Les classes sociales et le problème du développement national

Al Bayane publie le livre de feu Abdel Aziz Belal, éd. SMER, 1980

«Développement et facteurs non-économiques»

L’accession à l’indépendance politique des pays du Maghreb avait suscité au sein des masses populaires une immense vague d’espoir en un avenir meilleur. Les promesses des mouvements nationalistes, aussi vagues fussent-elles, ne pouvaient faire autrement que la  répercuter.

Qu’en est-il vingt à vingt-cinq ans plus tard ?

C’est ce que nous essaierons de voir en analysant les causes profondes de l’échec des tentatives d’unité maghrébine, et dans quelles directions s’est orientée la croissance économique après la fin de la colonisation politique.

La réflexion sur l’expérience marocaine englobera une analyse du rôle et de l’évolution de la bourgeoisie marocaine, tandis que l’expérience algérienne nous permettra d’élargir le débat sur les limites socio-économiques et socio-politiques de la petite bourgeoisie dans le monde arabe.

Les avatars de l’unité maghrébine

Dans la foulée du combat pour l’Indépendance et de l’affermissement de la solidarité de lutte entre les peuples du Maghreb et de leurs mouvements nationaux, l’idée de l’Unité du Maghreb avait fait du chemin. C’est ainsi qu’en avril 1958, une conférence groupant les représentants des trois partis nationalistes du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie, adopta une résolution appelant, les trois gouvernements (Algérie en lutte étant représentée par le G.P.R.A.) à mettre en œuvre tous les moyens en vue de hâter la libération de l’ensemble du Maghreb, en vue de construire cette Unité.

De nombreux facteurs objectifs et subjectifs poussaient au développement du processus unitaire entre les trois pays : non seulement le fonds ethno-culturel similaire, l’histoire commune, l’attachement à une même religion, la force des liens créés par la solidarité de combat contre le colonialisme, mais également les impératifs de l’édification d’un développement socio-économique autonome permettant de résoudre les problèmes tragiques légués par le passé et la colonisation, grâce à une mise en commun des ressources et des potentialités.

Mais dans les premières années qui suivirent les Indépendances, ce ne furent pas les facteurs d’unité et d’intégration qui l’emportèrent, mais davantage les facteurs de différenciation et quelquefois de conflit.

A cela, il y avait plusieurs raisons que nous pouvons résumer comme suit:

1. Les forces socio-politiques qui avaient dirigé la lutte pour l’indépendance des trois pays et la façon dont elles l’imposèrent n’étaient pas les mêmes. Dans le cas du Maroc et de la Tunisie, « Etats de Protectorat », le compromis entre l’impérialisme français et la bourgeoisie nationaliste en vue de l’accession à l’indépendance politique, se réalisera assez facilement, d’autant plus qu’il permettait de préserver une bonne partie des intérêts de l’ex-puissance coloniale. Dans le cas de l’Algérie,  » colonie » puis « départements français », la lutte anticolonialiste sera plus radical et le compromis avec la puissance coloniale plus difficile ; la structure sociale antérieure y projetait sur la scène politique des éléments nationalistes issus en grande partie de la bourgeoisie, dont une fraction se radicalisait dans la guerre de libération et au contact des idéologies avancées.

Ces contrastes seront à l’origine de choix politico-économiques différents, dans le processus de décolonisation économique et dans la stratégie du développement socio-économique, qui s’accuseront davantage encore avec l’éviction des partis nationalistes du pouvoir au Maroc, à partir des années (1960-1963). Dans ce dernier pays, la montée d’une grande bourgeoisie liée au capital étranger et soutenue par le pouvoir politique et administratif, deviendra un fait dominant.

Quant à la Tunisie, après une période de flottement qui durera jusqu’en 1962, elle sera influencée jusqu’en 1969 par l’exemple algérien (expérience dite de Ben Salah), puis elle s’en écartera pour adopter une orientation plus proche de celle du Maroc.

2. Certaines différences dans l’évolution socio-historique antérieure à la colonisation européenne ont également joué un rôle négatif dans la problématique de l’unité maghrébine au stade actuel, bien souvent à l’insu des protagonistes. Le Maroc est le seul des trois pays du Maghreb à avoir bénéficié d’une longue existence en tant qu’entité étatique indépendante (plus que millénaire) jusqu’à l’avènement de la colonisation européenne. La Tunisie également se trouvait, jusqu’à un certain point dans le même scénario.

