Le lieu de soi: Un récit salvateur

M’hammed Mellouki, Le lieu de soi. Rabat : Éditions Marsam, 2 019

Par: Tijania Fertat

 2. Le chant de la huppe (suite et fin)

Le chant de la huppe, deuxième partie du roman Le lieu de soi de M’hammed Mellouki, s’ouvre sur une rencontre avec une jeune fille qui sembla évoluer vers une soirée empreinte d’aménité et de charme mais qui tourna en un drame aussi imprévisible qu’irrémédiable. Fadi narrateur alter ego de l’auteur est condamné à la prison à perpétuité. Durant les dix ans qu’il y passe avant sa libération conditionnelle il ne cesse de s’interroger sur les raisons qui l’avaient poussé à commettre cet acte dément.

Au cours du récit, on comprendra que le meurtre commis par Fadi n’est que l’expression d’une colère longtemps comprimée face à la cruauté et aux humiliations qu’il a dû endurer dans le silence, un cocktail explosif maintenu en vive ébullition par la ségrégation dont il est l’objet au Canada. La coupe était pleine ce soir-là. Fadi n’a pas pu résister à une démonstration de trop de mépris et de haine raciale qui percute de plein fouet les fragiles remparts dont il s’est entouré avec le temps.

Après sa libération conditionnelle, Fadi reprend la quête commencée des années plus tôt. Il replonge dans les méandres d’un passé qui refuse de se livrer mais ne continue pas moins de le hanter à travers des cauchemars, des rêves insensés, des idées noires obsédantes qui lui broient l’âme et polluent la vie. Il procède à un travail d’archéologue, fait des fouilles si profondes au point de déterrer des souvenirs qui remontent à la petite enfance. Fadi Adulte revoit cette scène cauchemardesque de lui enfant de cinq ans pétrifié seul devant le fkih qui lui intime l’ordre d’enlever son pantalon. Il revoit d’autres tableaux d’horreur : les quatre Mahdra plus vieux qui se relaient l’un après l’autre sur lui, et l’infect cousin qui lui souille le corps alors qu’il dormait.

Fadi fait du questionnement socratique l’outil de déconstruction de l’histoire de sa vie. De chaque réponse naît une nouvelle interrogation. Il revoit l’image qu’il s’est forgée de son père irascible et brutal qu’il porte en lui dans son évasion vers d’autres contrées, comme Enée fuyant Troie en flammes son géniteur sur les épaules. Un père qui même après sa mort obsède ses nuits, ses pensées, ses rêves. Dans Le chant de la huppe on est témoin de la métamorphose de Fadi : de l’enfant meurtri croulant sous ses terribles secrets émerge pas à pas Fadi l’adulte, se dénouent les fils qui étouffent son âme, pointe une lumière apaisante, s’installe un sentiment de confiance et de réconfort intérieurs. Si la présence de la cousine Salwa a été au long de L’enfant assiégé d’un précieux apport, son intervention dans Le chant de la huppe est cruciale dans l’aboutissement de la quête de Fadi dont l’histoire s’éclaire d’un jour nouveau à la lecture du récit de Salwa.

Par un paradoxal détour, la douleur physique joue également un rôle dans la libération de Fadi. Cloué au lit pendant six mois par une hernie discale, il prend conscience de son corps, un corps jadis profané par les abus sexuels, meurtri par la violence du père, rejeté par sa première femme, bafoué par le pacha de la ville. Il se réapproprie son corps, lieu fondamental de l’expérience humaine de la maladie et de la détresse comme du plaisir et de la joie. Une réconciliation qui lui permet de revaloriser le rapport avec autrui, ses enfants, ses amies, et apprécier la bienveillance des autres envers soi.

L’auteur a recours à la méthode du psychanalyste suisse Carl Gustave Jung non pas pour gommer un passé cruel mais pour en corriger la représentation, le vider de sa charge ravageuse, déminer la mémoire et émousser les aspérités du sentiment de honte et de culpabilité dont il a hérité. L’Enfant assiégé a été une plainte continue, le long gémissement d’un animal blessé. Le chant de la huppe évoque quant à lui l’aube d’un jour nouveau, une éclaircie. On y respire. Il y a de l’oxygène, on y parle de poésie, d’amour et de jazz, de vin et de bons repas, de sexe, de beauté, de politique. On y évoque des souvenirs heureux ou amusants, on discute et on rit avec ses enfants.

Ce roman est d’une valeur littéraire certaine mais son intérêt pour nous réside dans le fait d’avoir brisé le silence en dévoilant au grand jour un drame vécu tenu sous le couvercle de l’omerta social. Il nous invite à protéger nos enfants. La pédophilie dira un psychologue «est un acte de pouvoir d’un adulte sur un enfant : il s’en empare pour en faire l’objet de son plaisir et de sa jouissance, sans se soucier des dégâts psychiques qu’il provoque». Sévir contre les pédophiles, sensibiliser les parents, les éducateurs et les pouvoirs publics aux conséquences néfastes de l’agression sexuelle sur les jeunes, donner une éducation sexuelle à ces derniers car ce sont les moins informés en cette matière qui sont des proies faciles pour les pédophiles, telle est la leçon que l’on doit tirer de la lecture du roman de M’hammed Mellouki.

Fadi ne peut pas changer le cours de son histoire mais avec le travail de catharsis qu’il a mené il reconstruit un nouveau rapport avec un passé vidé enfin de ses tensions. Au terme de cette quête on retrouve un Fadi affranchi de ses angoisses, en paix avec lui-même. En ce sens, Le lieu de soi est le récit salvateur d’un homme qui se débat contre les démons qui l’habitent, un périple qui montre à ceux et celles victimes de l’infamie pédophile qu’on peut s’en sortir et à leurs proches combien leur soutien et leur amour sont vitaux dans le cheminement vers la guérison.

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