Un enjeu de la liberté d’expression

La question de la femme,

par Ali El Yousfi Alaoui

Ceux qui se sont autoproclamés tuteurs et porte-paroles de la femme musulmane ne ratent pas une occasion pour rappeler à leur ordre toute personne qui ose lui réclamer un quelconque droit ou une quelconque liberté. Leur dernière sortie en date que je connaisse remonte à quelques jours lorsque le député Omar Balafrej a comparé notre souffrance actuelle liée au port du masque à celle qu’endurent les femmes portant la Burqa ou le Niqâb tout au long de leur vie. On a bien évidement jeté l’anathème sur le député qui, selon eux, chercherait à ébranler la foi des musulmanes !

Je ne voulais pas évoquer à nouveau tout ce que j’ai écrit et dit à propos de la fausseté d’une quelconque obligation du port du voile en islam, et une émission sur la chaîne de télévision al-Hurra. Je vais plutôt traiter dans cet article de deux questions en relation avec cette problématique, à savoir la prétendue liberté de la femme face au voile, et la menace qui pèse sur la liberté d’expression.

Pour la première question, dire que la femme ne porte le voile que parce qu’elle a choisi de le faire relève d’un mensonge émanant soit d’une ignorance de la réalité et de l’histoire, soit de démagogie malintentionnée dont l’objectif est de flatter les passions populaires afin d’accroître la popularité des salafistes, et renforcer leur base arrière. Certes, la contrainte physique dont seraient victimes certaines filles ou femmes à porter le voile ou ses dérivés (Burqa, Niqâb, etc.), n’aurait lieu que dans des cas marginaux par rapport aux millions de femmes concernées. Mais le fait est que les hommes n’ont même pas besoin de les contraindre vu l’armada de textes, religieux ou coutumiers, mis en place tout au long des quatorze siècles de l’islam.

Ces textes ont pour objectif de conditionner la femme et lui faire intégrer, dès sa prime jeunesse, le fait qu’elle soit inférieure à l’homme, et, par conséquent, qu’elle ait moins de droits que lui. Ils stigmatisent la femme prenant leur ancrage dans le récit biblique selon lequel la femme «Ève» est tirée de la côte d’Adam, et ne serait donc qu’un fragment d’homme. Ève aurait usé de son charme pour pousser Adam à commettre « le péché originel» ; croquer la pomme interdite. Le couple Adam et Ève sera chassé du jardin d’Eden, ce qui condamnera sa descendance à endurer l’épreuve de la vie sur terre et à prendre le risque de commettre des péchés les exposant aux supplices de l’enfer. À partir de ce récit, une littérature stigmatisant la femme allait se développer tout au long de l’histoire : la femme y est complice de Satan, voire son incarnation sur terre, une malicieuse qui use de son charme physique pour distraire les hommes adorateurs de Dieu et les détourner de leur travail et de leurs prières, et à chaque fois qu’elle s’isole dans une pièce avec un homme Satan serait présent, comme l’aurait indiqué implicitement le Prophète dans ce Hadith : «Qu’un homme ne reste jamais en tête avec une femme, à moins qu’elle ne soit de celles que la loi lui interdit d’épouser» [Al-Bûkhâri (h5233] et Mûslim (h1341)]. Et même dans une mosquée, la femme pourrait séduire les hommes et les distraire, c’est la raison pour laquelle elle doit être derrière les hommes comme l’aurait recommandé le Prophète : «Le meilleur rang des femmes est le dernier et leur pire rang est le premier » [Mûslim (h440)]. Et comme les hommes depuis Adam sont incapables de résister face au pouvoir séducteur du corps de la femme, ils ont décrété qu’elle doit cacher «ce corps qu’ils ne sauraient voir».

