Le monde de l’écriture et la quête de la beauté éternelle

Interview avec Patrick Voisin

Par Noureddine Mhakkak

Agrégé de grammaire et professeur de chaire supérieure honoraire des classes préparatoires littéraires aux ENS de Paris et Lyon, Patrick Voisin, né à Bordeaux en 1953, continue ses activités de chercheur au sein du Laboratoire Babel (EA 2649) de l’Université de Toulon (https://babel.univ-tln.fr/voisin-patrick/) et supervise l’épreuve de français du Concours Mines-Ponts. Il est l’auteur de multiples ouvrages ayant trait à l’Antiquité (Écolo, écologie et environnement en Grèce et à Rome, Belles Lettres, 2014), à l’histoire de la gastronomie (Les mille & un mots des mets et des vins, Féret, 2019), à la littérature francophone (Ahmadou Kourouma, entre poétique romanesque et littérature politique, Garnier, 2015) et à la théorie littéraire (La Valeur de l’œuvre littéraire, entre pôle artistique et pôle esthétique, Garnier, 2012; Réinventer la brachylogie, entre dialectique, rhétorique et poétique, Garnier, 2020). Il prépare actuellement un ouvrage collectif consacré à Rachid Mimouni.

Voici une interview avec lui. Bonne lecture.

Que représentent les Arts et les Lettres pour vous?

C’est un hémisphère du savoir. Jusqu’à une époque récente dans l’histoire de l’humanité, la fin du XVIIIe siècle, il n’y avait pas de séparation entre les Arts et les Lettres, d’une part, et les Sciences, d’autre part ; les savants grecs, romains, arabes, européens, pour les sphères culturelles que je connais bien, avaient une formation complète (en sciences, en droit, en médecine, en lettres et dans les arts) et ils étaient capables d’écrire sur n’importe quel domaine car il y avait des passerelles. La spécialisation des formations et des savoirs – qui est certes utile et nécessaire dans le monde complexe d’aujourd’hui, mais qui se fait au détriment d’un savoir général – aboutit à des demi-cerveaux, spécialistes de Sciences humaines ou de Sciences exactes. Et, malheureusement, les Arts et les Lettres, les Humanités, subissent dans l’enseignement la loi des disciplines scientifiques et apparaissent à beaucoup comme un loisir désuet incapable de résoudre les maux du monde. Est-ce si sûr?

Que représente la lecture / l’écriture pour vous?

La carrière que j’ai menée repose bien évidemment sur une pratique de la lecture puis de l’écriture qui remonte à l’enfance. On a coutume de considérer que l’écriture est consécutive à la lecture dans un processus où il faut se nourrir d’abord pour produire ensuite ; or, les deux activités ne se nourrissent-elles pas mutuellement et ne demandent-elles pas d’être pratiquées côte à côte dans une émulation vigoureuse ? C’est bien ce que dit le titre d’un essai de Julien Gracq intitulé, sans majuscule initiale ni virgule entre les deux gérondifs, mais avec une typographie double, pour montrer la fluidité entre les deux activités ainsi que leur coexistence comme un endroit et un envers : en lisant en écrivant (Corti, 1980) ; on écrit en lisant et on lit en écrivant !

Parlez-nous des villes que vous avez visitées et qui ont laissé une remarquable trace dans votre parcours littéraire / artistique.

Ma découverte d’une véritable ville moderne, c’est-à-dire sans le moindre vestige d’un passé remontant aux temps antiques, est assez récente, et ce fut un éblouissement : la « ville debout » de L.-F. Céline… New-York. Sinon, ma préférence va aux villes chargées d’histoire : ce furent Athènes, Rome, Constantinople-Istanbul, Carthage à laquelle j’ai consacré quelques travaux car elle m’apparaissait comme un feuilleté culturel par excellence (punique, romaine, byzantine, vandale, arabe). Au Maroc, j’aime la cité antique de Volubilis, mais aussi Rabat avec sa nécropole mérinide construite sur l’emplacement d’une cité antique, Chellah. Ce sont des villes debout également, mais dans le sol, et non hors-sol en érection comme New-York, féminines car il faut découvrir leurs mystères. Et puis il y a Tanger sur les Colonnes d’Hercule, ville-sas giratoire de deux mondes sur deux axes : est/ouest et nord/sud.

Que représente la beauté pour vous?

La beauté est une quête mais elle ressemble le plus souvent à l’inaccessible, entre Idée platonicienne et idée subjective que l’on s’en fait, tantôt solaire, tantôt lunaire, naturelle ou fruit d’un travail humain. Elle peut être dans une statue grecque (l’Athéna pensive du musée de l’Acropole à Athènes), une musique (l’Adagio pour cordes de Samuel Barber), un lieu (un monastère espagnol sur un éperon rocheux tendu vers le ciel et dominant la plaine, à Peñiscola ou Suriana, le Mur d’Hadrien au nord de l’Angleterre ou le chaudron du Colisée à Rome), un tableau (La toilette d’Esther de Théodore Chassériau et toutes les odalisques), la mer (l’Océan rugissant à Essaouira, ou la Méditerranée apaisée dans le Golfe de Tunis, à côté des lacs puniques)… mais aussi la montagne (une éruption de l’Etna en Sicile ou les cimes de mes Pyrénées blanchies par les premières neiges), et bien entendu une écriture ! Il est difficile de choisir tant la beauté existe aussi dans ce monde qui projette quotidiennement ses horreurs.

Parlez-nous des livres/des films que vous avez déjà lus/vus et qui ont marqué vos pensées.

Je dois avouer que le cinéma ne m’appelle que pour de grandes fresques historiques, des westerns, des péplums ou des films d’espionnage tel Casablanca (1942). Mais, dès qu’il s’agit de représenter l’âme humaine, même s’il existe un cinéma d’auteur, la littérature est inégalable de densité et de finesse ; un film adapté d’un roman ne peut produire qu’une déception, car l’histoire ne trouve pas les moyens d’une écriture aussi complexe. Rien ne peut remplacer le pouvoir des mots et de la phrase. Les livres, pour moi, c’est la littérature, très classique pendant des années, même si elle concernait toutes les époques (les auteurs grecs et latins ; Montaigne et Rabelais ; Pascal et Corneille; Voltaire et Marivaux ; Hugo, Stendhal et Flaubert ; Malraux, Camus, Céline et Duras). La poésie grecque moderne est un de mes jardins (Ritsos et Séféris). Mais j’ai découvert, assez récemment, de nouveaux horizons littéraires au Sud, de vraies révélations (Nedjma de Kateb Yacine et Les Soleils des Indépendances d’Ahmadou Kourouma). Je sais… je dois approfondir Abdelkebir Khatibi ! Sa réflexion sur le texte et le tissage, sur l’amour bilingue ou sur la mémoire tatouée est fondamentale.

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