La croissance «capitaliste» au Maroc

Al Bayane publie le livre de feu Abdel Aziz Belal, éd. SMER, 1980

«Développement et facteurs non-économiques»

La politique algérienne dans le domaine agraire n’a été nettement définie que depuis novembre 1971, dans ce qu’on appelle la « charte de la Révolution Agraire « , c’est-à-dire presque dix années après l’Indépendance. Il faut rappeler qu’en 1962, ce fut l’exode massif des colons étrangers et l’occupation consécutive des terres qu’ils détenaient par les ouvriers agricoles algériens; qui entraîna, ipso facto. la récupération par l’Etat du patrimoine agricole colonial et son transfert en « autogestion » à ces mêmes ouvriers agricoles. Il s’agissait des meilleures terres agricoles, cultivées avec des méthodes modernes, produisant 60 % du produit total agricole, mais n’employant que 250.000 ouvriers (dont 130.000 permanents). C’est dire que la masse des paysans pauvres algériens et semi-prolétaires ruraux ne tirait aucun avantage direct de cette récupération. (En 1964, on estimait à 450.000 les travailleurs agricoles saisonniers, à 1 million les chômeurs agricoles sans terre et sans travail et à 450.000 les petits propriétaires possédant entre 1 et 10 hectares. En face d’eux – et abstraction faite des propriétaires moyens – il y avait 25.000 gros propriétaires algériens possédant plus de 50 hectares, soit un total de 2.800.000 hectares).

Jusque-là, l’application du programme socio-économique du pouvoir algérien n’avait pour ainsi dire lésé que des intérêts étrangers, sans toucher à ceux de couches nationales algériennes. Après une hésitation qui dura plusieurs années, la décision fut prise d’appliquer une réforme Agraire qui toucherait également les gros propriétaires algériens. Les dernières hésitations du pouvoir furent, semble-t-il, levées à la suite des pressions exercées par le courant « industrialiste » de l’appareil d’Etat et de la nouvelle technocratie moderniste, qui faisaient valoir que l’industrialisation décidée dans les plans ne pouvait· réussir en l’absence d’un élargissement du marché intérieur.

D’après les textes, la charte de la Révolution Agraire entraînerait un bouleversement profond de la propriété privée agricole, à la suite de la récupération des terres des propriétaires absentéistes (sauf les petits) et de la limitation de la propriété ; les terres domaniales, communales et de habous publics seraient également intégrées au fonds de la Réforme Agraire. Toutes ces terres devaient être attribuées aux paysans dépourvus de terres, qui s’organiseraient en coopératives de diverses sortes, notamment de production, sur la base de la libre adhésion.

L’expérience d’édification socio-économique de l’Algérie indépendante est en cours. Elle a ses apologistes comme ses détracteurs.

A s’en tenir à  une analyse scientifique et objective, il est difficile d’émettre un jugement schématique et définitif sur  sa réussite ou son échec, mais il s’agirait plutôt d’en dégager les « lumières » et les « ombres » et de poser quelques questions pour l’avenir.

Nul doute que la production globale de l’Algérie connaît depuis quelques années, des taux d’expansion élevés, dus en grande partie à l’effort d’industrialisation.

Le taux d’investissement global est également remarquable puisque, d’après les estimations officielles, il aurait été de 40 % de la PIB  dans le 1er Plan Quadriennal et de 45 % dans le second. Parallèlement on doit relever que la scolarisation et la formation des cadres progressent à un rythme accéléré, beaucoup plus rapidement qu’au Maroc par exemple.

Les questions que pose le développement algérien se placent à un autre niveau :

– Comment surmonter certains goulots d’étranglement qui freinent la réalisation des programmes d’investissement, tels que la bureaucratisation de mécanismes administratifs et commerciaux, la formation insuffisante de cadres techniques, la pénurie de certains produits de base comme le ciment?

– Le type même d’industrialisation en cours, basé sur des unités ultra-modernes et ne favorisant pas une large extension de l’emploi, coexiste avec un sous-emploi massif et un chômage sensible qui touchent une importante partie de la population active non qualifiée et non alphabétisée, obligée à la passivité sans tirer de fruits de ce développement. Jusqu’à quand?