Grâce à ses guerres de religion, révolutions scientifiques et politiques l’Occident a pu sortir progressivement de cette vision dégradante de la femme, et a œuvré et œuvre encore pour traduire l’égalité homme-femme dans la réalité. Quant au monde islamique, après la courte éclaircie du IXème siècle appelée âge d’or islamique, sa décadence n’a fait qu’aggraver la situation de la femme. Aussi, la femme musulmane grandit depuis quatorze siècles dans un corps perçu comme source de tous les péchés. Les théologiens n’ont épargné aucun effort pour produire des interprétations fallacieuses des versets coraniques, et de la sunna du Prophète, dans l’objectif d’élever les filles dans la culpabilité d’être nées filles, et dans le dénigrement de leur corps. Afin que la fille soit bien vue par la société, elle doit intégrer l’idée que son corps est source de mal, et qu’il ne lui appartient pas ; il est la propriété de l’homme: père, frère ou époux, et personne d’autres, à l’exception de son mari, n’a le droit de le voir, car si jamais ces autres personnes le voient, ils risquent de le désirer, de commettre le péché d’adultère et ce, même par un simple regard dont la femme serait responsable devant Dieu et devant la société. Il faut donc cacher ce corps à tout prix. Les théologiens les plus modérés permettent à la femme de montrer son visage et ses mains, quant aux plus rigoristes, ils considèrent le corps de la femme comme une Awra, une nudité à couvrir. Cela commence par l’interprétation malencontreuse des versets coraniques dits du voile, et passe par une nuée de

Hadith attribués au Prophète. Selon ces derniers, le corps de la femme serait un danger ambulant qui pèse sur les hommes. D’après Abdellah ibn Omar, le prophète a dit : «La femme est une Awra, et certes lorsqu’elle sort de chez elle shaytan lui accorde de l’importance. Elle n’est jamais aussi près d’Allah que lorsqu’elle est dans l’endroit le plus reculé de sa maison». Dans un autre Hadith attribué au Prophète et rapporté par Al-Bûkhâri (5240) d’après Abdellah Ibn Mas’ûd, «la femme ne doit pas dévoiler son corps [même] à une autre femme de crainte qu’elle l’a décrive à son mari comme si elle était devant lui», de peur que son mari ne succombe. Le Prophète aurait dit aussi, selon At-Tirmîdhî : «Si j’avais à demander à une personne de se prosterner devant une autre, j’aurais demandé à la femme de se prosterner devant son mari». Une littérature abondante sera cultivée dans ce sens depuis l’ère omeyyade et ne cesse d’être enrichie et relayée, d’abord par les prêches et les écrits tout au long de l’histoire puis, depuis les années soixante-dix, par tous les nouveaux supports, K-7 audio, K-7 vidéo, Cd-rom, chaînes de télévisions officielles des pays musulmans, ou privées satellitaires subventionnées par le pétrodollar Wahhabite et salafiste, site internet et enfin réseaux sociaux et chaînes privées qui échappent même aux contrôles des Etats. Face à tous ces moyens mis en œuvre, les hommes se trouvent dispensés, à quelques exceptions près, de recourir à la contrainte physique pour obliger la femme à cacher son corps. Le conditionnement exercé par la famille puis relayé par les écoles et universités, par les prêcheurs et les médias, à longueur de journée, ne laisse d’autre choix aux femmes que de cacher leur corps pour intégrer cet idéal sociétal, et avoir la paix, ou alors revendiquer leur liberté, et subir la foudre des fous de Dieu. Une situation que l’on peut résumer par : le voile ou l’enfer !

Il n’est donc pas étonnant que beaucoup de femmes soient atteintes d’une forme de syndrome de Stockholm, et réclament haut et fort, devant les caméras de télévision ou sur les réseaux sociaux, que ni père, ni frère ni mari ne les ont obligées à porter le voile, et qu’elles le font en leur âme et conscience et de plein gré. Aussi, une dame avait répondu à une de mes interventions sur ce sujet par ce petit texte qui confirme mon point de vue : «De quoi vous mêlez-vous ? Moi, je porte le voile depuis que je suis petite sans que personne ne m’ait forcée de le faire, et je suis heureuse, grâce à Dieu». À cette respectable dame, je dirais : Vous a-t-on laissé, Madame, le choix de choisir ? Vous-a-t-on jamais accordé l’opportunité de développer votre esprit critique pour être en mesure de choisir ? À cette femme et à toutes celles qui réagissent comme elle, je dirais : ce que vous vivez, Mesdames, n’est pas une liberté, c’est un conditionnement, une domestication. Libre à vous de relire l’histoire, d’essayer de comprendre le Texte sacré/ le Coran par vous-mêmes, de le débarrasser de tous les ajouts et interprétations masculines misogynes, de défendre votre dignité, votre liberté de choix, ou d’accepter votre sort.

