Guy de Maupassant: La morale sans moraline

Mohammed Berrezzouk

Il y a plusieurs Maupassant : le romancier, le journaliste, le chroniqueur, l’épistolier, le voyageur, le membre du groupe de Médan, le disciple du Maître Flaubert, le malade syphilitique, le fol interné.

De ce Maupassant pluriel, on ne garde le plus souvent que le conteur et le nouvelliste. En ceci il reste, sans aucun doute, l’hoir de Boccace et de Voltaire dont il a appris l’acuité de l’observation, le trait incisif et la veine ironique. Ecoliers, lycéens, étudiants, fonctionnaires, médecins, commerçants, écrivains, etc., tous continuent de priser ses récits courts ou, à tout le  moins, les consommer bon gré mal gré.

Pour les uns les nouvelles de Maupassant font partie de leurs lectures d’enfance ; pour d’autres elles sont imposées par la force des programmes scolaires. On les lit avec amour ou aversion, on adhère à leurs thèses ou les rejette à l’emporte-pièce, on les admire ou les condamne au purgatoire. Tout le monde connaît «Mademoiselle Fifi», «Boule de Suif», «Contes du jours et de la nuit», «Le Horla», «Monsieur Parent», «La maison Tellier», etc…

Ce sont des florilèges narratifs qui, à leurs titres sonnants, contiennent une variété de figures sociales : le gueux et le riche, le bourgeois et l’aristocrate, le dément et le sage, le criminel et le juge, l’ivrogne et le sobre, l’hétaïre et la sainte, le félon et le patriote, le médecin et le malade, etc. Mais outre la pluralité des figures, leurs symboliques, leurs métaphores, les idées qu’elles incarnent, le lecteur retient surtout le style maupassantien. Un style limpide, direct, simple, dépouillé, sobre et concis.

Contraint de dire l’essentiel dans une forme serrée, le conteur évite les «clowneries de langage», élimine l’inutile, s’écarte de l’à peu près, refuse de recourir aux ornements gratuits et aux parures rhétoriques. Pour Maupassant, la langue est au réel ce que la flèche est à la cible. Il faut seulement trouver l’expression la plus exacte et la plus juste. «Quelle que soit la chose qu’on veut dire, il n’y a qu’un mot pour l’exprimer, qu’un verbe pour l’animer, qu’un adjectif pour le qualifier. Il faut donc chercher, jusqu’à ce qu’on les ait découverts, ce mot, ce verbe, cet adjectif». («Le Roman» Préface à Pierre et Jean, Publiée en 1887).

Pris dans les événements violents qui secouent la France entre 1870 et 1893 (date de sa mort), Maupassant s’efforce d’en être le témoin direct. D’où la présence du pronom « je » dans pas mal de ses contes et nouvelles, et dont l’autorité ajoute au vérisme du récit. Maupassant met en récit des gestes et des faits de tous les jours, tels qu’il les voit, les sent, les écoute et les comprend.

De surcroît, il les explicite sans fioriture, dit ce qu’il en pense, les interprète à sa guise et en déduit moult significations. Ainsi il dénonce les crimes des soldats prussiens en Alsace-Lorraine (« Deux amis »), décrit la veine patriotique de petites gens («Le père Milon»), dévoile les ressorts de l’injustice («L’aveugle», «Le gueux»), rend visible le vernis factice du monde aristocratique («Yveline Samoris »), raconte l’infidélité des femmes («La bûche», «La ruse»), dépeint l’arrogance des hommes («A cheval»), critique le cynisme assassin des prêtres («Le saut du berger »), parle des désillusions séniles  («Adieu»), etc.

Tout le temps à l’affût, il saisit l’instant précis où l’être humain – docte ou ignorant, croyant ou athée, fort ou faible – laisse exprimer, souvent à son insu, ses perfidies, ses ruses, ses manigances, ses cabales, ses intérêts, etc. Comme la Rochefoucauld, Maupassant ne se fie guère au paraître, car il est trompeur.

