Uber fait les yeux doux aux autorités…

Après 18 mois d’activité et un début d’année 2017 tonitruant, entre arrestations des chauffeurs Uber, agressions, et manifestations des taximen, le management d’Uber dresse son bilan. Mais en se parant d’un nouveau positionnement, d’une nouvelle image et en utilisant de nouveaux éléments de langages.Désormais, Uber se veut un pourvoyeur d’emploi qui contribue au développement économique du pays, un vecteur d’améliorationde la sécurité routière, tout en s’inscrivant dans la vision de Smart city de la ville blanche. Tout un programme ! En clair, la firme américaine passe à la phase 2 de son implantation au Maroc : travailler les autorités «au corps à corps»…

Samedi 21 janvier 2017. Plusieurs chauffeurs de taxis prennent à partie et tabassent violemment une conductrice de la plateforme services de transport VTC (Véhicule de Tourisme avec Chauffeur) Careem à Casablanca. La victime qui a raconté le tout face caméra à certains médias, n’est pas la première à faire l’objet de ce type de guet-apens. Voulant combattre ce qu’ils considèrent comme étant une concurrence déloyale, des chauffeurs de taxi intimident les chauffeurs de Careem,Uber (cf encadré : Uber, Quesaco ?) et leurs clients en réalitédepuis l’été dernier. Cela aurait démarré durant le mois de ramadan, et il y aurait eu pas moins de 40 agressions en l’espace de deux mois.En clair, les taxis considèrent que les applications comme Uber leur font concurrence de manière déloyale. Car eux, les petits taxis, paient un agrément particulier, contrairement aux chauffeurs de compagnies de transport et application de mise en relation.

Meryem Bleqziz, directrice générale d’Uber Maroc, avait répondu à l’époque ne pas comprendre pourquoi les taxis s’en prennent à Uber étant donné qu’Uber Maroc intègre les taxis à sa plate-forme. En effet Uber propose aux chauffeurs de taxis d’intégrer la plateforme sur simple inscription et en respectant certains critères d’éligibilité (casier judiciaire vierge, âge du véhicule,…). Mais il faut dire que ce n’est qu’un an après son implantation au Maroc, une fois que la grogne est bien montée, que la multinationale a ouvert les bras aux taxis avec UberX.

Par ailleurs, depuis environ trois mois, Uber a ouvert son service Uber Pop, qui met en relation les clients avec des particuliers conduisant leur propre véhicule, concurrençant ainsi encore davantage les chauffeurs de taxis. Car au début de son activité, Uber Maroc a choisi de se baser sur les services de transporteurs touristiques ayant déjà une licence. Aujourd’hui, même si sa plate-forme intègre taxis rouges et grands taxis, il n’en constitue pas moins un sérieux concurrent qui opère de surcroît en toute illégalité. Car si Uber est une plate-forme technologique légale, elle sert d’intermédiaire dans une opération de transport illégale, tout en percevant un pourcentage sur cette opération de transport illégale.

«Nous travaillons avec la Wilaya, le ministère de l’Intérieur, et le ministère des Transports sur un cahier de charges pour qu’il y ait une réglementation et législation pour encadrer cette activité. Pour l’instant, nos chauffeurs (Uber Pop) ont le statut d’auto entrepreneur qui leur permet de faire du transport urbain», rétorque Meryem Belqziz presque sans sourciller, tout en admettant à demi-mots que des derniers ont effectivement besoin en sus d’une autorisation des ministères de l’Intérieur et du Transport.

La Wilaya, côté taxis rouges

Flashback. Août 2016, le couperet tombe. Après plusieurs réunions entre les autorités de la métropole et Uber Maroc, dont la dernière s’est d’ailleurs déroulée en août 2016, la Wilaya de Casablanca a décidé de porter plainte contre l’entreprise Uber au Maroc. La wilaya considère de ce fait là une activité illégale comme le produit d’une société illégale.

Meryem Bleqziz et son équipe ne se laissent pas démonter pour autant. A coup d’opérations marketings, Uber Maroc remonte doucement mais sûrement la pente.Il faut dire que depuis le début la multinationale américaine ne lésine pas sur les moyens. En 2015, à l’occasion des élections locales et régionales, Uber avait offert l’aller-retour vers les bureaux de votes…En 2016, rebelote : la société technologique répond présent aux élections parlementaires et offre l’aller-retouruberX (petit taxis).

Quelques jours après son lancement au Maroc, Uber a engagé sa première femme chauffeur : Ihsane, 27 ans, travaillant pour l’une des sociétés de transport touristique partenaires d’Uber. Il va sans dire que les médias ont adoré l’anecdote et que le portrait de la jeune femme a fait boule de neige. Mieux encore, à la veille de la très médiatisée COP 22, Uber Maroc joue un coup de maître en lançant Uber Green. Il s’agit d’une nouvelle option dans l’application Uber qui permet de commander des véhicules électriques. Une option qui existe aussi à Paris et Lisbonne, mais aussi avec quelques aménagements,à New York et San Francisco par exemple. Même si c’est pour une courte période, Uber Maroc fait fort en lançant ce service nec plus ultra. D’ailleurs la démarche a été encensée par lesmédias et les officiels.

