalière

De retour du Soudan, Dr Mustafa Ali témoigne 

De retour au Maroc en provenance de son pays le Soudan, Dr Mustafa Ahmed Ali, professeur universitaire et expert en éducation est revenu en détail, dans un entretien accordé aux journaux Al Bayane et Bayane Al Youm, sur les affrontements qui opposent depuis le 15 avril 2023 dans la capitale Khartoum et ailleurs dans le pays, les forces armées soudanaises (200.000 hommes), dirigées par leur chef Abdelfettah Al Bourhane et les forces paramilitaires de soutien rapide (FPSR) (100.000 hommes), dirigées par leur chef Mohamed Hamdane Dagalo, plus connu sous le nom de Hamedti.

La sortie risquée de Khartoum

  « Je comptais regagner le Maroc le 20 avril 2023 où je vis et où je passe toujours une partie de l’année, mais la dégradation subite de la situation à Khartoum et ailleurs m’a obligé à retarder mon départ et à chercher avant tout à quitter le pays en compagnie de ma femme, sains et saufs», a-t-il dit.

  « Pour sortir du centre de la ville en compagnie de plusieurs membres de ma famille et éviter les check points des deux armées, il a fallu emprunter en bus un itinéraire qui contourne la ville par le nord avant d’atteindre à l’ouest au nord d’Oum Darmane la route qui mène vers la frontière avec l’Egypte », a-t-il indiqué avec soulagement, tout en précisant que « cette sortie risquée a duré 2 heures au lieu d’un raccourci d’une demi-heure en temps normal ».

  « J’ai donc fui la ville de Khartoum en proie à des scènes de pillage, de vandalisme et de vols et où des supermarchés et des agences bancaires sont attaquées», a-t-il affirmé, notant toutefois que quelques commerces et boulangeries étaient toujours ouvertes. Et ce malgré l’intensification des combats, l’échange de tirs de balles, de roquettes et d’explosions suivies d’incendies et de fumées noires qui montent dans le ciel de Khartoum.

  A propos des check points installés partout dans la ville, il a indiqué que contrairement à l’armée soudanaise nationale, assez disciplinée, les Forces paramilitaires de soutien rapides, qui contrôlent les zones les plus névralgiques et les plus importantes de Khartoum (aéroport, palais présidentiel, hôpitaux etc….), sont réputées d’avoir un comportement imprévisible qui ne dépend que du bon vouloir des éléments sur qui on tombe.   

    « Au final, j’ai réussi à fuir les combats en laissant derrière moi tous mes biens et ma maison, qui risquent d’être vandalisés à tout moment », a-t-il déploré. 

   Et « je ne suis pas le seul à avoir pris le chemin de l’exode, puisque les combats ont fait fuir un quart de million de Soudanais et obligé les pays étrangers à rapatrier leurs ressortissants», a-t-il ajouté.

L’ALLIANCE DANGEREUSE ENTRE L’ARMEE ET LES FORCES PARAMILITAIRES DE SOUTIEN RAPIDE

   Et en homme averti, qui suit de près les évènements et en analyse les péripéties et les conséquences, il a affirmé qu’il n’a pas été surpris par cette confrontation entre « deux alliés ennemis, qui ont travaillé ensemble avec le Hirak pour chasser dans un premier temps l’ancien président Omar Al Bachir du pouvoir et mettre fin dans un deuxième temps au processus de transfert du pouvoir vers les forces civiles ».

  Aujourd’hui, ils se livrent à une bataille sans merci pour exercer le pouvoir sans partage, a-t-il dit, sachant que le Soudan est un pays très riche en ressources naturelles et en or et qui recèle d’énormes potentialités agricoles.

   On s’attendait donc à ces combats entre les deux forces, mais l’on ignorait seulement quand est-ce allaient-ils éclater, a-t-il indiqué.

MAIS QUI A ETE LE PREMIER A AVOIR ATTAQUE ?

  Oui, ce qui est sûr c’est que ce n’est pas l’armée, a-t-il affirmé tout en se posant la question de savoir si ce sont les forces de Hamedti qui ont été les premières à attaquer ou une troisième partie qui les a infiltrées.

   « Je suis même certain que ce n’est pas l’armée qui a attaqué. Dans tous les cas les forces de Hamedti tiennent actuellement en otages plusieurs officiers qu’elles ont arrêtés à l’intérieur de leurs maisons avec leurs familles dans les lieux de résidence dans le quartier militaire», a-t-il affirmé.

