Repensons l’université marocaine pour contrer l’islamisation du nihilisme et la radicalisation de l’islam

(1ère partie)

Le meurtre abject et odieux par décapitation et égorgement des deux femmes scandinaves perpétré près du village touristique d’Imlil nous interpelle tous, nous met au défi, mais surtout nous invite à dépasser les conflits d’intérêts qui stérilisent l’action politique efficace et à réveiller nos institutions éducatives, notamment nos universités, de leurs hibernation prolongée et inertie profonde causées par leur crise existentielle et structurelle dans l’optique de mener une bataille idéologique, intellectuelle et morale continue, pratique, systématique et concertée contre l’extrémisme religieux, la véritable pierre de touche du terrorisme et, partant, extirper les racines de ce mouvement barbare et réactionnaire qui vise, en singeant le même modus operandi employé par Daech de choc et effroi, de ternir le capital image de notre pays avec toutes les conséquences fâcheuses que cela comporte, notamment sur le tourisme, les investissements directs étrangers(IDE) et les taux de croissance.

Pourquoi l’université ?

Aujourd’hui, les universités font face à des pressions économiques exceptionnelles. Leurs recherches appliquées et leur savoir-faire professionnel sont plus nécessaires que jamais, maintenant que de nouvelles découvertes et des connaissances expertes sont devenues indispensables au progrès, à la croissance économique et à d’autres efforts importants pour le pays. À mesure que les carrières deviennent de plus en plus compliquées et sujettes à des changements soudains, les adultes de toutes les professions et de toutes les étapes de la vie souhaitent poursuivre leurs études au moment même où la technologie donne aux gens de partout un accès facile à l’enseignement universitaire. Toutefois, ces demandes croissantes ne devront pas faire oublier à l’université son rôle social et idéologique de nous immuniser et augmenter notre résistance contre les idéologies de la haine, de la barbarie et de la violence.

Bien qu’il soit établi que les institutions de l’Etat sont dialectement interliées, l’université se positionne comme acteur majeur et incontournable dans la promotion du savoir critique et la quête de nouvelles connaissances par l’enseignement, la recherche et l’engagement social. Notre choix de l’université émane de quatre raisons principales :

Au premier abord, ce sont les lauréats des universités (les enseignants, les médecins, les fonctionnaires, les ingénieurs, les humanistes, les entrepreneurs, les scientifiques, les spécialistes des sciences sociales et une multitude d’autres membres de la société) qui enseignent les élèves à l’école, dirigent les institutions tous plans confondus du pays et prennent des décisions importantes qui affectent la société entière.

En second lieu, l’enseignement universitaire sain représente plus que le niveau supérieur du processus d’apprentissage ; c’est une composante critique et vitale du développement humain et éducatif qui s’intéresse prioritairement à l’épanouissement tous azimuts de chaque étudiant et, à cette fin, s’intéresse aux moyens par lesquels la pensée critique, le savoir et le savoir-faire  pourraient profiter à l’ensemble de la société en dehors du campus grâce au développement et à la formation d’une attitude critico-sociale. La perspective socialement active de l’université est motivée par le souci de voir la société elle-même transformée pour le mieux et considère l’inculcation d’attitudes critiques chez les étudiants comme propédeutique à cette fin. Alliant recherche et éducation, l’université offre aux étudiants, aux professeurs, à la communauté universitaire des compétences fondamentales en argumentation critique (raisonnement et déduction) aptes à remettre en question les vieilles habitudes de pensée, s’ouvrir à de nouveaux horizons professionnels et promouvoir l’activisme politique moderniste qui cultive une citoyenneté active, responsable et critique.

En plus, puisqu’il s’est révélé inefficient de tuer les idées avec des bombes et des balles et que la réponse sécuritaire ne saurait se suffire à elle-même et que nous ne pouvons les tuer qu’avec de meilleures idées, des idées qui identifient les causes profondes et complexes de cette mouvance nihiliste et son association systématique avec la mort, l’université demeure capable d’en produire mieux que peut-être n’importe quelle autre institution idéologique. Elle est habilitée de mettre à nue l’organisation et l’idéologie nihiliste de cette mouvance dans sa quête d’une justice et une dignité mythiques, et nous expliquer pourquoi «les perturbés, les vulnérables, les rebelles sans cause – qui décident volontairement de mourir ou d’aller en prison ont peu à voir avec le mouvement, mais sont prêts à déclarer allégeance à Daech pour que leurs actes suicidaires fassent partie d’un récit global». (Olivier Roy).

