Youssef Belal: «La pensée émancipatrice d’Aziz Belal au néo-colonialisme dans le Maroc contemporain»

Dans un contexte où les travaux d’économie politique manquent cruellement, je crois qu’il est important de renouveler cette étude scientifique du néo-colonialisme et du rôle que jouent la bourgeoisie et le régime marocain dans sa perpétuation. Les travaux de recherche en économie politique, mais aussi en sociologie économique, en science politique ou en anthropologie, doivent jeter la lumière sur cet aspect.

S’il est nécessaire d’analyser les mécanismes et les formes du néo-colonialisme, il convient également de s’orienter vers son dépassement. On ne saurait se limiter a une critique aussi étoffée, rigoureuse et pertinente soit-elle. Plus profondément, pour dépasser ce néo-colonialisme, nous devons réfléchir aux conditions qui nous permettraient de réaliser une véritable émancipation.

Emancipation et facultés créatives

Pour Aziz Belal, l’émancipation renvoie à « ce que donne cette société à l’être humain en vue de l’aider à mettre en œuvre ses facultés créatrices», et consiste à «susciter chez les hommes la conscience de leur situation, de leur potentiel, de leurs possibilités. Il ne s’agit pas seulement de développer en eux la volonté de vivre, parce que cette volonté existe, mais une volonté d’être réellement homme, une volonté de s’épanouir, une volonté d’affirmer sa dignité, c’est à dire, au fond, une volonté d’être réellement libre, et de construire sa liberté»[5].

On voit ici clairement la conception qu’avait Aziz Belal du développement, une conception aux antipodes de l’économisme ou du technicisme. Plus généralement, ce qu’il soulève dans ce passage, c’est la relation entre l’activité matérielle de l’homme et sa capacité d’émancipation. Plutôt que d’être aliénante l’économie doit offrir aux hommes la possibilité de dépasser la condition matérielle, et de s’en libérer. C’est tout le paradoxe de l’économie et de la vie matérielle : nécessaire, mais elle ne saurait avoir sa fin en soi, car elle doit être tournée vers une fin plus haute, à savoir la liberté. On voit ici comment la pensée émancipatrice et la liberté sont les principes qui doivent guider l’économique, le culturel et le politique.

Pour ma part, j’explore la dimension émancipatrice en relation avec la reformulation des formes de l’être arabe et islamique. C’est une question qui me préoccupe dans mes travaux sur l’Islam et la pensée islamique. Quel est le rapport entre notre passé et notre présent et la manière dont nous nous projetons dans l’avenir? Comment de nouveau faire sens après la rupture coloniale?

Dans un contexte marqué par les fausses oppositions entre Islam et émancipation, où l’Islam serait un obstacle à l’émancipation, je rappellerai ici que l’œuvre d’Aziz Belal cherche aussi à dépasser cette dichotomie orientaliste.

Dans plusieurs de ses travaux, il soulignait l’importance qu’il fallait accorder tant à notre relation à notre passé qu’à la dimension culturelle. Dans le débat qu’il avait eu avec Abdellah Laroui sur la question «du retard historique et de la tradition» et publié par la revue Lamalif en 1974, Aziz Belal dit : «Mais n’y a-t-il pas quelque chose à récupérer dans cet héritage à intégrer à une pensée nationale nouvelle?» «Est-il possible d’arriver à une synthèse et pas uniquement sur le plan théorique?

Ainsi que l’ont fait par exemple les sociétés chinoise et vietnamienne qui avancent à leur façon ? Je pose donc la question : étant donné l’originalité culturelle du monde arabe, de la civilisation arabe, est-il possible pour nous de concevoir une telle synthèse et jusqu’à quel point ?»

Un blocage au niveau de la création

Dans une autre de ses interventions au cours de ce débat, il est plus explicite encore: «il y a un phénomène d’inhibition provoqué par la civilisation occidentale décelable notamment dans le courant «technocratique moderniste» qui affecte les cadres techniques et administratifs par exemple. Je pense que dans notre société et dans les sociétés arabes dans leur ensemble, il y a un blocage au niveau de la création intellectuelle, culturelle et idéologique en grande partie à cause de cette inhibition ou aliénation. On n’utilise pas le passé pour redonner confiance en nos propres capacités et on imite l’Occident sans créer ; d’où le blocage».

Ces questions sont d’autant plus cruciales dans le contexte des révoltes arabes, et particulièrement la relation entre le mouvement islamique et le mouvement séculier ou laïque. Nous ne pouvons pas nous permettre de reproduire des situations similaires au drame égyptien de l’été 2013 et la répression sanglante qui s’en est suivi. Un des aspects du problème est la relation entre ceux qui se réclament du référentiel islamique et du référentiel séculier ou laïque. Nous devons au contraire produire les conditions d’une formulation de la question islamique qui nous réconcilie avec notre passé et offre dans le même temps les conditions d’une politique juste, démocratique et émancipatrice.

