Dialectique de l’universel et du spécifique

Al Bayane publie le livre de feu Abdel Aziz Belal, éd. SMER, 1980

«Développement et facteurs non-économiques»

C’est le lieu ici d’ouvrir un débat sur le problème de savoir jusqu’à quel point nos sociétés sont ‘’spécifiques’’, et jusqu’à quel point leur connaissance ainsi que la théorie et la pratique de leur transformation relèvent ou non de la méthodologie offerte par le matérialisme dialectique et historique. D’autant plus que le manteau de la ‘’spécificité’’ n’est pas tiré seulement par des éléments conservateurs ou rétrogrades, mais aussi très souvent par des éléments de la petite-bourgeoisie anti-impérialiste dont l’inconséquence et l’éclectisme idéologiques sont aujourd’hui patents : il est très instructif par exemple de les voir manier avec fougue la théorie et la critique marxistes lorsqu’il s’agit d’analyser les contradictions de classes internes, la nature de l’Etat, le rôle assigné au prolétariat et aux couches les plus pauvres de la paysannerie dans le processus de transformation sociale, le contenu véritable du socialisme, la direction principale à donner à la lutte idéologique etc.

En quoi les sociétés du Tiers-Monde sont-elles ‘’spécifiques’’ ? s’agit-il de reconnaître que nos formations sociales concrètes se caractérisent à la fois par des aspects généraux (c’est-à-dire qui leur sont communs avec ceux d’autres sociétés : par exemple sociétés de classes, où existent des classes antagonistes, basées sur les mécanismes d’exploitation des classes laborieuses au profit du Capital sous diverses formes) et des aspects particuliers, singuliers (tenant notamment à une structuration en classes sociales réalisée en fonction d’un profil déterminé de croissance des forces productives marqué par la dépendance vis-à-vis de l’impérialisme, à certaines particularités dans leur évolution socio-historique antérieure à la pénétration impérialiste dans leurs éthiques et leurs cultures héritées du passé etc.) ? Et qu’en conséquence la pratique de leur transformation, comme celle de n’importe quelle société, relève de l’application de la théorie sociale révolutionnaire en voie d’universalisation, à condition bien entendu de connaître et de prendre en considération ces particularités afin de réaliser l’émancipation économique et sociale ? S’il s’agit de cela lorsqu’on parle de ‘’spécificités’’ à propos des sociétés du Tiers-Monde, alors nous pouvons être d’accord au niveau conceptuel, tout en marquant notre préférence pour une démarche d’analyse – et une pratique – qui tendant à une maîtrise de la dialectique du spécifique et de l’universel. En ce sens nous pouvons dire qu’il s’agit là de reconnaître l’existence d’une réalité objective, d’une ‘’spécificité-fait’’.

 Mais il y a également la ‘’spécificité-valeur’’ c’est-à-dire l’idéologisation de la ‘’spécificité-fait’’, à laquelle on donne un caractère irréductible, transcendant, quasi-métaphysique, faisant de la société en question une entité sui generis dont l’évolution ne relèverait pas des lois générales de la transformation des sociétés humaines.

Nous ne confondons pas cette démarche, dans ses positions extrêmes, avec celle des mouvements de libération nationale qui ont été amenés, ou peuvent l’être encore à l’avenir, à ‘’surdéterminer’’ idéologiquement les particularités nationales en vue de mener plus efficacement le combat anti-impérialiste, à faire sans chauvinisme de la spécificité une valeur idéologique positive pour mieux fonder la légitimité de la lutte nationale et élargir leur propre espace socio-culturel au détriment de l’influence impérialiste (nous pensons à ce propos plus particulièrement à l’expérience vietnamienne qui demeure à nos yeux exemplaire).

La démarche qui nous paraît condamnable est celle qu’adoptent diverses forces sociales conservatrices dans leur utilisation de la ‘’spécificité-valeur’’, en vue de servir des buts déterminés de classe, par sa manipulation dans la lutte contre les mouvements et courants progressistes et révolutionnaires.

Les rapports base-superstructure dans le Tiers-Monde

La base économique de la plupart des ‘’pays sous-développés’’ est constituée à l’heure actuelle par une ‘’mosaïque’’ de rapports de production plus ou moins imbriqués les uns aux autres sous la dominance du monde de production capitaliste – appendice du capital monopoliste international, la dominance ne devant pas être appréciée ici d’un point de vue spatial ou numérique (par exemple pourcentage de la force de travail directement employée par le secteur capitaliste) mais du point de vue de la fraction majoritaire du produit social prenant la forme marchandise et aussi de la part majoritaire du surplus économique total de la formation sociale qui est directement générée par la sphère capitaliste.

On peut énumérer dans cette ‘’mosaïque’’ outre les rapports capitalistes, ceux relevant des formes précapitalistes d’exploitation de la force de travail (mode latifundiaire, métayage, location précaire de la terre, rapports ‘’semi-féodaux’’, etc.) diverses formes de ‘’transition’’ entre les rapports précapitalistes et les rapports capitalistes (dans l’agriculture mais aussi la petite industrie), la petite production marchande agricole et artisanale, l’économie familiale de subsistance, diverses survivances plus ou moins fortes des anciens rapports communautaires etc.

