Patrick Modiano: l’écrivain qui déplie les plis sinueux de la mémoire

Restituer le passé qui fuit et qui n’est pas forcément le sien; dégager des noms, des visages, des vies entières de l’anonymat et les rendre davantage vivants et présents; départir des destins inconnus de l’oubli, tels sont, me semble-t-il, entre autres le dessein de la littérature.

Proust vous en dira autant. Tout son projet romanesque consiste à retrouver ce temps perdu et le faire sortir de la gangue de l’amnésie. Pour fixer ce passé, pour faire sortir de l’ombre ce qui autrefois était vécu et senti au cours de sa vie, pour le convertir en équivalent spirituel, Proust ne propose qu’un seul moyen : «Or ce moyen qui me paraissait le seul, écrit-il dans Le Temps retrouvé, qu’était-ce autre chose que faire une œuvre d’art ?» Seul donc l’art permette à l’artiste de retrouver le passé et le ramener au vrai. Seule l’œuvre d’art s’avère capable d’atteindre la vie profonde, de saisir la «vraie vie», d’accéder à la «réalité telle que nous l’avons sentie», car «l’art est ce qu’il y a de plus réel, la plus austère école de la vie, et le vrai Jugement dernier».

La vie de Marcel ne recouvrera sa véritable signification qu’à partir du moment où il s’est fermement décidé à devenir un écrivain : écrire son histoire et celle des autres, se consacrer entièrement à sa vocation artistique et s’isoler, pour ce faire, du milieu mondain et travailler dans la solitude, l’abnégation et le silence.

Patrick Modiano, dans bon nombre de ses romans, cherche lui aussi à ressusciter, à sa manière, un passé qui se situe, cette fois-ci, au-delà de sa naissance. A l’encontre de Proust, il ne parle pas à proprement parler de lui-même. Il ne fait pas son autobiographie à lui, mais bien plutôt la biographie des autres. Dans ses récits, le père et la mère, le grand-père et la grand-mère reprennent enfin vie. Nous pouvons alors suivre les chemins et les rues qu’ils ont parcourus, visiter les quartiers et les cafés qu’ils ont fréquentés, nous rendre aux maisons et aux hôtels qu’ils ont occupés, reconnaître les hommes et les femmes qu’ils ont rencontrés ou croisés. Sur sa grand-mère il écrit ceci : «J’ai suivi, à mon tour, le chemin qu’elle devait prendre pour rentrer chez elle.

C’était un après-midi ensoleillé d’octobre. J’ai arpenté toutes les rues avoisinantes : rue César-Frank, rue Albert-de-Lapparent, rue José-Maria-de- Heredia». (Livret de famille). En reprenant les mêmes rues que la grand-mère, l’écrivain veut restituer les traces d’un passé révolu. Sous sa plume, la vieille femme renaît de ses cendres, surgit des temps oubliés et continue de nous parler des moments affreux de la guerre. Des moments qui évoquent les affres sociales et les frasques amoureuses des petites gens et que l’histoire officielle n’a sciemment pas consignés dans ses annales. Relégués pour ainsi dire dans des recoins plus obscurs et plus fuligineux, l’écrivain y jette un coup de phare plus éclatant et racle cette pellicule épaisse qui les voile. Il devient de la sorte l’archiviste du passé, le gardien de la mémoire collective.

En s’appropriant le passé de sa grand-mère, il la ressuscite, la fait vivre et exister aux yeux des lecteurs. Aussi, avec les romans de Patrick Modiano, la littérature témoigne-t-elle de ce va-et-vient incessant entre l’oubli et la mémoire, met-elle en relief ce jeu permanent entre le passé et le présent, célèbre-t-elle à sa façon ce balancement continu entre l’absence et la présence.

L’écrivain va au-delà des temps qu’il a réellement vécus, en-deçà des époques qu’il a concrètement connues. Ses souvenirs se collent à des événements dont il n’était point directement témoin. Comme il aime à le dire, sa mémoire précédait sa naissance. Lui qui n’a pas assisté à l’Occupation, il s’en souvient à volonté. Lui qui n’était pas encore né, il se commémore paradoxalement les visages de personnes qu’il n’a jamais fréquentées, qu’il n’a jamais vues. Lui qui a vu le jour en 1945, il s’efforce de dépeindre le désastre qu’a connu l’Europe à cause des guerres assassines.

«J’écris ces pages comme on rédige un constat ou un curriculum vitae, à titre documentaire et sans doute pour en finir avec une vie qui n’était pas la mienne. Il ne s’agit que d’une simple pellicule de faits et de gestes. Je n’ai rien à confesser ni à élucider et je n’éprouve aucun goût pour l’introspection et les examens de conscience. Au contraire, plus les choses demeuraient obscures et mystérieuses, plus je leur portais de l’intérêt.

Et même, j’essayais de trouver du mystère à ce qui n’en avait aucun. Les événements que j’évoquerai jusqu’à ma vingt et unième année, je les ai vécues en transparence – ce procédé qui consiste à faire défiler en arrière-plan des paysages, alors que les acteurs restent immobiles sur un plateau de studio. Je voudrais traduire cette impression que beaucoup d’autres ont ressentie avant moi : tout défilait en transparence et je ne pouvais pas encore vivre ma vie», écrit-il dans son petit récit Un pedigree. D’où, pour lui, la nécessité des adresses, des dates, des noms de rue, des numéros de téléphone, des rapports de police, des accumulations de faits etc., qui envahissent ses romans de part et d’autre.

Modiano semble suspendre ad libitum sa propre temporalité pour plonger dans celle des autres, pour en faire l’historien, pour en dévoiler les énigmes, pour en dessiner les contours, pour en dire la vérité. Bref pour déplier les plis sinueux de la mémoire. Il parle pour les autres, c’est-à-dire à leur place et à leur intention. Il parle à la place des autres à qui il cède paradoxalement la place. Son prime souci est de faire rappeler à ceux qui n’en connaissent rien les dessous des destins humains «qu’aucun livre d’histoire ne mentionne» (Livret de famille). Il veut capter ces fragments de vie qui sont voués au silence, à l’absence, à l’effacement.

L’écrivain tâche de restituer le passé et lutter contre l’amnésie. Avec ses textes qu’on pourrait définir comme des livrets d’état civil, Modiano livre bataille à l’Irréversible, veut vaincre l’Invincible et tend inlassablement à nommer l’Innommable. De la sorte, ses récits, où le fictif est indéniablement imprégnant, se voient doublés d’une dimension documentaire et se trouvent chargés d’une fonction non moins référentielle.

De surcroît, ce qui intéresse davantage l’écrivain, ce sont justement les événements qui sont marqués au sceau de l’énigmatique, de l’indicible, de l’oublié. Il s’emploie à les faire renaître de leurs cendres et à les rendre par conséquent plus présents, plus vivants, plus parlants. La relation aux ancêtres, aux origines devient, par le biais de l’écriture, une re-construction de soi. C’est en parlant de ces autres lointains que l’auteur parle, au second degré, de soi. L’image de soi se filigrane à travers celle des siens. «Visiter les ruines et tenter d’y découvrir une trace de soi», tel est le dessein que Patrick Modiano se fixe dans son roman Quartier perdu. Le passé qu’il n’a jamais vécu le poursuit bon gré mal gré, façonne son identité, forge sa personnalité, influe sur ses rapports avec le passé, et éventuellement sur le présent et le futur.

Berrezzouk Mohammed

Top