«L’entre deux» de Mustapha Nafii ou le plaisir de l’obscur éclairant

Qu’est-ce qui pousse un artiste plasticien à adopter un aspect de présentation de son travail marqué par le sceau de la différence ? Quelle est la raison qui l’incite à épouser une couleur et en faire le commencement de son monde ? Et  enfin,  quel est le mystère tapi le long du choix d’une matière donnée pour en faire rejaillir sa production artistique ? Ce sont là des interrogations  (plutôt des questionnements) jalonnant un registre qui n’appelle pas de réponses précises, tant les choix d’obédience en ce domaine sont tributaires d’impulsions intérieures inhérentes à l’artiste. Lui seul sait.

Il est communément admis en art plastique que le sujet (le thème) ne prime d’abord, mais l’expression (ou l’expressivité) portée par des forces mises en évidence (en images). Ce que Gilles Deleuze appelle les blocs de couleurs-lignes. Bien sûr une idée fulgurante est fort susceptible de germer dans la tête d’un artiste suite à une émotion éprouvée vis-à-vis d’un réel (scène,phénomène, vision, rencontre, un vécu…). Or le fait qui fédère l’attention réside dans la concrétisation visuellement palpable, touchant le regard après avoir accroché l’œil qui capte juste l’apparence selon le poète Yves Bonnefoy. Ce sont toutes ces conséquences émotionnelles qui en découlent telles des bouffées imprévues affectant la main créatrice. L’expression emprunte divers éléments à haut potentiel artistique : la matière, la disposition des lignes, des courbes, des formes, l’étalement des couleurs et leur régime, et tous les ajouts possibles propres à raviver la flamme qui bout au sein de la mécanique créatrice de l’artiste.

Tout cela se vérifie amplement chez Mostapha Naffi. Son art attrape d’emblée le spectateur par le collet par la force de sa création qu’il ne cesse de proposer depuis quatre décennies. Il la propose pour ainsi dire hors-cadre. Le trait d’union ici est d’une importance capitale. Il ne s’agit ni d’un décalage de termes ni d’un hors art. Et ce, au propre comme au figuré. Au propre d’abord. La quasi-absence de cadre classique ou le détournement dont il est objet, fonctionne tel un affranchissement de l’œuvre d’une limite trop contraignante qui clôture ses possibilités. Du coup, il y a comme un déplacement hors toile, ailleurs mais non loin de ce qui est en vigueur dans les arts plastiques. Car il y a l’œuvre au bout. Le processus d’élaboration créatif investit un autre support qui transcende la limite. L’objectif recherché est de s’aliéner à soi une liberté d’approche d’un autre acabit gorgée de promesses nouvelles (et par ricochet offre une liberté de perception autre).

À travers ce procédé, l’artiste instaure ses propres frontières à l’œuvre, physiques et virtuelles. L’œuvre devient suspendue, posée, accrochée, et donc perçue en son milieu qu’elle s’est choisie, qui n’appartient qu’à elle. La conséquence à priori se voit dans cette individualité saisissante conférée à chaque création dans sa présentation comme si chacune d’elles est le résultat d’une impulsion qui la rend d’une visibilité plus effective.

Or l’œuvre a nécessairement une finitude propre, un cadre qui n’est pas totalement un cadre. On saisit ainsi un premier aspect de ce fameux titre de «L’entre-deux». Il en résulte le fait de voir/sentir le vide dont l’artiste a expérimenté les tenants et les aboutissants. Et par-delà dire/exprimer la présence via le contraste (ou le miroir) du  vide d’avec le voisinage du plein jouxtant. Les œuvres de Mostapha Nafi en regorgent à satiété pour le plaisir de la diversité. Le  vide prend des formes variées.

Et ce via la production d’une multitude de formes carrées s’emboîtant ou collées, de ronds circulaires ou elliptiques, courts ou à hauteur d’homme, de formes rectangulaires et tant d’autres, avancés au gré de l’inspiration, à dessein, d’une imagination fertile. Ils sont noyés dans ce qui leur donne signification. Le vide les entoure, les côtoie, les pousse, les rehausse. Toute une dynamique du plein comme un pendant du vide. Ainsi, celui-ci devient un élément de la composition plastique de Mostapha Nafi. Un pendant et non un complément (dans la logique de la complétude). Cela rentre dans le frôlement de l’absence d’une situation initiale de déséquilibre qui affecte l’acte de créer, comme le définit le philosophe Gilles Deleuze, et parvient à une harmonie. C’est de l’incomplet rencontré dans le désir de la complétude déjà citée. Car on ne complète pas seulement par du plein. C’est une autre manifestation de cet «entre-deux». Ce dernier se  montre de nouveau mais à un palier plus élevé dans la deuxième caractéristique du travail de Mostapha Nafi. À savoir l’émanation de la couleur noire à laquelle il voue un engouement séduisant.Or, cette «entre-deux» jaillit différencié, de l’intérieur de l’œuvre, dans son fondement qui est aussi son contenu majeur.  La couleur est loin d’être allouée pour ses qualités communes comme désir de couleur. Il est retravaillée, réemployée en rapport avec le support (le bois). Le bois qui acquiert un traitement de longue haleine, patiente)et attentionnépour qu’il puisse recevoir l’œuvre à devenir. L’artiste en vient à bout à chaque fois depuis des années, imposant de cette manière sa différence capitale. D’autant plus que ce noir ne garde pas une pureté propre. Il est sans cesse accompagné !  De ce fait, une signification en surcroît se fait jour. On dirait qu’il se multiplie de son caractère obscur qui n’est plus la perte de toute clarté, surtout par le surplus des autres couleurs proches en l’éclairant par incandescence à travers la création de l’événement du contraste/complémentarité dans l’objectif, de toujours, celui de l’harmonie qui crie sa différence  dans l’immédiat.

Sur  la toile traditionnelle, cela tomberait sous le sens acquis. Mais sur un support différent, il obligé à une approche obligatoirement inventée de toute pièce. C’est là toute la singularité des exercices picturaux de Mostapha Nafi. On y constate le contact esthétique que suit cet artiste face au mystère du monde, ce secret dans l’attente d’être percé.

Le vide comme chair de la domestication des failles, le bois comme chair à amadouer et à caresser tout autant qu’à rendre malléable, et enfin le noir qui offre des possibilités insoupçonnées à la peinture apte à réagir à un talent aigu et inventif.

Cet «entre-deux» dont on a cité les éléments constitutifs, rendu présent au regard, est le summum d’une expérience artistique, qui vient après tant d’autres s’égrenant par bonheur, une expérience qu’on pourrait nommer : l’obscur éclairant.

Le poète Driss Issa, ami et fin pisteur de l’artiste et de son univers pictural l’a très bien explicité en la taxant d’expérience de passage qui ne nie ni l’avant ni l’après. Un passage de brassage comme l’envoi de quelque chose dans une mise à distance subjuguée, envoi permanent de haut rendement de ce que Paul Klee désignait de «visihon secrète».

Prenons comme exemples les œuvres où le feu prend au sein du noir longtemps apprivoisé et couvé. Ou les œuvres traversées de brisures tels des capteurs de sens réunis par deux ou pris d’un seul tenant. Elles font penser immédiatement à la relation homme femme au sein du faîte du plaisir, c’est d’un invisible pris dans le canevas de la suggestion heureuse, la grande affaire de l’art plastique.  Tout cela sortant d’un obscur plaisant.

Exposition à l’institut français de Kénitra

M’barek Housni

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