Cette hétérogénéité profonde des rapports sociaux de production dans des sociétés où une grande partie de la force de travail est inemployée ou sous-employée dans un vaste secteur improductif de ‘’services’’ et où en même temps s’accroissent des couches intermédiaires non productives (fonctionnaires, professions libérales) se reflète nécessairement dans la superstructure, notamment au niveau idéologico-culturel, entraînant de graves incohérences (ce qui ne veut pas dire que la superstructure soit un simple reflet de l’infrastructure socio-économique). L’extrême complexité de la structure économique et sociale a sa projection au niveau super-structurel, projection dont la complexité n’est nullement réductible à la dichotomie simpliste ‘’moderne-traditionnel’’. Certaines forces sociales tentent souvent d’assumer ces contradictions, en les pérennisant, par le mariage bien connu de ce qu’on appelle le ‘’traditionalisme’’ et le ‘’modernisme’’. Dans les faits, cela ne donne bien souvent qu’un modernisme technocratique imitatif, aliéné au modèle de consommation occidental, et en même temps intégré à une pensée sociale archaïsante[1] ; il y a là, par exemple, un aspect important des limites qui caractérisent actuellement l’action transformatrice de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie dans le monde arabe.

Hors d’une analyse sérieuse, qui reste encore à faire en grande partie, des structures de classe concrètes et des courants idéologico-culturels qui les traversent, éloignée de tout paternalisme européocentriste qu’il soit de ‘’droite’’ ou de ‘’gauche’’, les sociétés dudit Tiers-Monde, leurs problèmes et les axes de leur dynamique sociale ne sauraient être réellement compris.

Dans beaucoup de nos pays, une partie importante du terrain idéologico-culturel continue d’être occupée par des courants d’essence négative, que l’on peut schématiquement ramener à trois :

1. Le courant ‘’passéiste’’, prône un retour aux ‘’sources’’ conçu comme un retour au passé, sur le plan des valeurs culturelles, idéologiques et éthiques, un passé idéalisé et mythifié. En fait, ce courant, très représentatif des classes de type semi-féodal et de larges secteurs de la bourgeoisie nationale, n’est pas tant le défenseur du patrimoine hérité du passé que des formes de pensée les plus archaïques et les plus rétrogrades. Prétendant abusivement représenter la ‘’culture nationale’’, il ne traduit en fait que les intérêts les conceptions du monde de groupes sociaux conservateurs et réactionnaires qui veulent perpétuer des privilèges anachroniques et des modes de vie frustrant les classes laborieuses des fruits de leur travail.

2. Le courant ‘’technocratique-moderniste’’, aux tendances cosmopolites, prétend singer le monde capitaliste, et cherche à dissimuler la nécessité d’une opposition fondamentale à l’impérialisme. Assez répandu dans certaines couches de la bourgeoisie intellectuelle (diplômés d’université notamment), il n’est nullement incompatible avec le courant précédant, auquel il procure des cadres gestionnaires ‘’aliénés’’, à l’échine très souple, qui cherchent à s’enrichir par tous les moyens et qui acquièrent progressivement les réflexes et la mentalité des classes directement exploiteuses. Aux yeux des tenants de ce courant, seul le ‘’facteur technologique’’ (entendant par-là la technologie occidentale importée) a une valeur ; tout le reste : économie, politique, idéologie, culture etc. est jugé plus ou moins consciemment à travers ce prisme. Cela les conduit, par exemple, dans certains pays arabes, à vouloir perpétuer la suprématie de la langue française sur la langue arabe, à l’intérieur de leur pays ; le tout accompagné d’un profond mépris pour le potentiel de créativité des masses populaires, dont l’existence n’est même pas soupçonnée.

3. Le troisième courant, que l’on pourrait qualifier de ‘’nihiliste’’ – dans son appréciation des valeurs culturelles du passé – arbore quelquefois les couleurs de ‘’l’ultra-gauche’’ pour rejeter en bloc tout l’héritage culturel du passé, (en fait ignoré par les tenants de ces conceptions), sous prétexte qu’il n’a rien de révolutionnaire, qu’il est entièrement rétrograde, dépassé etc. bien que partant de bons sentiments (chez une fraction de la jeunesse) une attitude aussi négative tourne le dos aux principes élémentaires de la dialectique sociale (des mouvements nationaux et sociaux) et à toute l’expérience, si riche d’enseignements, des grands mouvements, révolutionnaires contemporains.

Elle ne débouche, le plus souvent, que sur un verbiage ronronnant, à propos d’une hypothétique culture d’essence particulière, qui surgirait ex nihilo des entrailles du prolétariat… Et pendant ce temps, le terrain, idéologico-culturel, celui qui influence quotidiennement les masses populaires, qui s’adresse au moins sur un plan formel à leur idéologie implicite, continue d’être occupé en grande partie, par ceux-là même qui s’opposent à toute transformation véritable de la société, dans le sens désiré par les classes laborieuses.

La lutte d’émancipation des peuples dudit Tiers-Monde n’a de chances historiques de triompher définitivement que si elle se cristallise sur un projet global de libération, de révolution sociale et de renaissance nationale, formant corps avec la richesse de l’expérience collective de chaque peuple, comme avec ses aspirations et son histoire réelle. Ce projet est-il celui que prônent les tenants de la ‘’troisième voie’’ ?

Demain, la dernière partie : L’idéologie de la «Troisième voie» en Afrique


[1] Concernant par exemple …………………………

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