Par contre, au Maghreb central (l’Algérie actuelle), les entités étatiques ayant précédé la conquête turque furent toujours éphémères et sans grand pouvoir unificateur ; cette région était en fait tiraillée entre les deux pôles politiques et foyers de civilisation que constituaient à l’époque le Maghreb occidental (Maroc) et le Maghreb oriental (Tunisie). La tentative de créer un Etat véritablement algérien fut en fait le grand projet de l’Emir Abdelkader au moment de la conquête française (1830), mais elle échoua à cause de l’invasion et de l’occupation coloniales. Les héritiers spirituels de l’Emir Abdelkader, créateurs et organisateurs du Front de Libération National (FLN), ont mobilisé le peuple algérien autour du même projet, c’est-à-dire la création d’un Etat algérien indépendant, dans le cadre des frontières tracées par la colonisation française délimitant le territoire de l’Algérie coloniale (avec son prolongement saharien où des gisements de pétrole et de gaz commençaient à être exploités). Une bonne partie du comportement politique des responsables et cadres actuels de l’Algérie n’est pas compréhensible si on ne fait pas référence à cette idéologie explicite ou implicite de la construction de l’Etat algérien indépendant, exerçant la plénitude de sa souveraineté et de ses attributs dans tous les domaines. Cette situation, conjuguée avec les différences de choix politico-économiques entre les pays du Maghreb, aura pour effet, dans un premier temps, de créer une certaine justification à l’éclosion de nationalismes particularistes : algérien, marocain, tunisien, reléguant à l’arrière-plan l’idéal et le projet d’unité et d’intégration maghrébine.

On verra même des phases d’exacerbation de ces nationalismes particularistes, déboucher sur un conflit violent comme il advint lors de la guerre des frontières entre le Maroc et l’Algérie en octobre-novembre 1963. (Une partie du territoire marocain-notamment Tindouf et sa région-  avait été annexée par la France lorsqu’elle considérait l’Algérie comme « départements français » ; après l’indépendance de l’Algérie, le gouvernement Ben Bella refusa de négocier sur cette question malgré les engagements antérieurs contractés envers le Maroc par le G.P.R.A. dirigé par Ferhat Abbas. Mais il faut reconnaître également que cette exacerbation du conflit n’avait pas que des racines à base de revendications territoriales, mais aussi des racines idéologiques opposant, à l’époque, un certain « messianisme révolutionnaire » algérien aux conceptions conservatrices du pouvoir marocain). Aujourd’hui même, l’opposition manifestée par le gouvernement algérien à l’égard de la réintégration du Sahara Occidental occupé par l’Espagne au sein de la mère-patrie marocaine, peut être mise au compte d’une conception étroitement égoïste des intérêts de l’Etat algérien, forcément contradictoire avec les impératifs à long terme de la libération de tout le Maghreb, comme préalable nécessaire à son unification.

3. La découverte et l’exploitation de gisements de pétrole et de gaz en Algérie jouent un rôle de facteur   »déséquilibrant » dans les relations inter-maghrébines, en ce sens que l’Algérie contemporaine, bénéficiant de ces avantages relativement exceptionnels au Maghreb (au Maroc jusqu’ici on n’a pas encore découvert de gisements importants et la Tunisie demeure un petit producteur de pétrole), peut estimer qu’elle n’a pas à « partager' » les gains découlant de cette rente avec ses voisins, et qu’elle doit les consacrer exclusivement à son développement national au sens étroit. Avec peut-être les calculs de certains responsables algériens qui seraient tentés de penser que ce choix permettrait, au bout d’un certain temps, à leurs pays d’occuper une position dominante au sein du Maghreb et d’imposer ses propres conceptions quant aux modalités de la future intégration maghrébine.

Compte tenu des facteurs précédemment cités, on est bien obligé de constater que le processus d’unification du Maghreb, qui semblait, il y a vingt ou vingt-cinq ans relativement facile à réaliser, est pour le moment bloqué, chacun des trois pays agissant « pour soi », sans concertation préalable sur le plan socio-économique et socio-culturel.

La transformation des profils de la croissance

Les options divergentes des pays du Maghreb dans le domaine socio-économique, depuis leur accession à l’indépendance, sont en train de façonner les profils de leur croissance respective dans des directions déterminées, sans que l’on puisse affirmer qu’ils aient réussi à créer véritablement les conditions socio-politiques, socioéconomiques, socio-culturelles et idéologiques, d’une liquidation rapide du « sous-développement » et d’un développement accéléré et autonome. Bien que l’Algérie contemporaine paraisse, de ce point de vue, mieux placée que le Maroc et la Tunisie, du fait même du contenu de ses options politico-économiques, elle n’en demeure pas moins aux prises avec de graves problèmes socio-économiques et socio-culturels et des contradictions sociales non résolues, facteurs introduisant un fort coefficient d’incertitude pour l’avenir.

