«Le Diable au corps» de Raymond Radiguet


Raymond Radiguet est une étoile filante dans le firmament de la littérature française. Né en 1903 et mort prématurément en 1923, il n’a laissé derrière lui que deux romans: Le Diable au corps  (1923) et Le Bal du Comte d’Orgel (1924).

Par ces deux récits, dont la fluidité du style, la subtilité du phrasé et l’émotionnel du descriptif sont la marque diacritique, l’auteur adolescent fait bel et bien son entrée fracassante dans la scène littéraire de l’après-guerre. Ainsi, quand Le Diable au corps a été publié, le succès est immédiat, immense et mitigé. Lui et ses amis ne s’en cachent ni ne s’en excusent. Du reste, son premier roman a suscité une levée de boucliers dans le milieu conservateur et conformiste. Ce dernier lui reproche, d’une part, sa désinvolture et son insolence et ne lui pardonne pas, d’autre part, son silence sur les horreurs et les atrocités de la Grande Guerre. En revanche, la critique y voit les prémisses/prémices d’un auteur talentueux et la promesse d’un futur grand écrivain. Jean Cocteau écrit: «Il rendait leur jeunesse aux vieilles formules. Il dépatinait les poncifs. Il décapait les lieux communs (…). C’était son privilège. Il était le seul à pouvoir y prétendre». Bernard Grasset, son éditeur, associe souvent sa précocité à celle de Rimbaud et voit en lui «un « jeune » authentique [qui] souleva une tempête (…) car il devait heurter tout le monde». François Mauriac précise que «dans Le Diable au corps, Radiguet nous livrait de son printemps une image sans retouche. A défaut de retouche, son œuvre devait de paraître choquante, parce que rien ne ressemble plus au cynisme que la clairvoyance».

Un roman à succès, Le Diable au corps séduit et dérange, plaît et déplaît, accroche et répugne, réjouit et désole.D’abord par le thème et la franchise qu’il exige : l’amour adultérin entre un adolescent (je) et une jeune fille récemment mariée (Marthe) dont l’époux(Jaques) est obligé d’aller au front. Ensuite par les circonstances qui constituent la toile de fond sur laquelle se déroulent les péripéties de cette idylle coupable aux yeux des voisins et des deux familles : la guerre de 14-18 dont on reçoit les échos discrètement à travers les lettres amoureuses du mari. Enfin par la fin tragique de la jeune mariée : elle meurt après avoir donné naissance à un enfant auquel, paradoxalement, son amant renonce et son époux trompé s’attache. L’ordre semble rétabli et les deux hommes ne gagnent ni ne perdent rien.Toutefois on a affaire à un ordre illusoire et injuste, car il est bâti sur le mensonge tacite et mutuel des deux hommes et sur le malheur de la femme qui a souffert le martyre. À la fin du roman, on lit cet aveu: «en voyant ce veuf si digne, je compris que l’ordre, à la longue, se met de lui-même autour des choses. Ne venais-je pas d’apprendre que Marthe était morte en m’appelant, et que mon fils aurait une existence raisonnable?» La question-clausule donne à voir un jeune garçon qui tend, à tort ou à raison, à se disculper d’un amour sulfureux, à justifier son choix définitif, à se faire croire que Marthe lui voue, jusqu’au dernier souffle, une passion sans limite.