Quant à la seconde partie de mon article, elle concerne cet acharnement des salafistes sur toute personne essayant d’exprimer un point de vue qui franchisse des lignes rouges qu’ils ont tracées. Au-delà de ma solidarité inconditionnelle avec Monsieur BALAFREJ, et avec toute personne dont on essaye de museler les propos, je voulais rappeler à ces fous de Dieu que la liberté d’expression est inhérente à l’essence même de l’être humain ; c’est un droit humain fondamental, pilier de toutes les libertés civiques. Elle est énoncée à l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948, et pose la base de tous les autres droits. «Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit» [ONU, 1948, article 19].

Cet article 19 est censé garantir la liberté d’expression aux individus face à des Etats injustes ou dictatoriaux. Mais qu’en est-il quand ce sont des citoyens qui s’octroient le droit de tracer des lignes rouges pour contrôler leurs concitoyens au nom d’une prétendue légitimité religieuse, et leur imposent le silence sous peine de les incriminer et de leur jeter l’anathème? Je pense qu’à ce moment-là, c’est la souveraineté de l’Etat et son autorité qui est remises en question. Alors, c’est à lui et à lui seul de réagir aussitôt pour garantir l’égalité de tous et le respect de la loi. À défaut, c’est la loi de la jungle qui prend le dessus ; celle des fous de Dieu qui manipuleraient de simples croyants et les pousseraient d’une manière directe ou indirecte à commettre l’irréparable.

L’histoire nous rappelle qu’à chaque fois que ces fous de Dieu ont pris le dessus, c’est la raison, la philosophie, la liberté de pensée, de s’exprimer, qui en ont payé le prix. N’est-ce pas un Ibn Hanbal et son courant le plus rigoriste qui ont mis fin au Mu‘tazilisme ? Rappelons que celle-ci est la première théologie spéculative basée sur la raison qui, lors de son adoption comme dogme officiel de l’Etat, a permis à la civilisation musulmane de connaître son âge d’or abbasside. N’est-ce pas à cause de la montée de ce même courant hanbalite obscurantiste que l’on a mis fin à la pensée du philosophe emblématique de toute l’histoire islamique : Ibn Rûchd (Averroès), dont les livres ont été brûlés et qui a été expulsé de l’Andalousie vers le Maroc pour y finir tristement sa vie ? N’est-ce pas au nom de ce même courant renforcé et approfondi par Ibn Taymyya, et ravivé par Mohammed Ibn Abdelwahhab, que l’on a poursuivi en justice et tenté de faire taire Taha Husein, Ali Abderraziq, Sâdiq Jalal al-‘Adhm, Nasr Hamid Abû Zaid ? Et la liste des intellectuels victimes de l’inquisition islamiste est loin d’être exhaustive. N’est-ce pas au nom de ce courant

littéraliste, rétrograde et obscurantiste que l’Algérie a vu périr pendant la décennie noire pas moins de 150 écrivains, journalistes et artistes- dont le romancier Tahar Djaout, les chanteurs Matoub Lounes et Cheb Mami, l’acteur Azzeddine Madjoubi, et le poète Bakhti Benaouda, entre autres- sous les coups lâches des terroristes ?

N’est-ce pas au nom de ce courant déguisé tantôt en frériste, tantôt en salafiste, que la Tunisie a vu périr le jeune avocat tunisien Chokri BELAÏD (le 6 février 2013) et son concitoyen le politicien Mohammed BRAHIMI (le 25 Juillet 2013) ? Faut-il attendre que les intellectuels honnêtes et engagés dans le développement de leur pays périssent ou s’exilent pour réagir ? Nos pays n’auront-ils d’autres destinées que de laisser la voie libre aux « tonneaux vides » ?

Dans un article précédent, j’ai soulevé la dangerosité de ce discours religieux que j’ai traité de satanique, car c’est une forme déguisée d’incitation à la haine et au terrorisme. Il est temps que l’Etat réagisse et intervienne pour mettre fin à tout discours haineux et diffamatoire avant qu’il ne soit trop tard. Notre pays, nos pays, ont besoin de tous pour avancer vers le progrès et la prospérité. Et cela ne peut être possible que sur la base de l’article 19 de la Déclaration universelle qui garantit à tous le droit d’expression, un vivre ensemble serein et des débats constructifs qui permettraient à nos sociétés d’avancer vers l’idéal démocratique où les peuples sont souverains.

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