Il faut dire que c’est un peu l’ADN Uber que de créer sans cesse l’événement pour gagner en notoriété et crédibilité : surfer sur toutes les actu’ possibles et imaginables pour faire de la promo, du Sidaction à la CAN 2017 rien ne lui échappe.

La Wilaya côté Uber

Mercredi 25 janvier 2017. Les taximen rouges, qui entendent empêcher les nouveaux entrants, les VTC, sur ce marché, ont mené une opération spectaculaire de blocage de plusieurs endroits stratégiques de Casablanca, afin de sensibiliser les autorités casablancaises sur la situation qui n’en finit pas d’empirer selon eux.

Déjà en décembre 2015, un sit-in a été organisé par des chauffeurs de taxis devant le siège de la Wilaya de Casablanca pour exiger l’arrêt immédiat des activités d’Uber. A l’époque le ministère de l’intérieur et celui en charge du transport commanditent une enquête sur les transporteurs touristiques s’appuyant sur l’application.Bien qu’il y ait eu la plainte de la Wilaya, aujourd’hui la réaction des autorités est clairement différente.C’est d’ailleurs l’une des raisons qui ont fait sortir de leurs gongs les taximen rouges ce mercredi 25 janvier. En effet, Khalid Safir wali de la ville de Casablanca a fait une sortie des plus tonitruantes.

Après avoir rencontré plus de 5 fois les représentants syndicaux des taxis, il a annoncé la signature d’un nouvel arrêté régissant la profession :au-delà d’une certaine définition du code vestimentaire des chauffeurs de taxis et de l’état d’hygiène de leurs véhicules, l’arrêté insiste sur le renouvellement du parc pour des raisons esthétiques et environnementales. Les grands taxis de plus de dix ans d’âge sont désormais proscrits à la circulation. Les petits taxis entrant en service ne devront pas dépasser cinq années d’âge et devront tous être équipés de balises GPS. Un cahier des charges fortement inspiré de celui proposé par Uber à ses chauffeurs…Que s’est-il passé pour qu’il y ait un tel revirement ? Car faut-il le rappeler, l’essentiel de ces règles existaient déjà, seulement par le biais de cet arrêté le volet sanction a été renforcé et nettement durci. Aussi les VTC ne sont pas en reste, puisque désormais les nouveaux services de transport comme Uber et Careem n’ont plus le droit de travailler sans autorisation préalable des autorités. Seul hic, c’est que cette disposition n’est pas davantage clarifiée pour l’heure.

On peut en effet lire ce nouvel arrêté comme un sérieux coup de pouce donné aux taxis rouges dans la mesure où la qualité de service sera nettement améliorée et qu’ils concurrenceront ainsi par ricochet les Uber et autres Careem. «Seulement, si on lit bien entre les lignes, on se rend compte que l’application de ces dites règles constituera à terme une barrière à l’entrée pour nombre de taxis potentiels, ce qui en soi n’est pas forcément une mauvaise chose. Toutefois, qui dit véhicule propre, respectant un certain nombre de normes et de règles, dit prix à la hausse. Le business model des taxis rouges sera-t-il alors toujours viable ? Le «vide» que comble bon an mal an cette offre de transport, compensant ainsi le déficit en matière de transport public, ne laissera-t-il pas nombre d’usagers casablancais orphelins et nombre de chauffeurs sur le carreau et sans-emplois», interpelle un professionnel du secteur sous couvert d’anonymat.Autant de questions qui méritent d’être posées dans la mesure où ces règles permettront aussi aux VTC de régner en quasi maître sur le secteur.

Un lobbying au casting international

Il faut dire que dans tous les pays où Uber s’est implanté la corporation des taxis n’a pas manqué de se soulever provoquant nombre de blocage et même parfois de graves incidents : l’entreprise fait face à de nombreuses résistances et on lui reproche tout comme ici une concurrence déloyale. « Uber a commandité des études à des cabinets indépendants à San Francisco, Londres et Paris pour savoir si depuis l’avènement des plateformes de transport en général et d’Uber en particulier, l’activité des a été négativement impactée. Réponse : NON, le nombre de taxis a continué à augmenter et de VTC aussi bien entendu.Et pour cause, il n’y a pas assez d’offres de transport pour répondre à toute la demande, notamment dans durant les heures de pointes», explique patiemment Belqziz.

Cependant, dans certains pays ou certaines villes, les taxis ont finis par avoir gain de cause en obtenant l’interdiction pure et dure d’Uber ; à l’instar de l’Allemagne, de Bruxelles,du Portugal… Mais ces cas de figure restent plutôt rares, souvent seuls certains services sont suspendus. Car Uber a depuis de nombreuses années mis en œuvre une stratégie de lobbying des plus efficaces.

