Le roman et la conscience historique chez Milan Kundera

Avec «La lenteur», roman publié en 1995, Milan Kundera inaugure un « nouveau cycle » dans sa production littéraire. Désormais le lecteur aura affaire à des romans courts, écrits directement en français. Des romans qui mettent en scène des personnages moins nombreux, dont l’intrigue est dépouillée et où l’espace ne participe plus de l’Europe centrale. Il s’agit bel et bien du «cycle français» lequel se caractérise en grande partie par une écriture moins acerbe, moins caustique et moins ironique que celle du «cycle tchèque ». Parallèlement, Kundera continue de réfléchir rigoureusement sur l’art de la fiction et d’approfondir davantage sa conception esthétique du roman.

Ainsi, il en définit la raison d’être, en détermine les traits philosophiques, en précise les limites et les possibilités et en raconte l’histoire mouvementée. En d’autres termes, le romancier se voit doublé par l’essayiste et la fiction relayée par la méditation. Kundera arrête momentanément d’écrire ses romans, prend du recul et se prononce sur les rôles dévolus à l’écrivain. Bref, comme le souligne métaphoriquement Proust, il se fait à la fois «l’ouvrier et le juge». De la sorte, il rejoint ces auteurs pour qui la réflexion théorique n’est pas séparable de l’acte créateur. Comme Woolf, Gide, Kafka, Dostoïevski etc., Kundera fait de l’écriture un acte pleinement conscient, sui generis, sui référentiel ; un acte qui engage la vie, l’expérience, la culture, l’histoire, la lecture, la pensée, la position politique et idéologique de celui qui a sciemment choisi d’écrire.

Dans son essai, «Le rideau» (2005) nous lisons ceci : «Un romancier qui parle du roman, ce n’est pas un  professeur discourant depuis sa chaise. Imaginez-le plutôt comme un peintre qui vous accueille dans son atelier où, de tous côtés, ses tableaux vous regardent, appuyés sur les murs. Il vous parlera de lui-même, mais encore plus des autres, de leurs romans qu’il aime et qui restent secrètement présents dans son œuvre propre. Selon ses critères de valeur, il remodèlera devant vous tout le passé de l’histoire du roman, laquelle n’appartient qu’à lui et donc, tout naturellement, s’oppose à la poétique d’autres écrivains.» Cette longue assertion en dit long sur la façon dont Kundera parle du roman. Loin de recourir à une nomenclature jargonneuse ou s’enfermer dans une attitude professorale et scientiste, Kundera met en exergue la valeur subjective de tout jugement littéraire et souligne le caractère narcissique de toute réflexion critique. Ce narcissisme n’a pourtant rien à voir avec le nombrilisme dans la mesure où la méditation esthétique ne se replie pas sur elle-même. Elle rencontre d’autres méditations et s’ouvre sur d’autres expériences. En parlant de lui, il parle également des autres, partage avec le lecteur ses œuvres préférées, affiche ses prédilections, dit ses goûts et dégoûts. Aussi, chaque jugement esthétique qu’il donne est-il un «pari personnel», c’est-à-dire un parti pris et une position assumée où son histoire personnelle, ses idées, ses plaisirs, sa pratique d’écrivain sont en jeu. «C’est une idée du roman inhérente à mes romans que j’ai essayé de faire parler», en conclue-t-il dans un autre essai («L’art du roman»).

