Khamroun: Le piéton céleste de Casablanca

Rédouane Taouil*

«Un homme c’est toute l’époque, comme une vague est toute la mer». Cette maxime de Sartre sied bien à cet étonnant aimant heureux de la parole et du rire qui est emblématique du Maroc des années soixante où la double injonction, «écoute» de la magique radio, et «lis» des maîtres-livres de l’école a été un guide précieux sur le chemin des initiations à l’existence. Arpenteur des rues de la ville, il aime déambuler dans les replis de la mémoire et partager dans une complicité rieuse ou dans un regret muet des fragments de souvenirs.

«Sensible comme une antenne de papillon», cet affectueux promeneur force à user à son égard de cette expression de Francis Picabia. Il déploie son empathie, à l’image de Jean Arp, «entre les échos et les phrases/entre les reflets/des échos des miroirs».

Fidèle aux ondes sonores du Maroc d’antan, il évoque les scènes invisibles des pièces de théâtre des soirées et les comédies des matinées dominicales, et quand son cœur s’émeut, il fredonne des compositions teintées de musique espagnole du virtuose du luth, Farid El Atrache ou un chant mélancolique d’Asmahan. Silencieux, ses compagnons songent à «Causerie d’yeux» dont les rimes dues au poète de la plainte de la rosée au sable du Karnak, Ahmed Fathi, s’entrecroisent avec les vers libres de l’homme de radio, Ahmed Arrifi, que magnifie la voix de Abdelhay Sekkali. Et au céleste arpenteur d’entonner un autre hymne aux yeux du même chanteur qui peint les reflets du charme de l’aimé dans la coupe et la lyre. Nul ne reste impassible. Ses amis n’ont-ils pas été saisis, sur les bancs scolaires, par le prologue amoureux de l’ode laudative de Būsīrī : «Est-ce le souvenir au sein de Dhi Salame/Des voisins partis dont te reste la flamme/Qui à ces pleurs de tes yeux ruisselants/Se mêle à des flots impétueux de sang». Comme le rappel des chansons jaillit telles les étincelles d’un feu, le promeneur clame des strophes de «célébration d’une délivrance» où l’enchanteur Ahmed Al Bidaoui chante les cendres odorantes d’un amour défunt.

Ce colporteur de mélodies a la passion du ballon rond chevillée au corps. Quand il est enclin à en livrer les empreintes que porte sa mémoire, il le fait dans des termes marqués d’une nostalgie somme toute bienheureuse. Il recense alors avec grâce les exploits et les occasions perdues, les émerveillements et des déceptions suscités par les matches qu’il a suivis, oreille collée au transistor ou dans les stades. Ainsi, il évoque avec autant de plaisir que de précision les bonheurs renouvelés du festival des stars du football mondial lors du trophée Mohamed V sur la pelouse du Stade d’honneur, les gloires de l’équipe des FAR au championnat et les prouesses du MCO et du KACM en coupe du Trône, les multiples derbys casablancais disputés par les blancs, les bleus, les rouges et les verts, et les matches Maroc-Espagne de 1962 auquel il octroie une signification mythique. Il apprécie, en effet, souligner avec force détails, la prestation fort honorable du onze national en citant les figures légendaires de Di Stefano, Gento, Puskas, Santamaria, Zocco, Del Sol  et Aguiri.

Iconoclaste comme Marcel Duchamp qui ajoute moustache et barbichette à la Joconde, il transforme un nom propre, «Guatemala», en verbe qu’il conjugue au présent de l’indicatif à toutes les personnes y compris le pronom «elles» sur lequel il insiste, comme pour manifester son respect du code galant. Adepte d’associations saugrenues, il semble nourri de la mise en branle de l’esprit prônée par le mouvement de Dada. Porteur de trouvailles curieuses sur la langue apprise dans «Ali et Fatima», il se joue des détournements et des tournures, des élocutions et des proverbes, des calembours et des détours qu’il éparpille comme autant de vestiges incandescents des vertiges de l’enfance. A ses interlocuteurs qui usent et abusent de lapalissades, il oppose ironiquement l’adverbe «évidemment» et à ceux qui commettent des fautes sur la succession de verbes, il rappelle, amusé, que quand deux verbes se suivent, le deuxième se met à l’infinitif. Il aime, à ses occasions, déclarer son amour bilingue pour l’encre violette, symbole du droit d’accès de «tous à l’école» et de l’espoir sublime et légitime d’un futur arbre de vie.

Prince d’un humour qui pointe avec adresse les médiocrités et remet à leur place futile et dérisoire les impostures, il sait railler les quidams qui trébuchent en entendant sonner une monnaie, pliant de rire ses compagnons et arrachant la curiosité discrète des voisins de table. A l’égard des «toupies ronflantes» qui tournent autour de leur ego et s’inclinent en déclinant leur insignifiance, il affiche un mépris de grand seigneur. D’une mémoire prodigieuse, il sait par cœur, outre poèmes, chansons et faits de football, les prénoms de ses interlocuteurs. Il lui arrive, pour égayer ses convives, de simuler de s’être trompé sur un prénom, et quand le mal nommé rectifie, il lui répond que celui qu’il  lui a attribué est bel et bien approprié.

Les séances avec le piéton céleste étaient un fabuleux collage qui conjugue paroles et  sensations, rêveries et dérisions, plaisir et convivialité. Lui, qui était toujours en noces lumineuses avec les mots, voit sa langue épouser la pénombre du silence et inquiéter les regards amis qui se scellent dans une tristesse indicible. S’il est appelé au retour, lucide, il déclinerait à coup sûr, l’invite. Les visages ne s’attachent plus aux visages et les yeux se vouent aux écrans. Casablanca est aussi oublieux et rugueux. Ses amis désespèrent le revoir interpeller le serveur: «garçon dépêchez-vous, vous n’avez plus le temps». Inconsolés, ils demeurent incapables d’adieux.Rien ne vient adoucir le cours du temps.

*Ancien des écoles primaire et secondaire publiques du Maroc

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