En septembre 2014, le Wall Street Journal rapportait que l’entreprise avait embauché Mark MacGann(qui a quitté en 2016), un lobbyiste professionnel qui exerce depuis une vingtaine d’années dans les arcanes européennes. Il travaillait auparavant pour le groupe NYSE Euronext à Bruxelles. Pour Uber, il sera en charge de la politique publique pour la zone Europe, Moyen-Orient et Afrique.

Un mois auparavant, Uber s’est offert les services d’une vedette de la scène politique américaine : David Plouffe, le directeur de campagne de Barack Obama en 2008. L’entreprise de véhicules de tourisme avec chauffeur mise sur son habileté, ses contacts, et sa maîtrise des nouvelles technologies pour faire passer les messages qui lui sont favorables auprès de l’administration américaine.

Car chez Uber, le principal risque susceptible d’entraver le développement de la société et de compliquer son entrée en bourse est lié à la réglementation. Du coup, en mai dernier, la start-up valorisée à près de 70 milliards de dollars s’est dotée en ce sens et en interne du nec plus ultra en matière de lobbying.

Baptisé «Comité de conseil en politique publique», cette cellule est composée de huit membres de nationalités variées,choisis et payés par la société et qui ont en commun d’avoir exercé des responsabilités au plus haut niveau dans la sphère publique. On y retrouve l’ancienne commissaire européenne néerlandaise en charge des questions de concurrence puis des nouvelles technologies Neelie Kroes, qui avait notamment apporté son soutien à Uber en 2014 quand la justice belge avait ordonné à l’application américaine de cesser ses activités de transport payant entre particuliers (UberPop) à Bruxelles.

Elle y retrouvera d’autres gros poissons experts en influence, comme l’ancien secrétaire américain aux transports Ray LaHood, l’ex-président de l’autorité de la concurrence australienne Allan Fels, un ex-premier ministre péruvien, Roberto Danino, ou encore la princesse saoudienne ReemaBint Bandar Al Saud. Un casting très international de huit personnalités au total, qui reflète bien l’ambition mondiale d’Uber, présent dans plus de cinquante pays, 300 villes et qui compte plus d’un million de chauffeurs affiliés.

Lautre arrivée remarquée chez Uber est celle de Arianna Huffington, la fondatrice et rédactrice en chef du Huffington Post, qui a rejoint fin avril dernier son conseil d’administration. Le patron et fondateur d’Uber, Travis Kalanick, qui la présente comme une «amie» a expliqué à son propos que «son intelligence émotionnelle » allait beaucoup lui apporter. « Pour un ingénieur comme moi dont la tendance naturelle est de se fier aux données, ce qui ne marche pas toujours, a-t-il écrit sur le blog de la société, son talent pour raconter des histoires est inestimable».

Quid des hommes et femmes d’influence made in Morocco d’Uber?« Oui, nous avons eu recours à des ressources qui nous ont conseillés dans nos démarches avec le gouvernement. Mais elles ne souhaitent pas communiquer leur identité», conclut la jeune directrice générale d’Uber Maroc. Soit.

 

En chiffres

12.000 chauffeurs inscrits

500 chauffeurs actifs

273 taxis rouges affiliés Uber dont 25% actifs

140.000 usagers inscrits

15.000 usagers actifs

4000 (jusqu’à 6000) dirhams de revenu par semaine en full time

 

Uber, poker menteur?

« Depuis sa création, en 2009, Uber a connu un développement fulgurant. En moins de dix ans, l’entreprise californienne est devenue un leader mondial de l’interface entre chauffeurs indépendants (VTC) et passagers, présente dans 78 pays et valorisée à environ 62 milliards de dollars (ndlr : 68 milliards en mars 2017) – autant que Volkswagen…

Car, contrairement aux idées simplistes, Uber n’est pas une entreprise privée gagnant de l’argent parce qu’elle serait plus efficace que les corporatismes obsolètes des taxis. Depuis sa création, elle a accumulé des pertes colossales : 3 milliards de dollars en 2016 pour un chiffre d’affaires de 2 milliards. Depuis 2009, sa croissance a été financée par quinze levées de fonds sur les marchés, soit 12 milliards consommés en développement international (ndlr :12, 9 en mars 2017). C’est en brûlant ce carburant qu’Uber se développe à toute allure pour dominer son marché, imposer ses prix et devenir rentable à terme afin de rémunérer… les capitaux qui lui ont permis de se développer. Si cette stratégie réussit, un acteur mondial sera né ; si elle échoue, le capital sera parti en fumée…».

Soumayya Douieb

Source : Pierre-Yves GOMEZ, Professeur- directeur de l’IFGE chez EMLYON Business School
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