Un théâtre qui doute

Par: Ahmed Massaia

N’en déplaise à ceux qui cultivent la tiédeur et la langue de bois, je commencerai cette chronique par citer Pascal, selon lequel : «vouloir plaire à tout le monde, ce n’est plaire à personne». La dernière livraison de l’aide publique à la création théâtrale ne déroge pas à cette vérité. En tout cas, elle montre bien notre incapacité à nous débarrasser du prosélytisme qui a longtemps caractérisé notre politique théâtrale.

Certes, des efforts considérables ont été entrepris et ce, à plusieurs niveaux : infrastructures de base, organisation sociale du métier grâce à une collaboration étroite entre le ministère de tutelle et le Syndicat National des Professionnels du Théâtre d’un côté et de la Fédération Nationale des Troupes Professionnelles de l’autre. Hélas, même si le fonds d’aide à la création théâtrale a subi au fil du temps des augmentations substantielles, nous ne pouvons pas dire qu’il satisfait pleinement un art qui nécessite beaucoup de moyens et qui fait vivre des centaines d’artistes et de techniciens. Pire, malgré l’augmentation de ce fonds dans sa globalité, l’aide est, d’abord, attribuée à des dizaines de troupes indifféremment de leur qualité artistique et de leur présence au sein du paysage théâtral national et international. Les critères de solvabilité, de créativité et de présence au sein du théâtre professionnel ne sont nullement respectés.

Ensuite, elle est s’est réduite en peau de chagrin pour chacune des troupes professionnelles passant de 260 000 dhs (début années 2000) à une centaine de milliers de dhs aujourd’hui. Une telle approche ne peut conduire qu’à une politique de misérabilisme qui, comme chacun le sait, nuit considérablement à la création. Caresser tout le monde dans le sens du poil  nuit considérablement aux troupes professionnelles qui ont su rehausser le niveau de nos productions théâtrales et mettre notre théâtre au diapason du théâtre moderne.

On connaît l’argument derrière lequel se cache tout responsable quand il veut noyer le poisson selon lequel toute opération d’octroi de deniers publics repose sur une législation «démocratique» puisque qu’une commission est nommée à cet effet. Mais personne n’est dupe car on sait comment cela se passe au niveau du choix des membres de la commission. Elle est souvent taillée sur mesure et noyautée par des personnes qui roulent pour la politique du Ministère. Cependant, sans présomption aucune et en admettant que cette dite commission est souveraine, cela ne dédouane en rien le premier- responsable du département de la culture qui doit veiller à mener une politique mûrement réfléchie et s’assurer de sa bonne exécution.

Grâce au militantisme de certains hommes de théâtre et à l’apport esthétique des lauréats de l’ISADAC, la situation du théâtre marocain fait honneur à notre pays. L’apport des lauréats de l’ISADAC n’y est pas étranger. Le théâtre marocain a progressé et se place désormais au sommet de la création théâtrale arabe. Mon jugement n’est ni générationnel – un croulant qui défend les jeunes – ni politique puisque j’ai toujours combattu l’idée partisane dans le domaine de l’art.

Elle n’est pas non plus sentimentale du fait que je défends les lauréats de l’ISADAC parce que j’ai dirigé cette institution durant une douzaine d’années. Elle émane d’un passionné de théâtre, un chercheur, un critique de théâtre impartial et un écrivain. Mes convictions ne datent pas d’aujourd’hui. Elles ont toujours été les miennes même quand j’étais membre de la commission d’aide à la création et à la diffusion théâtrales lors de ses premières éditions et que j’ai dû protester contre cette «politisation» de l’aide à la création théâtrale.

Beaucoup d’acquis ont boosté la situation autant esthétique qu’économique et sociale des hommes de théâtre marocains. Un retour en arrière serait un coup de semonce pour un art qui se caractérise déjà par la fragilité et l’indifférence. Tout responsable à la tête du département de la Culture devrait être conscient du fait que les enjeux de la création théâtrale, qui est  l’une des stratégies de productions culturelles, sont multiples. Elles sont esthétiques, économiques et sociales.

Elles sont esthétiques parce que toute création vise à améliorer le goût du citoyen, à orienter son regard, une stratégie d’éducation des plus efficaces. Le théâtre est une production culturelle qui a ses spécificités. C’est un art de la représentation, un art vivant qui a un impact direct sur les consciences, qui agit sur les sensibilités et les conditionne, qui influe sur le comportement et façonne le savoir-faire et le savoir-être. Et c’est dans ce sens qu’il doit être considéré avec beaucoup de perspicacité et de professionnalisme.