   Si l’armée avait l’intention d’attaquer, elle aurait dû prendre ses dispositions pour éviter que ses officiers soient pris en otage, selon lui.

Pour l’armée, c’est Hamedti qui a ouvert aussi les prisons.

Est-ce que Hamedti est en mesure de l’emporter ?

   Non, répond Dr Mustaf Ali. Et ce pour la simple raison que l’armée nationale bénéficie du soutien et de la sympathie de toute la nation et de nombreux pays dont en premier l’Egypte.

    Hamedti va perdre sur le plan militaire et moral, a-t-il dit, expliquant qu’il a fait de mauvais calculs en espérant s’emparer du pouvoir en s’appuyant sur la complicité de certains pays de la région.

    Il acquiert ses armes auprès de certains pays dont la Russie, a-t-il dit, estimant que la défaite de Hamedti va l’obliger peut être à se retirer de Khartoum. Et si les circonstances internationales et régionales le lui permettent, il est possible qu’il regagnera Darfour, où il avait entamé son aventure à la tête des Janjawid, pour y créer, dans le pire des cas, un autre Etat.   

L’ASCENSION DE HAMEDTI 

    Revenant sur l’ascension de cette force « paramilitaire » de Hamedti, Dr Mustafa Ali a estimé que la présence des forces paramilitaires de soutien rapide au pouvoir pose vraiment problème au pays.

   Selon lui, les deux généraux ont joué un rôle clé dans la lutte anti-insurrectionnelle contre les rebelles du Darfour, lors de la guerre civile qui a débuté en 2003 dans cette région occidentale du Soudan. Et c’est là que le général Bourhane avait également pris le contrôle de l’armée soudanaise.

   Pour ce qui le concerne, Hamedti était le commandant de l’une des nombreuses milices arabes, collectivement connues sous le nom de Janjawid, que le gouvernement a utilisées pour réprimer brutalement les groupes rebelles au Darfour, en grande partie africains et non arabes. Et ce tout en instrumentalisant les contradictions ethniques et tribales dans cette région : des nomades et des éleveurs de troupeaux de bétail (vaches et dromadaires) très fortunés d’une part et des cultivateurs qui vivent de l’agriculture d’autre part.

   Pendant les périodes de sécheresse, les éleveurs émigrent avec leurs troupeaux vers le sud. Ils détruisent toutes les cultures dans leur passage et provoquent des problèmes entre les tribus, problèmes qui étaient traités au niveau de l’administration locale.

Les gouvernements successifs à Khartoum ne saisissaient pas la nature de ces problèmes.

  DARFOUR, RATTACHE AU SOUDAN EN 1916

   Selon lui, Darfour est une région qui a sa propre personnalité et histoire qui n’a été rattachée au Soudan qu’en 1916. Ses habitants, des nomades en perpétuel déplacement avec leurs troupeaux, ont une éducation guerrière, contrairement aux habitants du Nil, qui sont des sédentaires paisibles.

   Le problème entre ces composantes de la société soudanaise est d’ordre ethnique et tribal.

    A Darfour, l’armée soudanaise n’a pas pu mettre fin au soulèvement des rebelles, organisés en bandes et qui mènent une guérilla contre une armée régulière.

    Dans une tentative de combattre brutalement ce soulèvement à Darfour, le pouvoir central à Khartoum a fait appel aux Arabes Janjawid, qui terrorisaient les populations et commettaient toutes sortes d’exactions et d’atrocités : Viols, razzias, villages brûlés, enlèvements, tortures. Ils bénéficiaient en contrepartie du soutien du pouvoir central qui leur fournissait armes, munitions et toute la logistique et les informations nécessaires.

    Au fil du temps, et dans une tentative de les intégrer, on les a appelées dans un premier temps « gardes-frontières » puis « forces de soutien rapide ».

   Tous les membres de ces forces sont issus de la même ethnie et famille « Ahl Tagalou, de la même Achira (clan), à savoir Al Mahriya qui relève de la tribu Rezigate. Y compris aussi Béni Mansour.