En dernier lieu, selon le rapport de la Banque mondiale publié en Octobre 2016 sur la situation économique au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, les recrues étrangères de l’État islamique (EI) sont plus éduquées qu’attendu. « Nos travaux montrent que Daech n’a pas recruté ses effectifs étrangers parmi les pauvres et les ignorants, mais plutôt le contraire », soulignent les auteurs de l’étude. Il en ressort notamment que 43,3% des individus concernés ont effectué des études secondaires tandis que 25,4% sont allés à l’université. 13,5% d’entre eux n’ont pas été plus loin que l’école primaire et seul 1,3% se déclarent illettrés. Les 16,5% restants n’ont pas renseigné d’informations à ce sujet. (Figaro, 2016). Vu les raisons suscitées, nous voyons l’université, en dépassant sa crise structurelle, comme l’arme idéologique la plus efficace dans le processus de contrer l’islamisation du nihilisme et la radicalisation de l’islam et, partant, mener un combat idéologique efficace et proactif contre le terrorisme.

Les ressorts profonds de sa crise actuelle :

Malheureusement, la professionnalisation croissante de l’université a fait perdre à cette dernière l’équilibre entre les deux conceptions idéologiques distinctes qui ont caractérisé ses principaux objectifs dans la société moderne : l’université au sein des idéaux scientifiques, défendu par le philosophe allemand Wilhelm von Humboldt, dans laquelle les universitaires associent leurs intérêts de recherche à l’enseignement, disposent d’une autonomie pour décider comment et quoi enseigner et d’une position dominante dans la gouvernance des universités. Les apprenants sont imprégnés à la fois des connaissances académiques et des idéaux culturels nécessaires pour contribuer au développement tous niveaux confondus (Brubacher et Rudy, 1976/2008, Feher 2001) et l’université qui fournit aux couches privilégiées et ouvrières les connaissances et les compétences professionnelles nécessaires au développement économique, leur permettant ainsi de devenir des membres productifs de la société (O’Toole1975; Readings 1996; Jarvis 2001; Middlehurst 2001).

Ainsi, la question légitime et urgente qui se pose avec acuité et pertinence est la suivante : est-ce que l’université actuel peut endosser cette responsabilité de mener un combat idéologique efficace et proactif contre le terrorisme ?

Un diagnostic faussé

Les écrits sur la crise et la réforme de l’enseignement supérieur n’en finissent pas de défrayer la chronique. Toutefois, la plupart de ces écrits ne sont pas respectueux de la rigueur conceptuelle et méthodologique nécessaire pour refléter le plus fidèlement possible la réalité de l’université moderne, démêler les complexités de sa transformation en une institution professionnalisée et mieux comprendre les ressorts profonds de sa crise actuelle et en tirer les leçons pour en sortir. Cela est dû particulièrement à l’incapacité de leurs auteurs de faire sortir leurs analyses et suggestions de l’ornière conçue et construite par l’idéologie fataliste néolibérale qui est en train de remodeler l’identité universitaire. Par voie de conséquence, ces auteurs proposent les mêmes pistes de solutions que celles prônées par la banque mondiale, l’arme financière du néolibéralisme, qui prétend améliorer l’efficacité et la qualité de l’enseignement supérieur, et y instaurer plus d’équité, par le biais des quatre axes de réforme suivants :