«On imite l’Occident sans créer»

Sur ce plan, je serai en désaccord avec l’historicisme qui estime que les pays arabes et de manière plus générale les pays du Sud doivent reproduire l’expérience historique de l’Europe. Cela implique également que nous ne soyons pas dans une situation d’imitation de l’Occident ou d’un rapport dogmatique avec la modernité (Je rappelle les mots d’Aziz Belal «on imite l’Occident sans créer, d’où le blocage»). La modernité n’a rien de sacré, et doit aussi être soumise à l’exercice de pensée critique. Cela implique précisément de revendiquer notre droit à la créativité historique et notre droit à renouveler la transmission interrompue par la colonisation, et à la réinscrire dans une nouvelle temporalité.

Plus précisément, la question de la permanence de l’être islamique par-delà les changements et les ruptures est un élément central dans toute réflexion sur la relation entre le passé et le présent, et sur le dépassement du néo-colonialisme. Cette permanence de l’être islamique renvoie à l’herméneutique, c’est à dire à la compréhension et à l’interprétation de textes fondateurs de la culture islamique.

Pour moi, l’herméneutique n’est jamais un exercice clos et consiste à renouveler constamment l’exercice d’interprétation des signes. Pour moi, le sens du monde dans lequel nous vivons ne peut se limiter à être un simple donné, et je refuse l’injonction qui consiste à dire : puisque le monde actuel est régi par l’Occident et la modernité occidentale, vous devez vous pliez à ses règles et adopter le sens qui s’impose à vous. Un sens imposé et unilatéral, produit d’un rapport de pouvoir, ne peut que produire de l’aliénation. Aussi, la construction du sens ne peut se faire que de manière dialectique, dans un double rapport de négation et de dépassement. Et j’entends la négation dans l’acception hégélienne du terme, c’est à dire une négation qui dans le même temps affirme une positivité et s’approprie ce qu’elle nie. Et le dépassement ne peut se faire que dans une interprétation de la source qui est dans le même temps une double temporalité : retour et remontée vers la source et son actualisation dans le présent. C’est là le sens primordial et premier de la shari’a.

La construction du sens du monde en rapport avec l’être islamique ne saurait produire une conception utilitariste du monde régi par les intérêts individuels dans le cadre de l’Etat moderne comme c’est le cas dans la conception dominante de la modernité occidentale. La construction à laquelle je pense se fait d’abord autour de la communauté, et d’un espace politique qui n’est pas le monopole de l’Etat. C’est aussi une construction qui repose sur l’éthique dans un monde où la formulation du droit moderne s’est faire en écartant la dimension éthique.

Je ne saurai vous dire à quoi pensait exactement Aziz Belal lorsqu’il parlait de nécessité de synthèse entre le passé et le présent à partir d’une revalorisation et une reformulation de la tradition plutôt que de son rejet (ainsi par exemple lorsqu’il dit «s’appuyer sur notre héritage culturel pour avancer»), mais on peut entrevoir ces éléments de synthèse dans ses travaux sur la pensée économique d’Ibn Khaldun qui montrent en quoi le retour à des textes fondateurs du passé peuvent être une source d’inspiration pour le présent.

J’ai essayé ici de mettre en relation quelques éléments de sa pensée avec ma propre réflexion. C’est cette approche qui permet précisément de rendre possible la transmission filiale et intellectuelle.

Enfin j’aimerai conclure sur un autre aspect de cette transmission possible sur le plan éthique et politique, et plus précisément la question de la relation entre la science, l’éthique, et la politique à travers la figure de l’intellectuel.

Il n’y a «d’intellectuel que critique»

Comme vous le savez, les intellectuels sont devenus une espèce rare. Pour moi, il ne saurait y avoir d’intellectuel que critique du pouvoir. Comme le disait l’intellectuel Edward Said dans son livre Representations of the Intellectual, «l’intellectuel au sens vrai du terme, se réclame de valeurs et de positions de principe, qui le mettent précisément en position de dire la vérité au pouvoir»[6], l’intellectuel a pour «devoir d’interpeller le pouvoir». Ce devoir de dire la vérité au pouvoir, il faut parfois en payer le prix, (et certains aujourd’hui encore en paient le prix par la prison).

Alors que plusieurs intellectuels marocains des années 1960 et 1970 ont payé le prix fort pour avoir interpellé le pouvoir, on ne peut que constater l’absence de l’intellectuel aujourd’hui. Ceux qui disposent d’une formation académique poussée et d’un capital culturel, c’est à dire qui avaient la potentialité d’avoir ce rôle d’intellectuel se sont depuis longtemps convertis à l’expertise, et cherchent à travers l’université des tremplins pour se rapprocher du pouvoir. Comment attendre de ces experts qu’ils exercent une fonction critique lorsqu’ils ont vendu au pouvoir leur silence ou leur plume pour quelques dirhams ou quelques honneurs de plus ? Je me souviens que dans les années 1980, Mehdi al-Mandjra dénonçait les mercenaires qui avaient vendu leur âme.