LES COMBATTANTS DE HAMEDTI, UNE MILICE TRIBALE TRANSFRONTALIERE  

    Les Forces paramilitaires de soutien rapide sont donc une milice tribale transfrontalière, car les clans et les tribus dont elles sont issues vivent aussi bien au Soudan qu’au Tchad, au Niger et ailleurs le long du Sahel.

   Et à chaque fois que Hamedti appelle à la guerre, des membres de sa tribu vivant même au Niger lui répondent favorablement.

    Il s’agit donc d’une « milice tribale transfrontalière très dangereuse qui ressemble à un cancer qui ronge le corps de l’Etat soudanais et de ses voisins », selon Dr Mustafa Ali.

    C’est ainsi que « partout dans les pays voisins et au Soudan, nombreux sont ceux qui appellent à présent à travers les réseaux sociaux à la mobilisation pour aller combattre dans les rangs des forces paramilitaires de soutien rapide du général Mohamed Hamdan Dagalo, qu’ils considèrent comme le messie des temps modernes, venu les délivrer et rendre justice à toutes ces tribus éparpillées partout au Sahel et jusqu’au Nord du Mali (Azawad), a-t-il expliqué.

   Du temps du président Omar Al Bachir, a-t-il rappelé, ces forces étaient plus ou moins sous contrôle, car elles n’étaient pas nombreuses et leur armement était modeste. Elles étaient moins armées qu’actuellement. Elles n’étaient présentes qu’au Kordofan et au Darfour.

   Le président Al Bachir avait ramené une partie seulement de ces forces dans la capitale Khartoum, dans le but de le protéger contre un éventuel coup d’Etat militaire.

   Le 18 décembre 2018, le soulèvement contre le président Al Bachir a eu lieu et Hamedti avait dès le départ pris position avec la Révolution populaire et est devenu le numéro deux à côté des forces armées.

   En 2013, les forces paramilitaires de soutien rapide avaient donc été officiellement reconnues au Parlement.   

   En 2015, elles avaient gagné en réputation car elles avaient participé à la guerre au Yémen contre les Houtis.        

   En 2017, elles étaient régularisées au terme d’une loi qui les légitime en tant que force de sécurité.

   En décembre 2018, la révolution avait éclaté. Et Hamedti a coordonné son action avec Al Bourhane pour participer à la chute du régime du président Omar Al Bachir.

   Et c’est à ce titre que Hamedti a été amené à participer au pouvoir. Ceci lui a ouvert la voie pour renforcer la présence de ses forces dans la capitale Khartoum et acquérir des armements plus sophistiqués. Les Forces paramilitaires de soutien rapide étaient déployées pour assurer la protection des quartiers généraux de l’armée soudanaise, de l’aéroport, du palais présidentiel, des sièges de la radio et de la télévision et de toutes les institutions stratégiques du pays.

   Pour le général Abdelfettah Al Bourhane, elles servaient aussi à sa protection contre un éventuel coup d’Etat militaire.   

   Hamedti avait commencé aussi à présenter des services à l’Union européenne pour lutter contre l’émigration clandestine. Dans le même temps, il est devenu patron de grandes entreprises minières d’or notamment à Jabal Amer dans le Darfour. Et ce à travers des partenariats avec d’autres pays proches du Soudan et avec le groupe russe Wagner.

  Mais quelle est la nature du désaccord entre les deux généraux ?

   Les deux hommes forts du pays étaient tombés d’accord sur le fait d’intégrer les forces paramilitaires dans l’armée régulière.

   Pour Hamedti, il est d’abord nécessaire de réaliser une réforme interne de l’armée soudanaise pour l’assainir des islamistes et des membres de l’ancien régime et du Congrès national.

   Pour l’armée, cette intégration peut être réalisée en 6 ou 12 mois.

   Pour Hamedti non, l’opération nécessite une longue période de plus de dix ans.

   En avançant de telles propositions, estime Dr Mustafa Ali, tout le monde sait que Hamedti ne cherche qu’à gagner du temps pour renforcer davantage ses positions sur les plans politique, militaire et économique.

    Le Soudan, riche en ressources minières, produit 100 tonnes d’or par an, dont Hamedti tire aujourd’hui grand profit avec l’aide de la force paramilitaire Wagner et la complicité de certains Etats. Seules 30 tonnes bénéficient au budget de l’Etat soudanais, alors que le reste fait l’objet de pillage de la part d’autres parties et Etats.

M’Barek TAFSI

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