  • Encourager une plus grande différenciation entre établissements, y compris le développement d’établissements non universitaires tant publics que privés, car la Banque Mondiale taxe le modèle européen traditionnel d’université de recherche comme coûteux et inadapté. Pour assurer et soutenir la viabilité du secteur privé dans l’enseignement supérieur, la Banque Mondiale exhorte les gouvernements à élaborer des politiques et un cadre législatif qui évitent les mesures dissuasives comme le contrôle des droits d’inscription, et qui comprennent des mécanismes d’habilitation, de suivi et d’évaluation des établissements privés ainsi que l’octroi d’une équivalence étatique d’office de leurs diplômes.
  • Inciter les établissements publics à diversifier leurs sources de financement, notamment en obligeant les étudiants à participer aux coûts, et subordonner étroitement l’octroi des fonds publics à la qualité des résultats. Les gouvernements peuvent encourager les établissements d’enseignement supérieur publics à mener des activités productrices de revenus -par exemple, des formations en temps aménagé ouvertes aux salariés, des formations continues et à distance de brève durée, recherche sous contrat pour l’industrie et autres services privés et publics.
  • Redéfinir le rôle de l’Etat dans l’enseignement supérieur :1) établissement d’un cadre cohérent de politique générale ; 2) recours accru aux incitations et aux instruments privilégiant le marché dans l’application des politiques ; et 3) octroi aux établissements publics d’une autonomie accrue de gestion.
  • Adopter des politiques conçues explicitement pour donner la priorité aux objectifs de qualité et d’équité au regard desquels les progrès peuvent être mesurés; les objectifs sont les suivants : 1) meilleure qualité de l’enseignement et de «la recherche»; 2) réceptivité accrue de l’enseignement supérieur aux demandes du marché du travail; et 3) plus d’équité avec des programmes de subventions expressément destinés aux étudiants à revenu très faible et des programmes de travail-études sans que cela n’affecte la qualité. (Evenett, Simon J.; Primo Braga, Carlos A., Higher education : the lessons of experience The World Bank.2005).

C’est dans cet esprit que beaucoup d’universitaires s’efforcent, sciemment ou non, à exhorter les autorités compétentes d’accélérer l’implémentation des stratégies de réforme préconisés par la banque mondiale, car ils croient que le remède à tous les maux de l’université réside dans une professionnalisation  illimitée et dans sa soumission  aux  lois du marché, , avec pour résultat l’identification de l’étudiant en tant que consommateur du savoir professionnalisant, et donc de l’université en tant que fournisseur, de certification et de diplômes bénéficiant du label d’Etat.

A titre d’illustration de ces écrits, nous citons l’article, paru dans Media24 du 12 juil. 2018, intitulé : Pour une vraie réforme de l’enseignement supérieur, de Jawad Amahmoul, Docteur en droit – Enseignant chercheur, qui propose quatre axes d’une nouvelle « vraie » réforme qui regorgent des contradictions flagrantes et profondes. Ses axes sont : 1- Instauration d’un système sélectif, pour l’auteur « Tout étudiant, quoique titulaire du baccalauréat, n’est pas apte à suivre un cursus académique ».  2- Préparation d’une alternative crédible qui «n’est autre que la professionnalisation complète de l’enseignement supérieur». «C’est ce qu’ont fait les pays qui peuvent nous servir de modèle à ce titre. « Martèle-t-il 3- Promotion de la recherche scientifique 4- Promotion du livre universitaire pour combler la pénurie d’ouvrages académiques.

Le président de l’université Hassan II, le Pr. Idriss Mansouri, dans une interview accordée à l’économiste du 11/06/2018, demande que «ces établissements aient le droit de choisir leurs étudiants en instituant des prérequis». Il suggère par ailleurs l’introduction des frais d’inscription pour les ménages capables de payer. «Nous devons briser ce tabou qui l’est de moins en moins d’ailleurs. Rien ne justifie en effet que les ménages qui ont les moyens ne participent pas au financement de la formation». précise-t-il. Il ne s’oppose pas à la professionnalisation de l’université pour autant que les charges de financement soient satisfaites par l’Etat et les familles aisées, sans mentionner le secteur privé à qui l’université produit une main d’œuvre qualifiée, et il regrette que «cette dynamique (professionnalisation) se soit vite heurtée à la contrainte financière».

Pour que l’université joue son rôle sociétal, il faut comprendre et s’attaquer aux racines de la crise :

Avant de passer à l’analyse des risques de la professionnalisation de l’université et sa capacité de relever les défis de lutter contre le terrorisme, il est, de prime abord, nécessaire de clarifier deux points essentiels qui obscurcissent encore toute vision profonde, réelle et cohérente de la crise de l’enseignement supérieur et le processus de réforme entamé. Ces deux points sont :la nature de l’université néolibérale et les risques idéologiques graves à éviter d’urgence pour que l’université remplisse son engagement social et idéologique.

Beniaich Mohamed

(Ex-membre du CC du PPS)

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