Développement autocentré en Algérie ?

Le « socialisme algérien », ainsi que le qualifient certains, est davantage à l’heure actuelle une idéologie nationaliste de développement, qu’une application du socialisme scientifique aux conditions propres de l’Algérie. Son contenu anti-impérialiste ne fait aucun doute, mais aussi la négation de la lutte de classes interne et le refus de la prendre en considération, tendent à masquer les contradictions sociales et à en offrir une vision mystificatrice aux masses populaires, ce qui cadre parfaitement avec la vision du monde du groupe social au pouvoir. Par ailleurs, l’absence jusqu’ici d’un parti d’avant-garde encadrant efficacement les masses et permettant de canaliser les débats politico-idéologiques (le FLN actuel ne jouant pas réellement ce rôle) laisse le champ libre à la déformation des options officielles au niveau de la pratique, tout en paralysant l’initiative des masses en vue d’une éventuelle correction.

Certes, au niveau des options globales du développement socioéconomique, l’Algérie a choisi un modèle de développement « autocentré »  et autonome par rapport à l’investissement privé étranger. Depuis 1962, la volonté du pouvoir algérien de récupérer l’ensemble des pouvoirs de décision économico-financiers auparavant détenus par le capital colonial ne s’est pas démentie. Après la reprise du patrimoine agricole de la colonisation réalisée dès les premiers mois de l’indépendance (été-automne 1962) à la suite de l’exode massif des colons. Une série de mesures décrétées entre 1966 et 1971 transfèrent à l’Etat algérien le contrôle des activités bancaires, industrielles, minières et pétrolières. Une cinquantaine de sociétés nationales furent créées afin de gérer les biens nationalisés. Les étapes de cette étatisation ont été les suivantes :

– 1966 : nationalisation des sociétés minières, des banques et des compagnies d’assurances étrangères.

– été 1967 : nationalisation des réseaux de distribution Esso, Mobil, BP.

– mars 1968 : extension du contrôle exercé par la Sonatrach à l’ensemble du marché national de distribution des produits pétroliers.

– mai-juin 1968 : nationalisation de 45 entreprises françaises dans le secteur industriel, puis en août de 13 autres entreprises françaises.

– octobre 1968 : association 51 /49 Sonatrach-Getty (USA).

– 1969 : Sinclair Oil Corporation déchue de ses droits.

– juin 1969 : nationalisation des filiales de 4 compagnies pétrolières.

– février 1971 : nationalisation des oléoducs, du gaz naturel et de 51 % des avoirs des sociétés pétrolières françaises.

La base nationale d’accumulation est ainsi confiée à un secteur d’Etat devant jouer  un rôle dominant dans le processus de développement. Le secteur privé subsiste, dans le commerce et l’industrie, mais selon les options officielles, il ne saurait Jouer qu’un rôle secondaire. Dans les deux plans quadriennaux de l’Algérie (1970-1973) et (1974-1977), il était prévu que l’essentiel du financement des investissements proviendrait de ressources étatiques (essentiellement les ressources procurées par les hydrocarbures et des prêts étrangers).

L’option globale de l’Algérie est nettement « industrialiste  » : il s’agit d’édifier une industrie de base de biens d’équipement, en choisissant les industries-clés qui maximisent la croissance. Le développement d’une industrie légère de biens de consommation est renvoyé à plus tard, lorsqu’aura été créée une base d’accumulation jugée satisfaisante.

Concrètement, ce choix stratégique s’est traduit dans les deux plans quadriennaux par une affectation prioritaire des ressources de financement à l’industrie lourde (essentiellement valorisation des hydrocarbures, fabrication de produits de base tels que l’acier, le ciment etc…, édification d’une branche de construction mécanique et électr ique). De grands complexes industriels se créent tels que Annaba (acier et engrais), Skikda (pétrochimie) et Arzew (raffinage de pétrole, liquéfaction du gaz). Sans être totalement négligée, l’industrie légère de biens de consommation est laissée en partie au capital privé algérien.

Demain : La croissance «capitaliste» au Maroc

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