– La problématique des relations économiques avec l’extérieur, tout en se modifiant par rapport à la période coloniale, pose de nouvelles et complexes questions sur la signification du concept « d’industrialisation nationale » telle qu’elle est actuellement engagée en Algérie, dans la mesure où, en amont il n’y a pas d »‘engineering » national ce qui oblige à un achat d’usines « clefs en main », et en aval le marché intérieur demeure étroit, ce qui implique – à terme – l’écoulement d’une partie importante de la production industrielle sur le marché mondial. Double danger de dépendance technologique d’un côté et de non-compétitivité de l’autre.

– La « Charte de la Révolution Agraire » a été placée sous le signe de l’idéologie nationaliste (« la solidarité nationale » entre couches nanties et couches déshéritées) et non sous le signe de la lutte des classes. De ce fait, la transformation sociale et idéologique de la paysannerie algérienne ne pouvait aller loin, parce qu’on laissait dans l’ombre la clarification des forces sociales concrètes ayant intérêt à son application intégrale et celles qui lui étaient opposées dans la mesure où elle lésait leurs intérêts d’une façon ou d’une autre. Et d’autre part, comme le nombre des bénéficiaires des distributions de terres était forcément limité, son impact sur la réduction du chômage agricole et du sous-emploi était cantonné dans certaines limites, dans une conjoncture où l’emploi industriel demeurait lui-même réduit, pratiquement les deux tiers de la paysannerie algérienne en ont été exclus.

Ainsi donc l’Algérie a connu, depuis son Indépendance, un processus radical de décolonisation économique, qui a transféré à l’Etat l’essentiel du pouvoir économique. Ses structures économiques, héritées du passé et de la ·colonisation, sont en train de subir une mutation profonde. Mais on ne peut s’empêcher, en même temps, de souligner le caractère ambigu de fa transformation de ses structures sociales.

La bourgeoisie et la petite-bourgeoise coloniales ne sont plus là.

L’indépendance s’est accompagnée d’une prise en mains de l’Administration et du secteur tertiaire par des éléments issus en grande partie de la petite bourgeoisie algérienne et aussi de la moyenne bourgeoisie; parallèlement, l’extension du secteur économique d’Etat offrait à des éléments issus de ces couches d’autres possibilités de promotion sociale et d’exercice d’une partie du pouvoir économique et financier, sans que l’idéologie de beaucoup d’entre eux soit véritablement acquise au socialisme (dans son acception scientifique). Certes, la constitution d’une bourgeoisie algérienne qui posséderait un patrimoine privé important et qui serait en mesure d’exercer directement son emprise sur les leviers de commande économico-financiers est entravée par les options officielles, bien que depuis quelques  années on assiste à un enrichissement rapide de certains groupes privés. Mais, depuis l’Indépendance, une « élite » nationale de type administratif se développe. Ce processus risque de se transformer en structuration d’une classe dominante, si les conditions socio-politiques et idéologiques le lui permettent, c’est-à-dire en d’autres termes, si le rapport des forces avec les masses populaires s’y prête. Cette éventualité n’est pas à écarter. Si l’élargissement des couches moyennes algériennes se développe, au détriment des masses populaires, ces couches avec leur sensibilité extrême à l’attrait du modèle de consommation occidental, exigeront une fraction de plus en plus importante du surplus économique pour leur consommation et enrichissement propres, ce qui compromettrait à moyen et long terme toute stratégie de développement national dont le succès dépend en grande partie d’une véritable politique d’austérité.

La croissance « capitaliste » au Maroc

Tout autre a été jusqu’ici l’itinéraire de l’édification socio-économique du Maroc indépendant.

Durant la période (1956-1960), les forces les plus avancées du Mouvement National, représentées essentiellement par le Parti Communiste Marocain1  et la gauche du Parti de l’Istiqlal2 tentèrent d’exercer une pression en faveur d’une politique d’indépendance économique, de profondes réformes de structure, de récupération des pouvoirs· de décision. économico-financiers détenus par le capital étranger et d’industrialisation nationale. Mais leur pression fut contrée par les forces conservatrices, qui bénéficièrent à l’époque de l’appui d’une fraction du mouvement nationaliste (celle qui était restée derrière Si Allal El Fassi avec toujours le nom de Parti de l’Istiqlal).

Après l’écartement des dirigeants de l’UNFP du gouvernement (mai 1960), puis des amis d’Allal El Fassi (janvier 1963), les forces qui cherchaient à maintenir le statu quo social, tout en partageant avec le capital étranger une partie de ses profits, eurent le champ libre pour infléchir totalement l’orientation et les moyens d’intervention de l’Etat en vue de servir et de consolider leurs intérêts.