Cette idée qu’il essaye de faire parler est intimement liée à l’histoire. Dans cette optique, pour Kundera, parler du roman, c’est l’inscrire dans son contexte historique, saisir son évolution à travers le temps, cerner ses métamorphoses. Il s’agit là de la prise de conscience historique du roman occidental revu et revisité depuis les origines jusqu’à nos jours. Ainsi, il affirme que « la conscience historique est inhérente à notre perception de l’art.» («Le rideau») L’histoire de l’art du roman n’est pas à comprendre dans sa conception linéaire et chronologique. Elle n’est pas répétitive non plus. Elle ne ressemble pas à l’histoire des sciences : «Appliquée à l’art, la notion d’histoire n’a rien à voir avec le progrès ; elle n’implique pas un perfectionnement, une amélioration, une montée ; elle ressemble à un voyage entrepris pour explorer des terres inconnues et les inscrire sur une carte.» L’histoire dont il s’agit ici est complexe où les arts, y compris le roman, se lancent dans une « course de relais». Chaque artiste y insuffle une âme nouvelle, la marque d’un autre sceau, y apporte sa propre expérience. N’étant pas temporelle, l’histoire reste à bien des égards dynamique, en plein mouvement, en perpétuelle ébullition. L’image que nous inspire cette conception de l’histoire est celle de la galerie des images ou celle de la forêt des symboles au sens baudelairien. Une histoire kaléidoscopique où les œuvres d’art se rencontrent, se confondent, se compénètrent, se démènent, s’expliquent, s’éclairent les unes les autres, se lisent mutuellement, se nourrissent les unes les autres, se fécondent, se télescopent, permettent par ce face-à-face de dévoiler leurs significations profondes et font découvrir leur «immense audace artistique». Une autre image nous interpelle encore une fois : la spirale de Vico. Les œuvres se déplacent, disparaissent pour un moment reviennent sous une autre forme, vêtues de sens inédits et occupent d’autres lieux. C’est l’éternel retour nietzschéen. Kundera s’interroge : «N’est-ce pas Don Quichotte, lui-même, après trois siècles de voyage revient au voyage déguisé en arpenteur ? » Il répond aussitôt : «Il était parti, jadis pour choisir ses aventures, et maintenant, dans ce village au-dessous du château, il n’a plus de choix, l’aventure lui est imposée.» («L’art du roman») Entre Cervantès et Kafka, que des siècles séparent, il y a une sorte de continuité. L’écrivain tchèque fait écho à l’écrivain espagnol, dialogue avec lui, le réactive, s’en réclame, s’en inspire, le prolonge, en développe l’esthétique. De l’un à l’autre, nous assistons à deux variations romanesques sur le même thème : la condition de l’homme dans une société holiste et grégaire. Ce qui est dit de ces deux écrivains est extensible à d’autres : Rabelais et Sterne, Stendhal et Fielding, Flaubert et Joyce etc., si bien que  «chaque œuvre est la réponse aux œuvres précédentes.» Cette interaction entre les écrivains et leurs œuvres permet au roman donc d’échapper à la répétition, de se mettre en garde contre le pouvoir doxéique, d’inscrire le passé dans le futur. Il évolue, progresse, se métamorphose continûment et imprime son nom sur le palimpseste de l’histoire. En s’efforçant d’accomplir l’inaccompli, c’est sa propre histoire que le roman écrit.

La conscience historique chez Kundera n’inscrit pas seulement l’art du roman dans la continuité, mais elle le place aussi sous le signe de l’universel. Ce dernier libère le roman du «petit contexte» et le situe par conséquent au-delà des frontières locales. Que serait Broch s’il était confiné au contexte purement autrichien ? Que deviendrait Gombrowicz si l’on faisait de lui seulement un écrivain polonais ? Connaîtrions-nous Kafka si son œuvre n’était pas sortie de Prague? Cette tendance universaliste est seule capable de déterminer la valeur esthétique du roman, de découvrir son originalité, de dévoiler ses richesses. En revanche, le provincialisme, c’est-à-dire cette propension à réduire l’œuvre d’art à son histoire nationale, l’empêche d’entrer en osmose avec les productions artistiques mondiales, d’engager un dialogue avec les autres littératures. Le provincialisme, comme le définit Kundera, s’avère fortement simpliste, car pour lui «fixer son regard au-delà la frontière de la patrie, se joindre à ses confrères dans le territoire supranational de l’art, est considéré comme prétentieux, méprisant vis-à-vis des siens.» Le provincialisme passe sous silence le côté esthétique du roman et limite sa signification à des fonctions bien précises : nationaliste, idéologique, sociologique, doctrinale etc.  En ce sens, le roman se trouve enrôlé, enrégimenté, soumis à la Doxa de telle enseigne qu’il est condamné à s’enfermer sur lui-même, à se rétrécir comme une peau de chagrin, à se mourir jusqu’à sa néantisation.

Berrezzouk Mohammed

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