Le mérite de ce roman audacieux et scandaleux réside ailleurs.Ila réussi à sonder l’âme tourmentée d’un couple singulier, à dévoiler les arcanes d’une passion absolue et interdite, à mettre à nu les vicissitudes d’une idylle anathématisée par la société. Bref examiner à la loupe la psychologie d’une adolescence sans repères ni ancrage, d’une jeunesse abandonnée à son sort lors d’une période de crise mondiale, condamnée au désœuvrement, à l’oisiveté et à la vacuité. Les adultes vont à hue et à dia à la guerre et laissent derrière eux leurs femmes et les jeunes garçons. Aussi, dès l’orée du roman, par le procédé de déculpabilisation et d’autojustification, le héros, conscient de la situation périlleuse où il vit, affirme-t-il péremptoirement : «Je vais encourir bien des reproches. Mais qu’y puis-je? Est-ce ma faute si j’eus douze ans quelques mois avant la déclaration de la guerre? Sans doute, les troubles qui me vinrent de cette période extraordinaire furent d’une sorte qu’on n’éprouve jamais à cet âge (…). Je ne suis pas le seul. Et mes camarades garderont de cette époque un souvenir qui n’est pas celui de leurs aînés. Que ceux déjà qui m’en veulent se représentent ce que fut la guerre pour tant de très jeunes garçons : quatre ans de grandes vacances». D’entrée de jeu, le jeune adolescent, sans hésiter le moins du monde, met ses frasques juvéniles sur le compte des aînés, les inculpe à mots couverts, voit en eux la cause principale de son aventure amoureuse et considère la guerre dont il n’est pas responsable comme le seul déclencheur de ses incartades. En d’autres termes, il accuse les autres pour mieux plaider non-coupable ; il les offense pour mieux se prémunir ; il les attaque de front pour mieux se cuirasser. Il veut à tout prix damer son pion aux leurs et triompher de leur sérieux culpabilisant. Sur un fond tragique de la mort quotidienne, le héross’évertue à assouvir sa soif libidinale dans «les polissonneries du jeudi», en goûtant aux petites filles des voisins, offertes à ses convoitises incessantes. De telles foucades seront couronnées au final parla rencontre inattendue avec Marthe, si bien que sa vie emprunte une pente, certes escarpée, sinueuse et balisée de risques, mais fleurdelisée de félicité : «je devais à la guerre mon bonheur naissant ; j’en attendais l’apothéose». Si étrange que cela puisse paraître, la tragédie de toute l’Europene profite qu’à lui et son amante. Il se délecte d’un amour égoïste, dans une incurie qui frise ici et là le cynisme. Il craint que la guerre n’aboutisse à son terme, car sa fin signifie pour lui la fin de sa relation avec Marthe : «Déjà, nous envisageons la fin de la guerre, qui sera celle de notre amour».

Cela dit, le héros ne manque point d’analyser au scalpel son aventure amoureuse en dépit de son adolescence : «mon prétendu amour ne m’empêchait pas de la juger», se dit-il. Il porte sur sa passion un regard lucide et critique, un regard qui la lui fait paraître fluctuante, problématique, voire contradictoire.Ainsi il s’étonne de juger laids les goûts de Marthe qu’autrefois il trouvait beaux, s’explique pourquoi tantôt il lui adresse la parole tantôt il se calfeutre dans le silence, s’efforce de comprendre ce mélange de désir et de remords qui s’emparent de lui chaque fois qu’il la rencontre,veut appréhender son attitude virile qui domine la femme, mais qui vire,un instant après, à la soumission enfantine, entreprend d’élucider les raisons qui font de l’amour à la fois un supplice et une béatitude.

Pris entre l’amour et le désamour, «maintenant que j’étais sûr de ne plus l’aimer, je commençais à l’aimer», tiré entre sa volonté de régner en maître et son comportement d’adolescent, le héros vit son expérience amoureuse dans le tourment et la joie, le désordre et l’ordre, l’indécision et la détermination, l’insatisfaction et le contentement. Au vrai, dans ce petit roman, Raymond Radiguet explore à merveille les drames de la passion amoureuse, les vertiges du désir, la confusion des sentiments, «les mille contradictions d’ [un] âge aux prises avec une aventure d’homme». A une époque où toute l’Europe sombre dans le chaos, le jeune écrivain lève le voile sur l’une des pulsions (Eros) qui, comme la guerre, semble hâter la fin tragique de l’homme et le précipiter dans un abîme infernal.

Berrezzouk Mohammed

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