Ces forces étaient représentées essentiellement par la haute bureaucratie aspirant à se transformer en grande « bourgeoisie bureaucratique, les milieux  d’affaires les plus liés au capital étranger (surtout depuis l’Indépendance) et les grands propriétaires fonciers. Leur motivation profonde était de recueillir au moins une partie de l’héritage » colonial (biens agricoles, participations dans les sociétés commerciales, industrielles, bancaires etc.) à peu de frais en termes financiers, mats au prix, de multiples compromissions, du renoncement à toute politique véritable de libération économique, et de la répression multiforme des forces sociales et politiques qui militaient pour des changements conformes aux aspirations des masses.

C’est ainsi qu’en l’espace d’une dizaine d’années, une oligarchie marocaine assez réduite en nombre (quelque 300 familles) a étendu progressivement ses intérêts dans l’agriculture, le grand commerce, l’industrie, les banques, le plus souvent grâce au soutien de la Haute Administration et en association avec le capital étranger.

Les mesures législatives de marocanisation de certains secteurs économiques, promulguées en 1973, et réservant 50% du capital aux personnes physiques et morales marocaines dans les sociétés étrangères, ainsi que d’importants pouvoirs de gestion dans les sociétés marocaines par cette participation, n’ont fait, au fond, que consacrer et consolider ce processus.

Sous l’influence de ces forces, la tentative « industrialiste » du 1er plan quinquennal (1960-1964) fut abandonnée et le tournant vers le « libéralisme économique’’ sera progressivement concrétisé dans le Plan Triennal (1965-1967), dans le Plan Quinquennal (1968-1972), puis dans le Plan (1973-1977). Le choix d’une croissance de type capitaliste, qui serait impulsée par l’investissement privé, étranger et local, s’accompagnait logiquement du rejet de réformes de structure profondes (notamment une véritable Réforme Agraire), et de l’accent mis sur l’agriculture (en fait surtout la grande hydraulique agricole bénéficiant aux grandes et moyennes exploitations), le tourisme comme « moteur du développement », l’industrie légère de substitution aux importations de certains biens de consommation3 et d’exportation (textiles, produits alimentaires. sous-traitance), une première transformation de certaines matières premières comme les phosphates.

Dans l’ensemble, le capital étranger a été traité avec beaucoup d’égards par l’Etat marocain. Ainsi, par exemple, la reprise en 1963 par l’Etat marocain des sociétés de production et de distribution de l’électricité et des chemins de fer, fut-elle accompagnée d’une substantielle indemnisation versée à la Banque de Paris et des Pays-Bas. Le gouvernement marocain a également accepté d’indemniser les colons français dont les terres furent reprises par l’Etat en 1973.

Des codes d’investissements très favorables au capital étranger furent promulgués prévoyant diverses exonérations fiscales, l’exportation des bénéfices, le libre-transfert du capital· investi en cas de liquidation etc. Le dernier en date de ces Codes, étend davantage encore la gamme des avantages accordés aux investisseurs.

Toutefois, malgré cette attitude officielle très favorable au capitalisme privé, les investissements privés, tant d’origine locale qu’étrangère, ne se développent pas beaucoup. Une grande partie de la bourgeoisie marocaine reste attirée par les activités commerciales et de spéculation. Quant au capital privé étranger, s’il est attiré par la tentation de s’insérer dans certaines industries de substitution aux importations de biens de consommation et dans le tourisme, afin de bénéficier des avantages substantiels accordés (qui ramènent pratiquement l’apport propre des investisseurs à 15% du montant total de l’investissement) et de contrôler le marché intérieur pour une certaine gamme de produits dépendant de grandes firmes transnationales, il ne semble pas vouloir s’engager dans d’autres types d’investissements.

La raison en est, non seulement l’étroitesse du marché intérieur marocain, mais également certaines incertitudes qui planent sur l’évolution politique interne du pays. Au total, en dépit des options politico-économiques officielles, c’est l’Etat qui assume-directement et indirectement la charge principale du financement de la croissance. Durant la période (1968-1972) près de la moitié des investissements prévus par le Plan ont été financés par le budget d’équipement public.

Durant la période couverte par le Plan (1973-1977) plus de 70 % des investissements ont été pris en charge par l’Etat et les entreprises publiques4.

Demain : La croissance «capitaliste» au Maroc (suite)

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