Qui plus est, il s’évertue à percer à jour la carapace sous laquelle l’homme dissimule ses vices : «Nous sommes habitués, presque tous, à prendre généralement les apparences pour les réalités, et à tenir les gens pour ce qu’ils se donnent; et bien peu possèdent ce flair qui fait deviner à certains hommes la nature réelle et cachée des autres», écrit-il dans sa nouvelle «Cri d’alarme».

C’est justement ce flair, ou «le génie dans les narines» comme le nomme Philippe Sollers, qui a poussé Maupassant à prendre ses distances par rapport à la société, à guetter en voyeur perspicace ses coulisses, à les étudier à la loupe, à en comprendre les sens cachés, à en saisir la vérité profonde.

Son dessein est de démasquer les fausses vertus que les gens prennent vite pour des vertus authentiques. Les vertus et les vices ne sont-ils pas des produits, au même titre que «le sucre et le vitriol» comme le souligne Taine ? Ne sont-ils pas des produits modifiables, monnayables, interchangeables? Les vertus ne sont-elles, le plus souvent,  aux dires de La Rochefoucauld, que des vices déguisés?

En tout cas, Maupassant les passe à l’étamine pour séparer le bon grain de l’ivraie. En bon connaisseur numismatique, il se doit de distinguer la monnaie apocryphe de la vraie. Aussi, dans ses contes et nouvelles, l’héroïsme n’est-il qu’une volonté de dominer, l’amour n’est-il qu’une feinte pour parvenir, la pudeur n’est-elle qu’un masque pour duper, la générosité n’est-elle qu’un apparat pour asservir, etc.

Maupassant nous met en garde contre la falsification, la duperie, l’hypocrisie, l’illusion, le faux-semblant. Son dessein n’est pas seulement de raconter une histoire, de divertir le lecteur, ou de l’attendrir, mais de le pousser à penser, à saisir le sens caché des événements, à explorer l’inexplorable et à connaître l’inconnaissable. «La moindre chose contient un peu d’inconnu. Trouvons-le», écrit-il péremptoirement en préfaçant pierre et Jean.

D’où la portée en quelque sorte moraliste de ses récits brefs qui sont à lire, dans ce contexte, comme des exemplum. En effet, Maupassant s’aligne à Molière et à La Fontaine qui répondent au principe fondamental de l’apologue : «placere et docere». Pour dire la même idée autrement, on emprunte à Flaubert cette phrase non moins percutante, tirée d’une lettre envoyée à Maupassant le 19 février 1880 : «Ce qui est Beau est moral, voilà tout, et rien de plus».

Du reste, ce même Beau, littéraire et artistique, dissuade la morale de virer à la moraline, car celle-ci, selon Nietzsche, « condamne dans l’absolu » sans rien comprendre à la vie, juge non «au regard de la vie, par égard pour la vie». La moraline (Nietzsche a forgé ce mot sur le modèle de noms des substances toxiques comme la toxine, la codéine, la caféine etc.) est la morale petite-bourgeoise, conformiste et dominatrice. C’est-à-dire la morale déguisée et dangereuse, mensongère et aliénante.

C’est la morale «anti-nature» qui est négation du «vouloir-vivre» et qui soumet l’homme, affaibli et réifié, à des valeurs fluctuantes des circonstances.

Outre sa dimension jouissive, l’art contique invite le lecteur à en tirer un enseignement, une philosophie, une vision du monde sans que ceux-ci soient des impératifs catégoriques. Avec nuance et subtilité, Maupassant nous sidère et nous fait éviter en même temps de tomber dans le piège des esprits étriqués et enrégimentés, de nous empêtrer dans les tartufferies que permet et encourage le déguisement moral. Morale sans moraline, morale sans mascarade, c’est cela qui a permis aux contes et aux nouvelles de Maupassant d’arriver jusqu’à nous sans prendre une ride.

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