Comme n’importe quoi ne peut entrer à l’école parce qu’il s’agit de la formation des esprits, n’importe quoi ne peut entrer dans les théâtres : n’importe quoi ne peut être présenté au public au risque de le faire dégoûter du théâtre surtout quand les spectacles sont cautionnés par les pouvoirs publics. La situation du théâtre est tellement fragile dans notre pays qu’elle doit être mûrement pensée et menée pour asseoir une bonne éducation artistique sans laquelle tout développement théâtral devient illusoire. C’est une responsabilité citoyenne, politique, que de veiller à l’éducation artistique en prônant l’excellence.

Elles sont économiques car, comme chacun le sait, les besoins du théâtre sont très importants : organisation administrative, moyens techniques, rémunération en amont et en aval des artistes et des techniciens, exigences matérielles et bien entendu les moyens de subsistance de la troupe quand celle-ci ne vit que de son art et c’est le cas de la plupart des troupes professionnelles. Or, comme chacun peut le relever, l’aide à la production théâtrale et à la domiciliation des troupes (avec le montage du spectacle dedans) est dérisoire (entre 80 000 et 140 000 dhs pour la production et 370 000 dhs pour la domiciliation d’une troupe. En outre cette aide est attribuée à plusieurs troupes  (45 au total) dont plusieurs ne sont pas connues dans le paysage théâtral marocain.

Comment peut-on alors distribuer de la misère et exiger de ces troupes d’être les locomotives du théâtre marocain ? Nous avons entendu certains hommes de théâtre déclarer à la presse la nécessité de s’appuyer sur le privé et d’abandonner le service public, de «privatiser» en quelque sorte (une journée d’étude a même été organisée par le ministère dernièrement portant sur ce sujet) car «le théâtre se porte bien et que les théâtres sont tout le temps complets». Ainsi!.

Nous n’avons pas cessé de le dire, le théâtre est un service public. Et en tant que tel, il doit bénéficier de toute l’attention des pouvoirs publics afin de lui attribuer les moyens qui s’imposent pour survivre et pouvoir participer au développement autant culturel, esthétique qu’économique du pays. Ceux qui prétendent -et suggèrent- «l’industrialisation» du théâtre se trompent. Ils sont loin  d’être des hommes -et des femmes- de culture au fait de la chose culturelle dans le contexte marocain. Les collectivités territoriales autant que le privé ont d’autres préoccupations que la culture. La culture en général et le théâtre en particulier malgré les nombreux efforts en termes d’infrastructures -et d’aide à la création aussi, il faut le reconnaître-  est loin de s’insérer dans la société marocaine comme  une activité pérenne  et encore moins comme une nécessité.

Elles sont sociales enfin parce que c’est un secteur d’activité qui ne fait pas encore partie des priorités dans la politique générale du pays. Certes, grâce au dynamisme et à la compétence des membres des deux structures syndicales du théâtre, la situation de l’homme de théâtre marocain s’est substantiellement améliorée. Nous sommes passés des ténèbres à la lumière mais cette lumière est encore vacillante. Elle est encore tributaire des moyens mis à disposition de ses générateurs pour qu’elle se stabilise et devienne éclatante. Fragiliser davantage cette frange de la société et la faire douter d’elle-même et de l’art qu’elle défend et pratique avec beaucoup d’abnégation est un acte discriminatoire que tout citoyen digne de ce nom ne saurait accepter. Un théâtre qui doute – non pas le doute objectif, celui des créateurs et des philosophes mais celui qui perturbe l’entendement et paralyse l’action -, est un théâtre qui risque la sclérose, un théâtre qui ne peut progresser et prospérer dans la sérénité et la liberté d’action et le partage.

Prendre en considération toutes ces données fondamentales du théâtre et les intégrer dans toute réflexion autour du théâtre reviendrait, à n’en pas douter, à veiller à la promotion du théâtre, à son intégration dans le tissu culturel et social de notre pays pour le mettre au diapason du monde moderne. Le «couffin du ramadan» ne saurait convenir à une activité qui, le moins qu’on puisse dire, est le produit de l’imaginaire qui a une valeur symbolique et culturelle, un patrimoine immatériel, l’acte réflexif par lequel on participe à la formation des esprits. Et quand bien même il s’agirait de la panse parce que tout ce monde doit vivre décemment -on en est réduit à çà malheureusement- comment peut-on consacrer une misère pour toute une profession qui compte des centaines de personnes  et qui nécessite des moyens considérables? La politique de sustentation des troupes pour qu’elles ne meurent pas, faire plaisir au maximum pour faire bonne figure reviendrait à fragiliser davantage cette frange de la société et la maintenir dans la médiocrité qui, comme chacun le sait, est l’ennemie de l’art.

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