La force de la transformation

Au-delà de la dimension polémique de la question, il y a un problème structurel qui se pose. Dans ce colloque, nous avons vu que l’usage de la pensée d’Aziz Belal dans une perspective de gestion ou de marketing posait problème. En réalité, cette question est liée à la transformation de l’université. Alors que l’université était dans les années 1960 et 1970 un espace de pensée critique, elle est devenue un espace de formation technique où l’objectif est non pas l’acquisition du savoir, de la culture ou l’exercice de la pensée critique mais celui de «l’employabilité» des diplômés comme le dit un certain jargon. Au-delà des choix politiques, il y a bien entendu une anxiété réelle des étudiants et des familles dans une économie marocaine qui n’est pas en mesure d’absorber les 250 000 nouveaux entrants par an sur le marché du travail (il faudrait 7% de croissance par an). L’économie marocaine crée très peu d’emplois nets chaque année, et parfois se trouve en situation négative. Cette anxiété est légitime, mais elle ne doit pas créer une fausse opposition entre d’un côté la pensée critique et de l’autre les nécessités de la vie matérielle. Apprendre à penser –et il ne s’agit pas pour moi de stocker des connaissances-, c’est apprendre à être libre. Et c’est en étant libre que l’on peut faire des choix fondés, et déterminer par exemple le travail qui nous convient le mieux, dans lequel l’individu peut s’accomplir, être créatif et libre et non s’aliéner dans une activité uniquement pour des considérations matérielles.

En ce sens, il faut penser l’université dans des termes qui nous permettent de retrouver cet espace de pensée critique et d’initiation à cette pensée critique. Il faut réintroduire dans notre enseignement cette dimension là où elle n’existe plus, et la renforcer là où elle a été marginalisée. Et organiser des journées comme celles-ci y contribuent grandement car c’est dans l’étude et la transmission des écrits des principaux penseurs marocains en économie, en histoire, en philosophie et dans les autres disciplines, que nous pourrons mener à bien cette ambition. Ces écrits doivent être une source d’inspiration non pas fétichiste et figée mais une source d’inspiration vivante. C’est en questionnant notre réel à partir de ces écrits mais aussi ces textes à partir de notre réalité que cette pensée critique prend forme.

Il y avait indéniablement une grande cohérence entre l’engagement d’Aziz Belal en politique et le fait d’étudier l’économie. La science et la politique étaient deux vocations qui se nourrissaient l’une de l’autre autour d’une éthique. Autrement dit, le savoir et l’action se sont construits chez lui autour d’impératifs catégoriques qui ne cédaient jamais à la négligence académique ou à la compromission politique.

Comme le rappelait le regretté Abdelkebir Khatibi dans sa postface a l’ouvrage regroupant les articles scientifiques de Aziz Belal parus dans le Bulletin économique et social du Maroc (BESM) et intitulé Impératifs du Développement national [7]: «sa vie justement consistait à donner une cohérence progressive a la parole, a l’écrit et à l’action –au service des transformations sociales. C’est ce qui définit l’intellectuel organique qui se réalise dans la force de transformation».

Notes

Je tiens à remercier M. Ahmed Grar, le département de sciences économiques et de gestion ainsi que tous ceux qui à l’Université Cadi Ayyad ont organisé de près ou de loin ce colloque.
Je remercie également tous ceux qui sont venus contribuer, par leurs interventions à cette rencontre, à l’échange autour de la pensée d’Aziz Belal.
[1] Abdellah Laroui, L’Idéologie Arabe Contemporaine, Maspero, Paris, 1967 et La Crise des Intellectuels Arabes, Maspero, Paris, 1974.
[2] Aziz Belal, L’Investissement au Maroc et ses enseignements en matière de développement économique, Paris- La Haye, Mouton, 1968, p.390.
[3] Aziz Belal, Développement et Facteurs non-Economiques, SMER, 1980.
[4] Allocution de l’économiste Russe Youri Popov au symposium international autour de la pensée d’Aziz Belal tenu en novembre 1982 à Casablanca, http://albayane.press.ma/index.php?option=com_content&view=article&id=17094:allocution-du-professeur-youri-popov-urss-au-symposium-international-tenu-en-novembre-1982-a-casablanca-&catid=46:societe&Itemid=121.
[5] Aziz Belal, Impératifs du développement national, SMER, Rabat, 1984.
[6] Edward Saïd, Representations of the Intellectual, Vintage Books, 1996, traduit en français sous le titre Des Intellectuels et du Pouvoir, Seuil, 1996, p.95.
[8] Aziz Belal, Impératifs du Développement national, SMER, Rabat, 1984 p. 205.
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